Si le concept reste encore à affiner, un premier état des lieux peut être dressé.
La Charte du Droit à l’oubli numérique de 2010 : une première tentative interne peu convaincante.
Le 13 octobre 2010 était signée à Paris la « Charte du Droit à l’oubli numérique dans les sites collaboratifs et moteurs de recherche ».
L’ambition principale de ce texte, initié par la la secrétaire d’État chargée de la Prospective et du Développement de l’économie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet, était de rendre aux individus la maîtrise des données les concernant et accessibles via internet.
Ce texte devait toutefois souffrir de deux sérieux handicaps.
En premier lieu, cette charte ne constituait rien de plus qu’une déclaration d’intention et se contentait de fixer de vagues objectifs tels que la facilitation de la gestion des données publiées par l’internaute, ou encore la mise en place d’outils de signalements et des réclamations.
Ainsi cette charte laissait une liberté totale aux signataires.
Malgré cette absolue souplesse, certains géants de l’Internet brillaient par leur absence. C’est là la seconde faiblesse de cette initiative interne : Google et Facebook, deux entreprises parmi les plus concernées par la protection des données, se sont abstenues de signer.
Facebook, avec 1,32 milliard d’utilisateurs actifs en 2014, est le premier réseau social au monde. Son importance en matière de Droit à l’oubli réside dans la nature – bien souvent très personnelle – des données qui y sont publiées par ses usagers.
De son coté Google est le leader incontesté des moteurs de recherche. Ainsi sa part de marché en France a atteint 95,46% en France en 2014. A titre de comparaison, le moteur Bing peine à approcher la barre des 2,2%, on comprend alors mieux pourquoi son éditeur – Microsoft – a signé sans difficulté...
Pour expliquer son absence, Google expliquait que si « la protection des données personnelles est un droit fondamental qui doit être défendu [...] il est important pour [Google] de le faire en respectant d’autres droits fondamentaux tels que la liberté d’expression. »
Le peu de diligences accomplies par la société américaines entre 2010 et 2014 démontrera en réalité une relative volonté de faire le ménage dans les résultats de recherche...
En résumé la « Charte du Droit à l’oubli numérique » de 2010 souffrait de son manque d’ambition et de l’absence de réelle volonté des acteurs du numérique les plus concernés. En conséquence parler de « droit » à l’oubli semblait bien éloigné de la réalité, tant il était abandonné à la bonne volonté des entreprises.
Une vieille affaire de saisie immobilière à l’origine du véritable droit à l’oubli.
Le « Droit à l’oubli » peu soutenu par le droit interne ne semblait pas pouvoir vraiment compter sur l’Europe pour lui donner une portée effective. Ainsi l’Union Européenne rejetait, en juin 2013, un projet de réglementation pour renforcer la protection des données numériques déposé en 2012 jugé trop pénalisant pour les entreprises.
L’homme à l’origine du véritable changement, Mario Costeja Gonzálza, recherchait la discrétion. Il gagnera une petite célébrité.
En 1998, un journal avait publié des annonces relatives à une adjudication sur saisie immobilière en indiquant nominativement ce citoyen espagnol comme débiteur des sommes à recouvrer.
En 2009, Monsieur Costeja Gonzálza constatait que, lorsqu’il recherchait son nom sur Google, les résultats renvoyaient aux pages de journal concernant l’adjudication judiciaire, alors même que la procédure était terminée depuis de nombreuses années.
L’agence espagnole de protection des données (AEPD) devait plus tard rejeter le recours formé contre le journal par Monsieur Costeja Gonzálza mais sollicitait tout de même de Google que soient supprimées les informations litigieuses, ce que le moteur de recherche refusait.
En juin 2013 Google gagnait une première bataille. L’avocat général de la Cour de justice européenne déclarait en effet, par communiqué : « Une demande tendant à faire supprimer des informations légales et légitimes qui sont entrées dans la sphère publique serait constitutive d’une ingérence dans la liberté d’expression de l’éditeur de la page Web ».
Bien que ce ne soit qu’un avis, cette prise de position est en totale adéquation avec celle de Google qui en 2010 avait clamé son attachement à la liberté d’expression.
C’est donc en toute sérénité que Google attendait la décision de la CJUE du 13 mai 2014. Sa désillusion fut d’autant plus grande.
Cet arrêt de Grande Chambre — constituant désormais la pierre angulaire du « droit à l’oubli » — a pour fondement la volonté de préserver le droit au respect de la vie privée et le droit à la protection des données à caractère personnel.
Le « droit à l’oubli » n’est donc pas conçu comme une fin en soi mais comme un moyen de préserver deux droits qui sont, eux, incontestables.
D’ailleurs, l’idée que le « droit à l’oubli » soit en réalité plus un outil qu’un véritable droit est confortée par l’existence de conditions subordonnant son bénéfice.
Le « droit à l’oubli », un outil au service de l’équilibre entre liberté d’expression et droit à la vie privée...
Il ressort de l’arrêt de la CJUE du 13 mai 2014 que le « droit à l’oubli » ne saurait s’analyser en un pouvoir discrétionnaire qui permettrait à chacune d’exiger d’un acteur du numérique que soient supprimées les données accessibles au public et le concernant.
En effet son bénéfice est subordonné à la démonstration, par l’internaute, que les données litigieuses sont soit « inadéquates en raison du temps » passé, soit « pas (ou plus) pertinentes », soit enfin « excessives au regard de leur finalité initiale ».
De surcroît, la Cour ajoute une seconde condition spécifiques aux personnes intervenant dans la vie publique qui devront également justifier que les informations visées ne présentent pas « un intérêt prépondérant » pour les internautes.
Concrètement, il reviendra, d’abord, à l’autorité administrative puis au juge national, en cas de contentieux, de déterminer la catégorie à laquelle appartient la personne et, ensuite, d’appréhender si les informations accessibles sont devenues avec le temps non nécessaires, imposant leur suppression.
De ces explications, un schéma semble pouvoir se dessiner : la liberté d’expression, l’accès de tous aux informations publiées restent la règle mais, par exception, un particulier pourra justifier d’une atteinte disproportionnée à son droit à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel.
Plus qu’un véritable droit, le « droit à l’oubli » apparaît donc comme un outil de régulation de la liberté d’expression qui, comme toute liberté fondamentale, est susceptible d’abus et d’empiéter sur les libertés d’autrui.
Malgré cet encadrement du « droit à l’oubli » par des conditions, certains regrettent la création d’un moyen de censure.
… mais un outil complexe et mal perçu.
C’est une évidence, les principaux acteurs visés par ce « droit à l’oubli » sont les géants américains de l’informatique. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la chose est mal perçue.
Ainsi, ces sociétés – appuyées par des médias anglo-saxons comme la BBC et le Guardian – ont dénoncé ce mécanisme, le fondateur de Wikipedia parlant de « censure véridique de l’information ».
D’aucun rappelleront que les éditeurs anglo-saxons goûtent généralement très peu à toute idée de voir la liberté d’expression limitée par quelque moyen que ce soit.
Toutefois il sera difficilement contestable que les conditions jurisprudentielles du bénéfice du « droit à l’oubli », particulièrement sujettes à interprétation, laisseront une grande marge de manœuvre aux autorités nationales.
A partir de quand une information perd t-elle toute pertinence ? Que faut-il entendre par « un intérêt prépondérant » pour les internautes ?...
Signe de ces difficultés, Google, lors d’une réunion avec des juristes et universitaires tenue en septembre 2014 regrettait que le traitement des demandes de désindexation soit « une tâche considérable » et complexe.
Le moteur de recherche expliquait ainsi que, sur 135.000 demandes reçues en quatre mois, plus de la moitié ont bénéficié de la suppression des liens litigieux tandis qu’environ 20% d’entre elles posaient problème en raison de la difficulté d’estimer la pertinence de la requête.
En réponse à ces critiques, la CNIL a pu accuser Google de « dramatiser la situation pour discréditer le droit à l’oubli » tandis que les autorités européennes de défense de la vie privée ont engagé une réflexion sur des règles communes à tous les États dans l’appréciation des conditions.
Et en pratique ?
Google a choisi de mettre en place un formulaire de requête en ligne.
Il s’agit alors pour le plaignant de renseigner et de justifier de son identité (ou de celle du mandant), d’indiquer l’adresse internet des pages compromettantes et surtout de démontrer en quoi les informations en cause seraient « inappropriées, hors de propos ou plus pertinentes ».
Dans un délai d’environ deux mois le moteur de recherche indiquera avoir supprimé les liens ou, au contraire, expliquera pourquoi il rejette la demande.
Il semble, apparemment, que Google se montre particulièrement ferme dans l’appréciation des conditions du « droit à l’oubli ».
A titre d’exemple, la société a refusé de supprimer le lien vers la photographie d’une journaliste affublée par un internaute – contrarié par un article critiquant la Russie – de la mention « russophobe pathologiques ».
Pour Google non seulement il n’y a là aucune diffamation mais, de plus, le fait que la plaignante publie des articles accessibles librement fait d’elle une personne intervenant dans la vie publique, d’où l’exigence que soit démontrée l’absence d’un « intérêt prépondérant » de l’information pour les internautes. Or, selon Google, cette « information » serait d’importance.
Il est heureusement possible de surmonter l’éventuelle réticence des acteurs numériques.
Ainsi il est possible d’exercer un recours auprès de la CNIL qui pourra – si plainte justifiée – ordonner à l’opérateur réticent de supprimer la donnée.
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