L’objectif du cycle « Droit et fiction » est de sortir du champ classique de la discipline juridique en appliquant sa méthode et ses outils d’analyse à une œuvre de fiction. Pour ce premier opus, c’est dans l’œuvre de J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, que les intervenants ont identifié des phénomènes, des faits, des comportements et des institutions qu’ils ont tenté d’analyser et de qualifier juridiquement.
Vous souhaitez traduire Sauron devant la Cour pénale internationale, mais la Cour est-elle compétente pour le juger ?
En vertu de l’article 25 du Statut de Rome, la Cour est compétente à l’égard des personnes physiques individuelles. Elle peut l’être pour Sauron, même s’il est un esprit invisible. Quant à sa qualité de demi-dieu, de Maia, elle ne peut faire obstacle à ce qu’il soit attrait devant la Cour. L’article 27 prévoit en effet que le Statut s’applique à tous sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle. Pour que la Cour soit saisie, l’affaire doit lui être déférée soit par un État partie au Statut, soit par le procureur, soit par le Conseil de sécurité, les Valar ou le Conseil blanc pouvant jouer ce rôle en Terre du Milieu. La Cour est compétente pour les crimes commis par un national d’un État partie (si le Mordor est partie au Statut) ou sur le territoire d’un État partie (si le Gondor, le Rohan ou l’Isengard sont parties).
Cependant, si la saisine se fait par le Conseil de sécurité, la Cour est, en toute hypothèse, compétente. Pour la compétence rationae temporis, il faudrait savoir quand le Statut est entré en vigueur en Terre du Milieu afin de déterminer pour quels crimes Sauron sera jugé. Quoi qu’il en soit, en vertu de l’article 29 du Statut, les crimes relevant de la compétence de la Cour ne se prescrivent pas (et ce, même s’ils remontent à l’origine du monde). Enfin, dans la mesure où la compétence de la Cour est complémentaire (art. 17), si les tribunaux des Elfes, des Hommes ou des Nains décident de juger Sauron, l’affaire sera irrecevable. Aucun tribunal n’ayant été saisi, la Cour peut être compétente.
Pour quels crimes Sauron peut-il être poursuivi ?
Que les crimes soient commis par Sauron lui-même ou ses collaborateurs, servants (Uruk-hai) et les personnes qu’il manipule ou contrôle (not. Saroumane), ils sont imputables à Sauron en vertu des articles 25, 28 et 33 du Statut. Dès lors, peu importe que Sauron ait été, pendant la plus grande partie du Troisième Âge, caché et sans forme corporelle, les crimes lui sont imputables. Tout d’abord, il est responsable des crimes d’agression (art. 8 bis). Cela dit, il n’est pas certain que la Cour soit compétente. Il est prévu dans les articles 15 bis et ter qu’elle ne pourra exercer sa compétence sur ce crime que lorsqu’une décision en ce sens aura été prise par une majorité des deux tiers des États parties après le 1er janvier 2017 et après que l’amendement relatif à ce crime aura été ratifié par au moins trente États. En revanche, la Cour n’aura aucune difficulté pour retenir les très nombreux chefs d’accusation de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Pour ce qui concerne les crimes contre l’humanité (art. 7), c’est-à-dire des actes commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile, il peut notamment être accusé de meurtre, d’extermination (siège de Minas Tirith et du Gouffre de Helm), d’emprisonnement, de torture (celles de Gollum et de Frodon à Cirith Ungol), de persécutions contre un groupe ethnique (destruction de la forêt de Fangorn, alors que les Ents étaient initialement non belligérants) et d’atteintes graves à la santé mentale (contre tout porteur de l’Anneau, notamment Frodon, et contre Pippin lorsqu’il regarde dans le Palantír). Pour ce qui concerne les crimes de guerre (art. 8), il pourra être accusé d’homicide, de torture, d’attaques contre la population civile et les biens civils (dans les cavernes du Gouffre de Helm pendant la bataille de Fort- le-Cor), d’attaques contre les missions de maintien de paix (la Communauté de l’Anneau), de destructions de monuments historiques (Minas Tirith), ainsi que de mutilations ou d’expériences médicales (expériences sur les Orques pour qu’ils ne craignent pas la lumière). Enfin, en ce qui concerne le crime de génocide (art. 6), il semblerait que le dolus specialis soit difficile à établir. Sauron souhaitait instaurer un empire mondial du Mal et asservir tous les peuples de la Terre du Milieu, mais pas nécessairement éliminer un groupe en raison de ses caractéristiques.
Quelle peine encourt-il ?
Sauron avait « intention et connaissance » (art. 30) quant à la commission de ses crimes et il n’y a pas de motif d’exonération de sa responsabilité pénale (art. 31). Même si l’on considérait qu’il était, du fait de l’Anneau de Pouvoir, dans un état d’intoxication qui le privait de la faculté de comprendre le caractère délictueux de son comportement, il s’est volontairement intoxiqué dans des circonstances telles qu’il savait qu’il risquait d’adopter un comportement constituant un crime relevant de la compétence de la Cour. Il pourrait donc être condamné en vertu de l’article 77 à une peine d’emprisonnement à perpétuité. Cela étant, la question se pose de savoir comment un esprit sans forme matérielle pourra être incarcéré.