Clarisse Andry : Le barreau de Paris a lancé différentes initiatives pour « une gouvernance démocratique et participative » : quel est votre bilan après ces quelques mois ?
Jacques Bouyssou : L’objectif était d’introduire davantage de démocratie participative et de transparence dans le fonctionnement ordinal, pour deux raisons au moins.
La première reflète l’évolution de notre barreau : campagne après campagne, les candidats au bâtonnat comme au Conseil de l’Ordre font le constat d’un éloignement entre l’institution ordinale et le barreau. Cet éloignement est lié à la croissance démographique et à l’évolution des pratiques de notre barreau : alors que nous sommes de plus en plus nombreux, le nombre des confrères qui fréquentent le palais, cadre traditionnel du lien confraternel, ne cesse de décroitre. Pour d’autres confrères, l’éloignement de l’institution est causé par les difficultés économiques auxquelles ils sont confrontés.
Une autre raison pour ouvrir notre gouvernance à plus de démocratie et de transparence est bien sûr le rôle citoyen qu’a toujours eu notre barreau dans le fonctionnement de notre République. Alors que notre démocratie est en crise, il est bon que notre barreau explore de nouvelles voies.
Depuis le début de l’année 2016, nous avons ainsi réformé nos mœurs politiques en prévoyant que les séances du Conseil soient désormais filmées et retransmises, ce qui est une vraie révolution dans notre démocratie ordinale. Nous avons également créé une plateforme numérique qui permet à tous nos confrères de faire remonter leurs préoccupations et leurs suggestions. Enfin, nous avons introduit dans le budget de l’Ordre un budget participatif, qui offre la possibilité aux confrères de contribuer au travail budgétaire de l’Ordre.
En plus de ces innovations, nous avons toiletté une vieille institution du barreau de Paris, les colonnes. Cette institution était tombée en désuétude. Pourtant, dans un barreau aussi nombreux que le nôtre, elle constitue le forum le plus adapté pour permettre à tous les confrères de rencontrer un ou deux membres du Conseil de l’Ordre et servir de cadre au dialogue entre les avocats et le barreau.
C.A. : Les avocats parisiens sont-ils réceptifs ?
J.B. : L’initiative qui a été la mieux reçue et la plus commentée est la diffusion des films des séances du Conseil de l’Ordre. De nombreux confrères, qui n’avaient aucune idée de la façon dont se déroulaient les séances, ont découvert des débats nourris et de qualité. Cela contribue à démystifier l’institution et anéantir l’image absurde d’une oligarchie : les membres du Conseil sont investis de l’intérêt commun et fournissent un travail considérable dont il est sain que l’ensemble du barreau ait conscience. Je crois que la diffusion de nos débats est également utile à l’ensemble de la profession : notre barreau est souvent précurseur et plusieurs élus de barreaux de régions m’ont dit avoir visionné nos débats.
Concernant la plateforme participative, il est encore trop tôt pour faire un bilan mais les premières contributions montrent que cette initiative permet l’expression de nombreuses réflexions. Il faut du temps pour que les confrères s’habituent à l’outil et qu’il entre dans les mœurs. Quant aux colonnes, il y a pour l’instant une faible participation mais chaque réunion a donné lieu à beaucoup d’échanges. Nous allons donc continuer et les aménager en tenant compte de l’expérience de ces premières réunions et des observations des confrères.
C.A. : L’équipe actuelle semble vouloir davantage communiquer, notamment via les réseaux sociaux – par le biais, par exemple, des BaTweetLive. Pourquoi ?
J.B. : Il est indispensable pour le bâtonnier de faire connaître son action. De nombreux confrères se plaignent d’un manque de communication. En réalité, les supports sont nombreux et nous sommes confrontés à une sorte de désintérêt envers l’action ordinale. Il faut donc utiliser tous les moyens de communication qui existent. La seconde raison est que le bâtonnier de Paris doit vivre avec son temps. Il serait incompréhensible qu’il ne s’exprime pas sur les réseaux sociaux. C’est indispensable, même si en tant qu’avocat il ne faut pas être dans l’immédiateté. La parole du Bâtonnier doit aussi porter un message, ce que ne permet pas toujours le tweet.
Les personnes qui participent au BaTweetLive représentent une portion du barreau jeune, connectée et s’intéressant à l’action ordinale. C’est une communauté qui ne représente pas tout le barreau mais il est important qu’ils aient les moyens d’échanger avec le bâtonnier et de créer le débat. Cela peut être un moyen d’interpeller le Bâtonnier et de l’inciter à faire travailler l’institution sur tel ou tel problème.
C.A. : Deux ans de mandat, est-ce suffisant pour faire avancer les choses ?
J.B. : Non, je trouve que c’est trop court. Un bâtonnier a besoin de temps pour prendre toute la mesure de sa fonction au cours de la première année. Et la deuxième année, son successeur est déjà là. Un mandat trop court nuit à l’efficacité de l’action ordinale. Il fragilise, par exemple, notre barreau dans ses rapports avec les pouvoirs publics : une action efficace nécessite une certaine permanence dans les rapports humains et l’instauration de rapports de confiance qui ne naissent qu’avec la durée.
Mais il ne peut pas être trop long, car un bâtonnier est avant tout un avocat, et non un homme ou une femme politique. Il faut donc qu’il puisse retourner dans son cabinet. Un mandat de trois ans serait sans doute un bon compromis.
C.A. : Vous avez été à l’initiative de la mobilisation pour soutenir deux avocats turcs actuellement emprisonnés, Ayse Acinikli et Ramazan Demir : qu’est-ce qui vous a poussé à mobiliser le barreau de Paris dans cette affaire ?
J.B. : Il me semble d’abord que la défense de la défense est une mission traditionnelle du barreau de Paris. Certains bâtonniers, comme Mario Stasi, ont imprimé de façon très forte la marque de l’action du barreau de Paris dans le monde et créé une attente. S’agissant plus particulièrement de la Turquie, ce pays est, au propre comme au figuré, aux portes de l’Europe. C’est notre voisin le plus proche, le premier partenaire économique de l’Union européenne, et un pays qui a signé la Convention européenne des droits de l’homme. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons pas laisser faire, sans réagir, quand les libertés publiques sont à ce point menacées. Cela fait plusieurs années que nous voyons les choses s’aggraver mois après mois. Recep Tayyip Erdogan bâillonne la société turque, et pour y parvenir, il fait taire les avocats qui sont les derniers remparts de la liberté.
Enfin, comme tous les confrères qui sont allés soutenir des avocats menacés en Turquie, j’ai rencontré Ramazan Demir. Il était l’avocat qui accueillait traditionnellement tous les confrères étrangers pour des missions d’observation et de soutien lors de procès visant des avocats. C’est un avocat courageux et engagé, qui s’est beaucoup battu pour les libertés et les droits de l’homme dans son pays. Nous ne pouvons pas l’abandonner. Tout ce qui s’est passé en Turquie depuis l’audience du 22 juin ne peut qu’aggraver notre inquiétude : nous étions déjà confrontés à une justice turque qui n’était pas indépendante. Maintenant qu’Erdogan a limogé un tiers des juges, on peut imaginer que ce sera une justice définitivement aux ordres. C’est donc très préoccupant.
C.A. : Quels seront le ou les dossiers prioritaires pour les six mois à venir ?
J.B. : Au-delà des enjeux de la profession sur lesquels le barreau de Paris va se positionner, nous avons commencé à travailler sur l’action européenne. J’ai personnellement présenté un rapport au Conseil de l’Ordre sur un projet qui, en janvier, paraissait une utopie : l’uniformisation du droit des affaires.
Puis il y a eu le Brexit, et ce projet prend tout son sens. L’Union européenne est en panne de projets, et ses institutions, son fonctionnement, sont incompréhensibles du citoyen. Le droit européen est compliqué, et rédigé dans un langage tellement complexe qu’il est véritablement difficile à saisir, même pour les avocats. Or pour qu’une société démocratique fonctionne normalement, il faut que la règle de droit soit comprise du citoyen et qu’il y adhère. Pour atteindre cet objectif, le premier pas à faire est la codification. C’est le pas qu’avait choisi de faire les juristes issus de la Révolution avec le succès que l’on sait. Nous nous sommes engagés dans cette voie sur la base du travail remarquable accompli par l’association Henri Capitan, qui vise à récapituler tout ce qui existe en droit européen dans le droit des affaires. Une codification améliorera la compréhension du droit et fera progresser la culture juridique. La décision politique interviendra plus tard : les juristes se doivent d’apporter cette contribution à la poursuite de la construction européenne. Et ce sera un outil formidable.