Aucune liberté n’étant en effet absolue, les tribunaux veillent à faire coexister différentes libertés d’égale valeur normative. Ainsi, malgré l’importance grandissante que tient la liberté d’expression sur Internet et l’impérative nécessité de la protéger, les juges sont parfois amenés à faire prévaloir sur cette liberté, le droit au respect de la vie privé, droit également protégé par la Conv. EDH en son article 8.
C’est le sens d’une décision rendue récemment par la CEDH et sur laquelle nous revenons ici afin d’apporter un éclairage sur les motifs retenus par la Cour pour limiter le droit à la liberté d’expression (CEDH, Grande Chambre, 16 juin 2015, DELFI).
Dans un arrêt très long et pour la première fois, la Cour met en balance le droit au respect de la vie privée avec la liberté d’expression appliquée au cas de figure de l’exploitant d’un portail d’actualités sur Internet, pour conclure à l’absence de violation de la liberté d’expression de la requérante, laquelle l’avait saisie sur le fondement de la violation de l’article 10 de la Conv.EDH.
Les faits
Le plus important portail d’actualités en ligne d’Estonie, le site DELFI, a publié un article informant le public de ce que la société de transport ferroviaire assurant la liaison maritime entre le continent et certaines îles, empruntera désormais sur la mer d’Estonie un itinéraire différent et plus coûteux pour les usagers.
Immédiatement après sa publication, l’article suscita une avalanche de commentaires d’internautes dont une vingtaine d’entre eux appelaient « au lynchage » du dirigeant de la société ou encourager à « le brûler dans son bateau » (point 16 et 17 de l’arrêt).
DELFI a été reconnue responsable par les juridictions estoniennes des commentaires injurieux et violents déposés sur son site par les internautes et l’ont condamnée à verser l’équivalent de 320 euros au dirigeant de la société.
Un premier arrêt de la CEDH du 10 octobre 2013, susceptible de recours devant la Grande Chambre, refusa de voir dans cette condamnation une violation du droit à la liberté d’expression du portail d’actualités sur Internet. Le présent arrêt de la CEDH vient confirmer la précédente décision de la CEDH : le fait de juger le portail responsable des commentaires diffamatoires et injurieux n’emporte pas à son égard la violation de l’article 10 de la Convention.
Le régime de responsabilité favorable des hébergeurs inapplicable à DELFI
Le portail d’actualités DELFI faisait valoir que les commentaires injurieux déposés par les internautes ne relevaient nullement de sa responsabilité et qu’il n’était qu’un simple hébergeur stockant des informations provenant de tiers.
Au contraire, les différentes juridictions avaient décidé, après avoir rappelé la jurisprudence pertinente de la CJUE en matière de régime dérogatoire de responsabilité des prestataires sur Internet, que DELFI devait seul répondre de l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée du dirigeant de la société en cause.
La défense de DELFI consista ainsi à mettre en avant des arguments tendant à démontrer que la réglementation contenue dans la directive du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information lui était applicable.
Le législateur européen avait adopté cette directive pour favoriser la communication au sein de la société de l’information et encourager ainsi le développement de l’économie numérique dans les pays de l’Union. Le texte prévoit pour ce faire un régime de responsabilité atténuée en faveur des prestataires intermédiaires intervenant sur Internet (article 14 de la directive).
La jurisprudence de la CJUE à travers différentes décisions apparaît dans l’ensemble favorable aux prestataires intermédiaires sur Internet. Ainsi, à condition que le prestataire n’ait pas joué de rôle actif qui lui aurait permis d’avoir une connaissance ou un contrôle des données stockées et qu’il s’est limité à un comportement purement technique et automatique dans la mise en ligne des données illicites, alors il pourra bénéficier de la responsabilité limitée prévue par la directive.
Il était donc surprenant de voir en l’espèce les juridictions et le gouvernement de l’Estonie invoquer au soutien de leur argumentation les principales décisions rendues entre 2010 et fin 2014 par la CJUE dans le domaine de la responsabilité des prestataires intermédiaires.
La société DELFI n’avait pas manqué de faire valoir son rôle purement passif en l’espèce,
soulignant par exemple qu’elle avait procédé au retrait des commentaires incriminés dès lors qu’elle avait été informée de leur existence.
De plus, reprenant la jurisprudence de la CJUE, elle soutenait à juste titre qu’elle n’était pas tenue d’une obligation de surveillance générale en amont des commentaires illicites des internautes (CJUE, 24 nov.2011, Scarlet Extended : pas d’obligation de mise en place d’un système de filtrage).
Dans ces conditions, pourquoi la CEDH a pu considérer que le fait de juger DELFI responsable des commentaires injurieux n’emportait pas à son égard la violation de son droit à la liberté d’expression ?
Les motifs de la CEDH pour refuser d’admettre la violation du droit à la liberté d’expression
De manière regrettable, la CEDH ne fournit pas d’analyse sur la qualification d’éditeur ou de prestataire intermédiaire qu’il convient de retenir à l’égard de DELFI, cette question relevant selon elle du droit interne au sein des Etats membres. Son rôle précise-t-elle consiste davantage à apprécier la légalité et la proportionnalité de l’ingérence par les autorités et les juridictions nationales dans le droit à la liberté d’expression prévu à l’article 10 de la Convention (point 125 et 127 de la décision).
Ce rôle de la CEDH est classique. Il consiste à vérifier que l’ingérence est prévue par la loi nationale, qu’elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes et enfin qu’elle est nécessaire dans une société démocratique. Or, après avoir examiné tous ces points, la Cour conclura en l’espèce que l’ingérence par les autorités dans le droit à la liberté d’expression de DELFI est justifiée au regard de l’article 10 §2 de la Convention.
Toutefois, la Cour veille aussi à ce que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression soit proportionnelle : « : la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants » (point 131 de la décision).
Pour apprécier la proportionnalité de cette ingérence par rapport au but poursuivi, c’est-à-dire en l’espèce la protection du droit au respect de la vie privée, la Cour va prendre en considération quatre éléments.
Elle va considérer que les commentaires litigieux étaient en eux-mêmes de nature clairement illicite et constitutifs d’un discours de haine ou d’une incitation à la violence et que dès lors, ils n’étaient pas susceptibles d’être protégés par l’article 10 de la Conv.EDH.
La protection de la liberté d’expression des auteurs des commentaires étant donc exclue, la Cour va vérifier en quoi la décision des juridictions internes de tenir la société requérante pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants en l’espèce et justifiait par conséquent la limite à sa liberté d’expression.
La Cour évoque ainsi le contexte dans lequel prennent place les commentaires. Elle note à cet égard que l’article et les commentaires des internautes figuraient dans une même zone de la page du site. De plus, DELFI invitait les internautes à commenter activement ses articles et qu’elle seule pouvait par ailleurs restreindre ou supprimer les commentaires déjà publiés.
Elle souligne également que le site DELFI est exploité à titre professionnel dans le cadre d’une activité commerciale et que les commentaires représentaient un intérêt économique certain, notant que « le nombre de commentaires publiés conditionnait le nombre de visites, lequel conditionnait à son tour les revenus issus de la publicité » (point 144).
La Cour conclut donc que le rôle joué par le portail DELFI dans la publication des commentaires dépassait celui d’un prestataire passif de services purement techniques.
Par ailleurs, la Cour jugera que les mesures prises par DELFI et qui incombent à tout prestataire intermédiaires sur Internet afin de filtrer automatiquement les propos illicites, n’ont pas été suffisantes « pour bloquer des propos odieux alors même que les commentaires n’étaient pas des métaphores sophistiquées » de nature à échapper à un filtrage automatique.
La CEDH conteste le système de retrait sur notification
La Cour n’a pas voulu tenir compte du système de retrait sur notification mis en place par la société DELFI. Cette dernière faisait valoir en effet qu’elle avait procédé au retrait des commentaires illicites d’une manière prompte. Cependant la Cour a jugé que le caractère violent et haineux des commentaires en cause rendait le système de retrait sur notification inapproprié. Il convient selon la Cour dans une telle situation d’imposer le retrait « sans délai » des commentaires.
En d’autres termes, la CEDH conclut que pour protéger les droits et intérêts des individus et de la société dans son ensemble, les États peuvent être fondés à juger des portails d’actualités sur Internet responsables sans que cela n’emporte violation de l’article 10 de la Convention, si ces portails ne prennent pas de mesures pour retirer les commentaires clairement illicites sans délai après leur publication.
Il apparaît clairement ici que la CEDH entend revenir sur le régime d’impunité accordé aux prestataires intermédiaires par le droit de l’Union et largement appliqué par les juridictions nationales.
Tentative de justification de la décision de la CEDH
La Cour a évoqué à plusieurs reprises la difficulté pour les particuliers d’obtenir un effacement définitif des propos publiés sur Internet et qui portent atteinte à leur dignité. La Cour fait d’ailleurs explicitement référence à l’arrêt Google Spain rendu par la CJUE le 14 mai 2014 sur le droit à l’oubli (ou droit au déréférencement) ainsi qu’à ses difficultés pratiques d’application.
Il est bien vrai en effet qu’une fois publié sur la toile, un propos ou un commentaire, peut difficilement être effacé, puisqu’il peut être repris par de nombreux sites, sans que l’on ne puisse jamais tous les identifier dans la vaste toile. C’est la raison pour laquelle il convient d’anticiper ou de retirer « sans délai » les propos illicites, comme le préconise en l’espèce la CEHD.
Bien entendu la décision de la CEDH suscite déjà des interrogations. D’ailleurs plusieurs juges ayant siégé à l’audience de la Grande Chambre ont manifesté leur opinion dissidente. Ainsi l’un d’eux a pu qualifier cette décision comme « une invitation à l’autocensure de la pire espèce ».
Discussions en cours :
ouf, il y a des juges qui savent lire ce que dit la directive.
ce n’est pas la liberté d’expression du portail qui est en jeu, mais celle des vrais auteurs des commentaires, les internautes demandant la page.
Si il était tout de même question de liberté d’expression du portail, celui du droit d’informer le public, par une publication, c’est à dire à exprimer un contenu.
La CEDH n’évoque pratiquement pas la liberté d’expression des auteurs des commentaires qui sont porteurs de haine, si bien d’ailleurs qu’ils ne méritent pas de revendiquer la liberté d’expression.
En fait, la CEDH ne fait qu’appliquer une directive très bien huilée, grâce à une responsabilité en casacade, ce qui permet de toujours trouver un responsable pour réparer les atteintes infligées au droit au respect de la vie privée. L’article le dit très bien.
non, la directive dit que le portail est responsable quand il est au courant des propos problématiques et s’il n’agit pas promptement. le portail a agit promptement dès que l’on peut prouver qu’il a eu connaissance des propos illicites ; donc sa responsabilité ne peut pas être engagée dans cette affaire.
"Article 14
Hébergement
1. Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire ne soit pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que :
a) le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances selon lesquels l’activité ou l’information illicite est apparente
ou
b) le prestataire, dès le moment où il a de telles connaissances, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible."
Vous avez compris l’esprit de la directive, à savoir protéger au maximum la liberté d’expression de ceux qui s’expriment sur Internet et plus particulièrement des éditeurs et sites d’actualités sur Internet. Toutefois vous oubliez de prendre en considération le contexte général et la logique des arrêts de la CEDH : recherche obstinée d’un équilibre entre les libertés, ici la liberté d’expression face au respecet au droit à la vie privée.
La directive est une création européenne, c’est à dire très orientée vers le marché, tandis que la CEDH n’est pas dans cet esprit. C’est ce contexte qu’il fallait comprendre afin de bien saisir pourquoi ici la CEDH choisit de remettre en cause le mécanisme de notification prévu par la directive.