Le monde agricole est confronté de plus en plus à des enjeux qui sont parfois contradictoires. Comment assurer la sécurité alimentaire nationale alors que les jeunes agriculteurs peinent à s’installer ? Comment assurer un revenu décent aux agriculteurs alors qu’ils sont confrontés à la compétition internationale ? Comment assurer une bonne gestion des terres agricoles alors qu’elles subissent les atteintes d’une urbanisation rampante ou la création d’équipements publics (routes, autoroutes, rail…) ? Comment assurer la qualité d’une agriculture bio face aux rendements attendus des sols ? Comment permettre une diversification des revenus des agriculteurs quand le cadre de leur bail ne leur permet pas de faire des choix….Toutes ces questions se posent non seulement aux agriculteurs mais aussi aux propriétaires fonciers qui sont confrontés à des procédures protectrices de leur preneur, à des encadrements des valeurs foncières... etc.
Le but de cet article est de proposer une solution qui tienne compte des impératifs de chacun et qui favoriserait un essor nouveau de l’agriculture française. Elle suppose une approche novatrice de la propriété agricole, à tout le moins de son mode d’exploitation, et participative dans les rapports propriétaires fonciers et preneurs ruraux. Ceci est d’autant plus nécessaire que l’exploitation des terres est consommatrice de temps en vue de sa valorisation. Ce temps si cher qui vaut de nombreux litiges sur l’indemnité de sortie du preneur à bail rural, des contournements de la législation actuelle avec la pratique du « pas de porte » et l’allongement de la durée des baux ruraux pour y introduire une flexibilité illusoire...
Sans vouloir trop bouleverser l’ordonnancement de notre droit rural, nous proposons d’ajouter une nouvelle forme d’exploitation : la transmission fiduciaire des terres agricoles, soit à un exploitant direct soit à une personne morale interposée, par le propriétaire foncier.
Ce mode de transmission du patrimoine avait été contemplé par un projet de loi sur la fiducie de 1992, qui n’est jamais devenue réalité car Bercy craignait une manière d’éluder certains droits... Il est dommage que le rapport sur le régime juridique des baux ruraux [1] ne se soit pas penché sur cette possibilité de transfert fiduciaire. Cela aurait pu relancer la dynamique de la fiducie en droit français, ce d’autant que la propriété foncière et l’exploitation agricole ne sont pas étrangères à cette pratique qui trouve ses racines dans le droit romain.
La fiducie trouve son origine dans l’institution de droit romain de la « mancipatio », acte translatif de propriété, accompagné d’un pacte de fiducie qui établissait les obligations du fiduciant ; la mancipation pouvait s’accompagner ou pas d’un droit de retour de la propriété.
Ce mécanisme se retrouve dans la définition du projet de loi de 1992 qui définissait le contrat de fiducie comme
« celui par lequel un constituant transfère tout ou partie de ses biens et droits à un fiduciaire qui agit dans un but déterminé, au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires, conformément aux stipulations du contrat ».
Le projet de loi, en outre, ne prévoyait pas que le fiduciaire soit investi du droit de propriété sur les biens fiduciaires.
Ce dispositif devait finalement être introduit en droit positif par la loi 2007-211 du 19 février 2007 faisant entrer la fiducie dans le Code civil aux articles 2011 et suivants. La fiducie est ainsi définie comme
« une opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des suretés ou un ensemble de biens, droits ou suretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires ».
La fiducie entraine transfert de propriété [2]
« le contrat de fiducie emporte le transfert du droit de propriété des biens concernés dans le patrimoine d’affectation du fiduciaire pendant la durée du contrat ».
Certes notre droit reconnaît la fiducie mais ne l’applique pas à la propriété foncière.
L’article 896 Code civil continue d’en prohiber l’usage en la matière pour la réserver au monde bancaire.
Cependant l’histoire et la sociologie rurales nous laissent espérer un infléchissement au regard des attentes sociétales et économiques que l’on espère de la filière agricole et rurale. Celles-ci sont exprimées dans les missions confiées au Conseil Supérieur d’Orientation et de Coordination de l’Economie Agricole et Alimentaire : article L611-1 Code rural
« dans l’objectif de triple performance économique, sociale et environnementale, le Conseil veille notamment à la cohérence de la politique d’adaptation des structures d’exploitation et des actions en faveur du développement rural (…) ».
On appréciera la hauteur de l’ambition à l’aune de ses convictions politiques. Dans sa thèse sur les structures de portage des terres agricoles, Mme Leger-Bosch [3] démontre les conflits d’intérêts qui découlent de ces politiques et surtout les difficultés à concilier des visions à moyen et long terme sur une politique d’usage des terres entre les différents acteurs et usagers.
L’article L1 du Code rural dispose que la politique d’installation et de transmission en agriculture a pour objectifs [4] « De favoriser la création, l’adaptation et la transmission des exploitations agricoles dans un cadre familial et hors cadre familial ». Objectif complété par les dispositions de la loi Sempastous (2021), du nom de son auteur, qui prévoit un système de contrôle et d’autorisation des ventes d’actions de sociétés détenant du foncier et de l’immobilier agricoles [5]. Cette loi complète et renforce les dispositions existantes dans le « contrôle des structures » [6]. Pour ce qui concerne l’accaparement des terres agricoles par des agents économiques étrangers, les investissements sont soumis aux dispositions du décret 2019-590 du 31 décembre 2019, pris en application de la loi Pacte, article R151-3-9° qui instaure un contrôle a priori.
Face à un tel arsenal juridique qui donne la prééminence à l’État mais aussi aux organisations syndicales agricoles, le citoyen est en droit de se poser la question si un tel carcan répond aux besoins et favorise le dynamisme de la branche. En effet cela conduit à des effets pervers, soit par des montages juridiques onéreux soit par des phénomènes de rétention, en vue d’éluder certaines dispositions. Certains économistes d’obédience libérale y voient d’ailleurs une atteinte au droit constitutionnel de la propriété privée, renforcée par l’encadrement des valeurs des terres.
Afin d’introduire la fiducie dans le droit rural, en tant que mode de détention et d’exploitation des terres à vocation agricole (au sens large), nous reprenons à notre compte, la définition donnée par Mme Andrea Boudreau-Ouellet
« le terme de propriété privée est devenu un terme générique qui recouvre un univers extrêmement complexe ou l’ensemble des droits afférents à la jouissance, l’usage et la disposition des biens peut se combiner et se recombiner selon une infinité de cas de figures dont la seule limite est l’ingéniosité des êtres humains » [7].
Il faut aussi rappeler que dans le cadre de la réforme du statut des Intermédiaires Financiers, l’Inspection Générale des Finances, associée au Conseil General à l’Alimentation, à l’Agriculture et aux Espaces Ruraux, avait suggéré la création d’OPCVM, dédiés à l’économie rurale, pouvant faire appel à l’épargne publique, la mise en place d’un système de location-vente pour le foncier agricole et la création d’un Plan d’Epargne Foncière [8].
Dès lors notre droit rural semble emprunter de plus en plus à l’institution de « l’ager vectigalis » romain avec l’intervention grandissante de l’État et des restrictions au droit de propriété. Ce fut d’ailleurs une des principales critiques de la Loi d’Orientation Foncière 1967 instituée par M. Edgard Pisani, qui pourtant ne faisait que confirmer une évolution du droit de la propriété, interprété à l’aune des besoin sociétaux : la substance du droit serait non la volonté mais l’utilité (Von Ihering). Le droit de propriété entrerait ainsi dans la catégorie des « droits-fonction » (Dabin) ; « une propriété utilitaire (…) qui ne se justifierait qu’autant qu’elle respecte sa finalité d’intérêt général et perd son fondement si elle s’en écarte (Jean Rivero) ».
Ceci peut se vérifier empiriquement dans les zones ou la pression urbaine est forte… Les zones agricoles proches des villes se voient soumises à des intérêts divergents entre nécessité du logement, d’assurer une alimentation saine et de proximité, des communications. Dans le même temps, c’est dans ces zones que le droit de propriété-fonction trouve une de ses limites : le refus des propriétaires fonciers d’agir, préférant thésauriser le foncier pour profiter de la rente immobilière. Aucune sanction ne peut leur être impartie pour cet immobilisme. Certes les pouvoirs publics ne manquent pas d’instruments pour intervenir mais l’approche négociée semble être assez favorable aux propriétaires fonciers. La ou des structures ont pris place dans la détention du foncier, réunissant en leur sein l’ensemble des intérêts (stakeholders), il est difficile de voir une évolution positive. Dès lors, si les structures juridiques et les contrats en place ne peuvent satisfaire aux buts poursuivis, peut être devrions nous adopter la même attitude pragmatique que le juriconsulte romain. Quitte à bouleverser l’iconographie de la Révolution de 1789 qui aurait mis fin au système féodal pour consacrer la propriété comme un droit universel subjectif.
Notre droit rural semble mettre au centre de ses préoccupations le paysan soit comme propriétaire des terre soit comme fermier de tout ou partie de son exploitation... On y retrouve l’injonction de Duby selon laquelle le « paysan est celui qui met en valeur lui même sa propre exploitation » et donc mérite une protection spéciale ; le propriétaire voulant récupérer ses terres devra prouver la défaillance de ce dernier ainsi que son préjudice [9].
Le Code rural semble donc engoncé dans un carcan protecteur entre autorisation d’exploiter, contrôle des structures, contrôle des mécanismes sociétaires... La flexibilité semble en être bannie puisque la jurisprudence y fait rentrer tout contrat d’occupation et d’exploitation supposant un paiement d’une partie vers l’autre ou la reddition d’un service.
Notre législateur semble avoir oublier que le droit rural tel qu’appliqué par les romains puis par le Moyen Age a développé des institutions et des pratiques de détention de la terre et de son exploitation pragmatiques, sans chercher à introduire une codification du droit de propriété. De nombreux contrats ont d’ailleurs survécu au temps, en tout cas jusqu’au début du XIX siècle, tel le complant. Contrat spécifique à l’agriculture viticole par lequel le propriétaire foncier transférait au preneur sa terre en vue que ce dernier y plante de la vigne. La fin du contrat coïncidait avec celle de l’utilité du vignoble, soit environ 50 ans. A l’issue de ce dernier, le propriétaire récupérait la moitié de son fonds, l’autre moitié était conservée par le preneur soit en pleine propriété, soit moyennant paiement d’une redevance (champart), soit il conservait la jouissance du fonds et la propriété des ceps. Ce contrat fournissait indirectement ainsi un moyen d’accession à la propriété rurale à moindre coût.
La crise du phyloxera qui supprima une grande partie du vignoble faillit porter un coup fatal par disparition automatique de la jouissance du fonds. Le mouvement de colère paysanne qui en suivi fut à l’origine de la loi du 11 mars 1898 sur la propriété agricole. Ce texte reconnaissait l’aspect translatif de propriété et héréditaire de ce mode d’exploitation, ceci en dépit d’un arrêt du Conseil d’État [10] et de l’opposition des propriétaires fonciers [11].
Ce contrat présente certaines similitudes avec le domaine congéable ou bail à convenant, prédominant en Bretagne. Ce contrat prévoyait une propriété scindée en deux : le fonds au seigneur foncier, les édifices et superficies au domanier. Ce dernier payait une redevance, ainsi que d’autres compensations en natures et monétaires, et se trouvait donc locataire et en même temps propriétaire des édifices et des superficies. Le domanier pouvait cependant être congédié à tout moment par le propriétaire foncier. Ce « congément » fut cependant rarement utilisé en raison certainement des compensations dues au domanier dans une telle hypothèse [12]. Les débats de l’Assemblée en 1791 expliquent en grande partie pourquoi ce contrat est tombé en désuétude car vécu comme un « asservissement » par les domaniers en raison des sujétions qui leur incombaient.
Cependant il faut tempérer ce jugement, les excès des propriétaires fonciers pre Révolution afin de financer un mode de vie dispendieux nonobstant, le bail à convenant faisait, par une lente évolution, du domanier un propriétaire. Le domanier est propriétaire de toutes les améliorations qu’il a pu apporter à un fonds nu ainsi que des édifices y existant (droits et usements convenanciers) et dispose d’actions pour protéger son droit. Selon une formule de jurisconsulte il est tout à la fois « Homme domanier, seigneur superficiaire et colon ».
Par peur d’alourdir cet article, nous ne mentionnerons pas d’autres formes de tenures dans lesquelles des droits concurrents et de même nature s’exercent, ce d’autant que les caractéristiques régionales abondent (bail à locatairie en Provence, Précaire ecclésiastique...). Alors que notre droit rural semble vouloir, hors le contrat de fermage mode d’exploitation hyper protégé, faire de la propriété pleine et entière le moteur de développement de notre agriculture, cela constitue un rapport inaccoutumé avec la terre et son exploitation.
Le marché du foncier repose sur une double dynamique. La première est la compétition entre les différents usages du foncier. La seconde dynamique est la compétition entre agriculteurs entrants et agriculteurs en place ou souhaitant s’agrandir. Acquérir du foncier suppose une bonne connaissance des rouages des institutions agricoles, des pouvoirs locaux et du milieu. Cette asymétrie dans l’information fait qu’il est plus difficile pour un futur exploitant d’acquérir des terres lorsqu’il n’est pas issu du milieu. A cela il faut ajouter les politiques patrimoniales adoptées par les agriculteurs qui peuvent conduire à une raréfaction des terres. Ces inconvénients se retrouvent dans les institutions mixtes mises en place pour préserver la terre, favoriser l’entrée des nouveaux, participer au développement d’une agriculture bio...etc. Non seulement elles sont chronophages dans la mise en place mais souvent reposent sur des compromis qui obèrent le but poursuivi.
Nous voyons donc dans l’introduction du contrat de fiducie dans le droit rural un élément novateur, capable d’y apporter de la souplesse et de réduire les coûts de transaction. Mais voyons quels buts, la fiducie pourrait servir ; j’en vois principalement trois. Le premier usage serait à caractère « philanthropique » ou pour remplir un but collectif… Tel serait le cas d’un propriétaire qui confierait son foncier à un fiduciaire afin d’y permettre exclusivement de l’agriculture biologique ou la re-naturalisation d’une forêt ou la préservation d’un environnement remarquable… Il convient de rappeler que le contrat de fiducie oblige le fiduciaire à en respecter le souhait pour la durée dudit contrat. On en voit tout l’intérêt en milieu péri-urbain ou les petits propriétaires ne peuvent résister aux pressions immobilières ou lorsque il y a multiplicités d’intérêts divergents.
Il y a ensuite une fiducie patrimoniale qui je pense constituera le plus gros apport de cette institution. Quel propriétaire ne cherchera pas à valoriser son foncier et à le transférer à ses enfants. Soit il peut le faire directement avec un exploitant agricole soit en passant par une société fiduciaire, à charge pour elle de passer les contrats de services agricoles.
Il y aura aussi très certainement une fiducie financière qui apportera la liquidité requise dans le marché foncier et l’économie agricole. Il me semble aussi opportun de regarder non pas vers Londres (l’industrie du trust y est florissante) mais vers le Canada francophone qui a fait un gros effort de dépoussiérage de la fiducie dans le cadre des réformes de leur droit rural.