Les décisions judiciaires se suivent et se ressemblent pour l’architecte et urbaniste Paul Chemetov [1].
On se souvient qu’en date du 16 octobre 2013, la Cour d’appel de Paris avait refusé de d’interdire la démolition de l’ensemble immobilier conçu par Paul Chemetov à Courcouronnes .
La Cour avait estimé alors que les considérations urbanistiques mises en avant par la commune (qui pointait « de nombreux dysfonctionnements (relevés notamment dans le dernier rapport d’information de la police municipale de Courcouronnes pour l’année 2012) et une fragilité sociale nécessitant une requalification d’ensemble ») l’emportaient sur le respect dû à l’auteur des œuvres architecturales [2].
C’est une décision analogue dans sa motivation et identique dans sa solution que vient de rendre la Cour d’appel de Paris à propos cette fois d’un bâtiment situé à Vigneux sur Seine.
Contexte
Réalisé en 1972, le bâtiment abritant la CPAM jouxte l’ensemble dit des Briques Rouges, également conçu par Paul Chemetov entre 1963 et 1967, comprenant 273 logements HLM, un centre commercial et un Foyer des anciens, ensemble qui avait reçu en 2008 le label « Patrimoine du XXe siècle » délivré par le ministère de la Culture.
La CPAM qui souhaitait quitter les locaux les avait promis à la vente à une société de promotion immobilière laquelle avait sollicité et obtenu de la Mairie un permis de construire portant sur la construction de 172 logement d’habitation et de 5 surfaces commerciales.
Passant outre l’opposition de l’architecte qui avait proposé un projet de solution alternative, un permis de démolir avait été délivré en juin 2015.
Estimant que la destruction de son oeuvre d’architecte constituait une atteinte à son droit moral, et qu’elle n’était justifiée par aucune raison légitime, Paul Chemetov avait saisi le tribunal de grande instance de Paris puis, devant le refus des premiers juges d’accueillir sa requête [3], la Cour d’appel de Paris, d’une demande tendant à ce qu’il soit interdit à la société de promotion immobilière de procéder à l’exécution des travaux de démolition.
Aux termes de son arrêt du 2 décembre 2016, la Cour d’appel de Paris a estimé que le projet de démolition répondait « à un motif légitime d’intérêt général proportionné au regard du droit moral de l’architecte et ne procède pas d’un abus de droit du propriétaire ou du futur acquéreur ni même d’un comportement fautif ».
La Cour en a déduit que Paul Chemetov ne pouvait pas se prévaloir du droit d’auteur dont il est titulaire pour s’opposer au projet de rénovation urbaine souhaité par la commune de Vigneux-sur-Seine.
Analyse
Cette décision qui s’inscrit dans le courant de la jurisprudence dominante -tant judiciaire qu’administrative- souligne une nouvelle fois la précarité du droit d’auteur des architectes lorsqu’il est confronté à d’autres impératifs.
1° Les termes du débat
Depuis plus de vingt ans, la jurisprudence s’efforce d’organiser la conciliation entre, d’une part, le droit d’auteur des architectes et, d’autre part, les droits du propriétaire.
Du fait du principe d’indépendance des propriétés corporelle (sur l’objet matériel de l’œuvre) et intellectuelle (sur l’œuvre), les intérêts du propriétaire et ceux de l’auteur sont susceptibles en effet d’entrer en conflit.
Dans ce cas, les juges ont l’obligation de rechercher un compromis entre ces deux catégories de droit de même valeur.
a. Les termes du conflit
Fondé sur l’article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle , le droit au respect de l’œuvre est une des prérogatives essentielles du droit moral attribué à leurs auteurs.
Reposant sur l’idée que l’auteur ayant donné une forme à sa création, lui seul doit pouvoir la modifier, le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre peut être considéré comme un droit absolu, en ce sens qu’il est opposable à tous et que son exercice par l’auteur est en principe discrétionnaire [4].
Il s’en suit que les tiers ne peuvent en principe réaliser aucune mutilation ou adjonction ; ni, a fortiori, aucune destruction [5].
De son côté, le droit de propriété qui est également un droit fondamental [6] confère au propriétaire le droit en principe absolu et discrétionnaire de disposer de son bien et donc le cas échéant de le détruire.
Le droit de disposer qui constitue la plus substantielle [7] des trois prérogatives traditionnellement conférées au propriétaire par l’article 544 du Code civil fonde le droit de celui-ci à procéder à des actes matériels de destruction.
Ce pouvoir de disposition physique est en principe discrétionnaire puisque son exercice n’est soumis à aucune autorisation, justification ou sanction… sauf lorsque le bien détruit est une oeuvre protégée par le droit d’auteur.
Il faut alors, et la jurisprudence s’est attachée depuis plus de cinquante ans à le rappeler, concilier les droits du propriétaire du corpus et les prérogatives de l’auteur.
b. Les termes de la conciliation
Dans une telle hypothèse, les juges s’efforcent de trouver un juste équilibre entre ces deux droits absolus [8] que sont le droit de propriété et le droit d’auteur.
A cet égard, force est de constater que le principe de l’unité de l’art (en vertu de la théorie de l’unité de l’art, la protection du droit d’auteur est accordée à une œuvre originale indépendamment de sa destination : il importe peu à cet égard que l’œuvre relève de l’art pur ou des arts appliqués) n’est pas toujours respecté ; et que la jurisprudence ne traite pas de la même façon les œuvres d’art « pur » et celles qui touchent aux arts appliqués ou utilitaires telles que les œuvres architecturales.
Alors que, pour les premières, elle décide que « toute modification quelle qu’en soit l’importance, apportée à une oeuvre de l’esprit, porte atteinte au droit d’auteur au respect de celle-ci » [9].
Cette attention aux besoins nouveaux peut aller très loin réduisant à une portion pour le moins congrue le droit moral de l’architecte.
En témoigne l’arrêt rendu le 7 janvier 2016 par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence [10] au département des Bouches du Rhône à propos de l’extension du Musée de l’Arles Antique conçu et réalisé par le premier en 1995. N’ayant pas été associé à ce projet, l’architecte avait saisi le tribunal de grande instance de Marseille pour demander la remise en état du bâtiment.
Tout en reconnaissant qu’Henri Ciriani jouissait, en vertu de l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle d’un droit au respect de son œuvre, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence juge qu’il ne pouvait pas exiger l’intangibilité absolue de celle-ci, eu égard à sa vocation utilitaire ; que le Conseil général des Bouches-du-Rhône était tout à fait en droit d’apporter des modifications au bâtiment afin de l’adapter à de nouveaux besoins ; et que tel était le cas en l’espèce, les modifications ayant pour objectif l’installation d’un navire romain voué à intégrer les collections du Musée.
Estimant par ailleurs que les modifications reprennent ses caractéristiques visuelles initiales sans dénaturer son harmonie et son volume originels, les juges aixois relèvent que l’architecte n’apporte pas la preuve d’une altération illégitime de son œuvre.
De leur côté, les juridictions administratives ont ainsi admis que les modifications apportées pouvaient trouver une justification dans les « nécessités du service public » ou dans « l’adaptation à des besoins nouveaux » [11].
Il en est a fortiori de même lorsque l’œuvre « présente un danger réel pour le public » [12].
Dans cette perspective, le Conseil d’Etat a rappelé que les juges doivent néanmoins veiller à ce que les modifications apportées « n’excèdent pas ce qui est strictement nécessaire et ne soient pas disproportionnées au but poursuivi ».
Dans un arrêt du 11 septembre 2006 [13], la Haute juridiction administrative a décidé que le propriétaire ne pouvait apporter des modifications à l’ouvrage que dans la seule mesure où ces modifications étaient rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique, légitimés par les nécessités du service public et notamment la destination de l’ouvrage ou son adaptation à des besoins nouveaux : « si les impératifs techniques liés aux exigences de l’organisation des matches de la coupe du monde de football comme les impératifs de sécurité résultant de l’application des normes en vigueur peuvent autoriser une telle atteinte afin de répondre aux nécessités du service public, il appartient toutefois à la ville de Nantes d’établir que la dénaturation ainsi apportée à l’oeuvre de l’architecte était rendue strictement indispensable par les impératifs dont elle se prévalait ; qu’en l’espèce, les impératifs techniques et de sécurité publique invoqués par la ville de Nantes ne permettent pas de justifier du caractère indispensable de l’atteinte portée à l’oeuvre de M. Agopyan dès lors que le rapport d’expertise indique qu’il existait d’autres solutions que celle retenue par la ville pour accroître la capacité du stade sans dénaturer le dessin de l’anneau des gradins ».
Le Conseil d’Etat avait en conséquence condamné la ville de Nantes à indemniser l’architecte du préjudice subi par lui du fait de l’atteinte illégale portée à son œuvre [14].
2° La reconnaissance d’une justification de l’atteinte au droit moral fondée sur des considérations urbanistiques
La Cour d’appel de Paris s’est donc attachée à contrôler la légitimité des travaux de démolition de l’immeuble ; et donc à vérifier que le projet de la commune permettait d’atteindre un juste équilibre entre les prérogatives du droit d’auteur et celles du droit de propriété.
C’est sur ce point que la décision rendue le 2 décembre 2016 par la Cour d’appel de Paris présente un intérêt ; et suscite sinon la critique du moins l’interrogation.
a. La justification tirée des préoccupations urbanistiques
Pour la Cour, la démolition de cet immeuble s’inscrit dans le cadre plus général du projet de rénovation urbaine du quartier de la Croix Blanche à Vigneux sur Seine.
La Cour relève en particulier que le projet de construire 172 logements d’habitation répond aux « attentes et besoins des habitants tant en terme de diversification du parcours résidentiel que de qualité du cadre de vie, les dysfonctionnements urbains propres au quartier de la Croix Blanche participant au sentiment de dépréciation voire d’insécurité que peuvent ressentir les habitants à l’égard de leur environnement quotidien ».
b. Interrogation sur la pertinence et la portée de l’arrêt
La solution adoptée n’accueille-t-elle pas à (trop) bon compte les arguments de la Commune ?
S’agissant d’un immeuble reconnu comme étant une réussite [15], on peut se demander si la Cour d’appel de Paris n’a pas été trop vite en besogne.
On est alors en droit de se demander si la décision adoptée et entérinée par la Cour d’appel de Paris « préserve l’équilibre entre les prérogatives de l’auteur et celles du propriétaire », « n’excède pas ce qui est strictement nécessaire » et « n’est pas disproportionnée au but poursuivi ».
On peut, de ce point de vue regretter une décision aboutissant à une destruction irrémédiable, sur des motifs qui relèvent d’une certaine logomachie que ne renieraient probablement pas certains urbanistes.