Il faut distinguer trois fondements invoqués pour interdire ce spectacle, seuls les deux premiers sont retenus par le Conseil d’Etat. Ils sont tous deux discutables, pour des raisons distinctes. Le troisième, tellement aberrant, est écarté. Nous terminerons sur une remarque.
1. Premier fondement d’interdiction : risque de trouble à l’ordre public
L’ordonnance du Conseil énonce que « les réactions à la tenue du spectacle font apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l’ordre public qu’il serait très difficile aux forces de police de maîtriser ».
« La réalité et la gravité, est-il ajouté, des risques de troubles à l’ordre public mentionnés par l’arrêté litigieux, sont établis tant par les pièces du dossier que par les échanges tenus au cours de l’audience publique ».
Critique. Il s’agit du fondement classique d’une interdiction. En Droit il n’est pas discutable. Mais en fait l’on voit mal de quelle réalité il s’agit. Sinon une allusion à l’appel lancé par un autre Conseiller d’Etat, de se rendre sur place, et de créer du trouble, afin que le risque soit enfin reconnu. A moins qu’il ne s’agisse de la réaction du ministre de l’intérieur lui-même. On peut critiquer, mais l’appréciation des faits relève de la souveraineté de celui qui décide.
2. Deuxième fondement : méconnaissance des principes au respect desquels il incombe aux autorités de l’État de veiller
L’ordonnance énonce que « les propos de ce spectacle qui font l’apologie des faits perpétrés aux cours de la Seconde Guerre mondiale méconnaissent la dignité de la personne humaine. Au regard du spectacle prévu, tel qu’il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine. »
Critique. Ici, à l’inverse de précédemment, la réalité du fait n’est peut-être pas discutable, mais en Droit le fondement est contestable. Il s’agit d’une référence à l’arrêt dit du Lancer de Nain. C’est un autre cas de trouble à l’ordre public que celui, traditionnellement définit par la trinité « sécurité, tranquillité, salubrité ». Une atteinte à la dignité de la personne humaine cause en soi un trouble à l’ordre public suffisant pour justifier une atteinte aux libertés. Cette jurisprudence avait fait l’objet de vives critiques en doctrine, et c’est la seconde fois qu’elle est appliquée par une juridiction française (une décision européenne avait eu à sanctionner des pratiques sado-masochistes entre partenaires pourtant tous consentants). C’est ce fondement qui fait l’objet des plus graves critiques.
3. Troisième fondement : éviter que des infractions pénales soient commises
On note enfin que « M. Dieudonné M’Bala M’Bala a fait l’objet de neuf condamnations pénales, dont sept sont définitives, pour des propos de même nature ». Et l’on ajoute « qu’il appartient à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ».
Critique. Ce fondement de l’arrêté préfectoral n’est pas retenu par le Conseil d’Etat, qui ne le sanctionne pas non plus expressément. Pourtant il s’agit du chef le plus attentatoire aux libertés. Si la commission de certaines infractions peut troubler l’ordre public, cette commission peut, mais uniquement à ce dernier titre, faire l’objet d’une mesure de police administrative. Mais cette mesure ne se fonde jamais sur le seul caractère répréhensible des actes. C’est un dogme de la liberté que l’Etat laisse même aux citoyens la liberté de commettre des infractions, quitte à les arrêter dès la tentative avérée de cette commission, mais au titre de la police judiciaire, et non administrative. Il y a dans l’invocation de pareils motifs une dérive inquiétante.
4. Remarque : Dieudonné et Monsieur M’Bala M’Bala http://www.conseil-etat.fr/09012014...
Il est remarquable que le ministre français de l’intérieur, ainsi que de nombreux intervenants hostiles à l’humoriste, usent depuis quelques temps des appellations de « Dieudonné M’Bala M’Bala » ou de « Monsieur M’Bala M’Bala », mais jamais plus de « Dieudonné ». La différence est abyssale. Cela va de pair avec le fait de dire qu’il ne s’agit pas de spectacle artistique mais de meeting politique.
En effet, « Dieudonné » est le nom de scène de l’humoriste, tandis que « Dieudonné M’Bala M’Bala », son prénom et son nom selon l’état civil. Or, lorsque « Dieudonné » tient un propos antisémite ce n’est pas la même chose que lorsque c’est « Monsieur M’Bala M’Bala » qui le fait.
Dans le premier cas il s’agit d’une fiction, soit que l’acteur joue un personnage imaginaire (l’auteur en dispose d’une riche galerie), soit qu’il imite une personne réelle pour lui faire tenir des propos imaginaires (fusse Adolf Hitler), soit même que l’acteur joue son propre personnage, celui d’un comique (comme lorsqu’il se présente comme ayant « rejoint l’axe américano-sioniste »). Quoi qu’il dise, il s’agit de fiction, et aucune infraction ne peut être relevée, ni aucune atteinte portée à une liberté de création artistique qu’en France depuis Molière on tient pour sacrée.
Il en va tout autrement dans le second cas. Si c’est le particulier, la personne privée elle-même qui s’exprime. En l’absence de jeu le propos sera imputé à l’homme, on pourra lui en tenir rigueur.
D’où vient la difficulté ? Non pas du contenu en soi des propos tenus (s’ils l’étaient clairement par un personnage il n’y aurait pas de difficulté). L’incompréhension provient de ce que Dieudonné, l’artiste Dieudonné, se joue précisément de cette distinction entre réalité et fiction, il joue avec la limite entre les deux. Ce faisant il réalise, en la forme, si ce n’est dans le fond, une performance absolument typique de l’art contemporain. Alain Soral avait été le seul à le noter jadis.
Article initialement paru sur le site d’"ER"
http://www.egaliteetreconciliation.fr/Critique-de-l-Ordonnance-Dieudonne-du-9-janvier-2014-22594.html
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Alors donc, Dieudonné l’artiste serait différent de Dieudonné M’bala M’bala. Que voici une belle escroquerie intellectuelle : Dieudonné n’est pas le nom d’un des personnages qu’il campe mais un nom de scène, et encore : c’est la première partie du prénom de l’intéressé. Ce n’est pas une fiction comparable à ses personnages. Si Coluche était poursuivi, on trouvait rapidement que Coluche et Michel Colucci n’étaient qu’un et un seul. L’argument est grossier et ne tient pas une seconde.
Pour le reste, les arguments développés par Damien Viguier ne tiennent pas : la critique ici ne montre pas en quoi la décision du CE serait juridiquement infondée. C’est pourtant la seule plus-value qui pourrait être attendue d’une "critique", du moins l’exige-t-on des étudiants en première année de droit, peut-être doit-on continuer à se l’appliquer postérieurement.
Quant à l’auteur de la critique, une simple recherche sur internet (pire, la provenance du papier, dont rien ne justifie qu’il bénéficie de l’exposition du VJ) montre quels sont ses combats politiques. On est ici dans le plaidoyer pro domo de l’extrême-droite soralienne.
Je suis tout à fait d’accord avec vous concernant votre critique sur l’argument tendant à distinguer Dieudonné de Dieudonné M’bala M’bala. Il serait trop facile de faire la distinction entre l’humoriste et l’homme, surtout quand il apparaît clair que c’est l’homme qui inspire l’ "humoriste"...
Ce cas fera encore couler beaucoup d’encre ... espérons que les instances juridictionnelles européennes auront plus de hauteur que nos analyses internes en droit français
Les exégèses juridique sont toujours, plus ou moins orientées.
Je ne conteste pas la valeur juridique des analyses, parfois trés brillantes. Cependant, en matière de libertés fondamentales, il faut s’en référer aux normes supérieures au droit Français, telle la déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen.
A mon humble avis, tout le reste n’est que bavardage et partit pris.
Les visions Françaises, pour ou contre Dieudonné, révèlent nécessairement d’un conflit d’intérêt entre l’intérêt de la France et les libertés fondamentales. La France n’a pas eu un passé trés glorieux quant à la déportation des juifs.
Je fais confiance aux hautes instances judiciaires européennes pour faire la lumière dans cette confusion judiciaire, confusion qui ne sert personne.
Fernando da RF
Avocat au barreau de Paris
vraiment tres content de voir que certaines personnes qualifiées en parlent, le seul avocat qui en ai parlé avant de maniere professionnel etait Karim Achoui... et il pointait lui aussi du doigt klarsfeld.
commen se fait il que klarsfeld n ai pas ete poursuivi pour incitation au trouble public ?
et est il vrai que klarsfeld fais lui aussi partit de ce fameux "conseil d etat" ?
merci encor pour cet article TRES constructif.