Dans le cadre de ce contrôle, la Chambre Administrative de la Cour Suprême a rendu le 30 décembre 2014 l’arrêt n°188 annulant une décision de l’ANRMP. Cet arrêt n’a pas manqué de susciter de notre part, des analyses sur les enseignements à tirer et des réflexions sur la portée du contrôle de la Chambre Administrative en cas d’annulation d’une décision de l’ANRMP pour illégalité de forme ou de procédure.
Dans ce litige, un soumissionnaire à un appel d’offres avait saisi l’ARNMP d’un recours pour contester d’une part, son éviction injuste de la procédure de passation et d’autre part, le choix d’un autre attributaire dont l’offre comporte, selon lui, des insuffisances.
L’ANRMP a décidé de traiter ce contentieux sous deux angles, l’un en matière de litige et l’autre en matière de dénonciation pour irrégularités. C’est ainsi que dans une première décision, le soumissionnaire malheureux a été débouté de la contestation du rejet de son offre, et dans une seconde décision, sa dénonciation a été jugée par contre bien fondée au motif que la Commission d’Ouverture des plis et de Jugement des Offres (COJO) a commis une irrégularité en déclarant l’offre de l’attributaire techniquement conforme. L’ANRMP a donc annulé la décision prise au profit de cet attributaire.
L’attributaire a alors exercé contre la décision de l’ANRMP qui lui causerait grief, un recours en annulation pour excès de pouvoir devant la Chambre Administrative de la Cour Suprême.
La juridiction suprême a, aux termes de son arrêt précité, annulé la décision de l’ANRMP aux motifs que l’Autorité de régulation, d’une part, n’a pas respecté le principe du contradictoire à l’égard de l’attributaire, pour avoir omis de l’ appeler au litige afin qu’il fasse valoir ses moyens de défense, et d’autre part, a commis une illégalité en rendant deux décisions sur la base d’un même et unique recours exercé dans le cadre d’un litige tel que prévu par les articles 167 et suivants du Code des marchés publics, sans toutefois statuer sur le fond du litige pour apprécier la régularité de l’annulation de la décision d’attribution prise par la COJO.
De notre point de vue, essentiellement deux enseignements résultent de l’arrêt n°188 rendu le 30 décembre 2014.
Tout d’abord, la Haute juridiction administrative, respectant sa jurisprudence relativement récente sur le principe du contradictoire, a jugé « qu’il est de principe que toute décision administrative prononçant une sanction doit être prise à la suite d’une procédure contradictoire garantissant les droits de la défense ; que ceux-ci imposent à l’autorité administrative d’aviser la personne concernée de la mesure qu’elle envisage de prendre ; que l’autorité administrative ne peut prendre la mesure envisagée qu’après avoir pris connaissance des observations de la personne concernée ».
Ainsi, pour la Chambre administrative, toutes les fois qu’une mesure d’une autorité administrative est de nature à faire grief à une personne qu’elle soit partie ou non à une procédure, celle-ci doit être invitée à faire valoir ses droits de la défense. Une telle évolution du principe du contradictoire, qui épouse d’ailleurs l’ère du modernisme du contentieux administratif, notamment impulsé par le Conseil d’Etat français , est positive, et a même permis aujourd’hui à la Chambre Administrative de réduire les recours en tierce opposition qui étaient exercés contre ses propres décisions, justement, pour non respect du principe du contradictoire à l’égard des tiers auxquels les mesures administratives faisaient grief.
Cette jurisprudence permettra donc à l’ANRMP de gagner en efficacité en élargissant la base de ses informations dans le cadre de l’instruction de ses recours et de traiter équitablement toutes les parties concernées par ses décisions.
Ensuite, l’interprétation de la nature du recours pour litige tel que résultant de l’article 167 du Code des marchés publics . Même si cela n’a pas été affirmé de manière explicite, une lecture attentive de l’arrêt de la Chambre administrative permet de déduire que pour cette Haute juridiction, un soumissionnaire évincé ne peut saisir l’ANRMP que d’un recours pour litige, quel que soit le moyen invoqué à cet effet, pourvu qu’il ait pour objet de contester les résultats de l’appel d’offres concerné. En effet, la Chambre Administrative soutient que la « requête adressée à l’ANRMP ayant pour objet indiqué Recours pour la contestation des résultats de l’appel d’offres…le soumissionnaire évincé, conteste l’attribution du marché [à son concurrent] au motif que d’une part, seule son offre a été jugée conforme administrativement, techniquement et financièrement au dossier d’appel d’offres et, d’autre part, une entreprise ayant plusieurs insuffisances techniques, soit attributaire…cette requête doit être regardée dans son entièreté comme un recours en litige relevant des articles 167 et 168 du code des marchés publics et du chapitre II de l’arrêté n°661 du 14 septembre 2010 fixant les modalités de saisine, les procédures d’instruction et de décision de la Cellule Recours et Sanctions de l’ANRMP ».
Ce faisant, le juge d’excès de pouvoir a censuré l’ANRMP pour n’avoir pas utilisé la bonne procédure pour annuler la décision d’attribution prise par la COJO, notamment, en ayant eu recours à la procédure de dénonciation en cas d’irrégularités, d’actes de corruption et de pratiques frauduleuses, relevant du chapitre III de l’arrêté n°661 du 14 septembre 2010 précité.
Le cœur du débat que semble avoir éludé la Chambre Administrative réside dans l’appréhension de la notion de « soumissionnaire injustement évincé ». Si le débat actuellement en cours devant le Conseil d’Etat français et les juridictions administratives de plein contentieux sur la notion voisine de « candidat évincé », soulevant la problématique de savoir si le candidat évincé s’entend uniquement de la personne qui a effectivement participé à une commande publique ou, de façon plus large, de celle qui aurait pu y participer, n’a pas à notre avis d’intérêt chez nous en Côte d’Ivoire, puisque l’article 167 du Code des marchés publics parle bien de soumissionnaire, c’est-à-dire d’une personne qui a fait acte de candidature en déposant une offre, il reste que demeure la problématique de l’étendue de l’action de ce soumissionnaire évincé : sa contestation doit-elle uniquement porter sur les motifs du rejet de son offre ou peut-elle s’étendre à la régularité de l’ensemble de la procédure de passation, y compris la décision d’attribution prise au profit d’un concurrent ?
Nous pensons, par pure déduction puisque la décision de la Chambre Administrative n’a pas été explicite sur cette question, mais en nous référant au fait que cette juridiction ait clairement précisé que la contestation élevée par le soumissionnaire évincé contre le choix de son concurrent doit être regardée comme un recours en litige, qu’une réponse affirmative doit être réservée au second volet de notre interrogation. Une telle position n’est pas d’ailleurs singulière en matière de contentieux des marchés publics, en ce qu’elle rejoint la celle de la jurisprudence française sur le référé précontractuel.
Dès lors, un soumissionnaire qui n’aurait pas saisi l’ANRMP en utilisant la procédure de litige, laquelle comporte un recours administratif préalable, mais dénoncerait directement une irrégularité, ne risquerait-elle pas de voir son action déclarer irrecevable, en application de la jurisprudence de la Chambre Administrative ?
L’ANRMP est ainsi invitée implicitement par la Haute juridiction administrative à ajuster sa compréhension du recours pour litige tel que prévu par les articles 167 et 168 du Code des marchés publics.
Dans le litige d’espèce, l’ANRMP qui, a estimé que sa décision a été censurée par la Chambre Administrative pour illégalité de forme, plus précisément pour vice de procédure, a entendu reprendre la procédure dont elle avait été saisie afin d’extirper les vices de forme sanctionnés par le juge d’excès de pouvoir, mais s’est vu opposer par la Haute juridiction l’autorité de la chose jugée résultant de son arrêt.
Il se pose alors la question de la portée de l’autorité de la chose jugée d’un arrêt ou d’une décision d’annulation de la Chambre Administrative de la Cour Suprême ; doit-on la considérer comme étant de portée absolue de nature à interdire à l’Administration de corriger une illégalité même de pure forme ou de procédure ?
Pour le Doyen René DEGNI-SEGUI, l’autorité de la chose jugée est la force juridique reconnue à la décision d’annulation de la Chambre administrative de la Cour Suprême, lui assurant une incontestabilité et sa supériorité sur la décision exécutoire dite chose décidée . Toutefois, à notre avis, la portée de cette force juridique diffère selon que le contrôle du juge d’excès de pouvoir a été exercé sur la légalité interne ou sur la légalité externe.
En cas de contrôle sur la légalité interne, c’est-à-dire en cas de contrôle portant sur le fond de l’acte unilatéral ou de la décision exécutoire, sur son contenu pour apprécier sa conformité aux règles juridiques qui lui sont supérieures, l’autorité de la chose jugée est absolue et interdit donc à l’Administration de reprendre un acte ou une décision relativement similaire à l’acte ou à la décision annulée .
Par contre, en cas de contrôle sur la légalité externe, c’est-à-dire en cas de contrôle sur la compétence de l’auteur, sur les vices de procédure et sur les vices de forme, la portée de l’autorité de la chose jugée est relative, de sorte que l’Administration ne commet aucune illégalité en régularisant sa décision, à condition de respecter, bien entendu, les vices sanctionnés par la juridiction administrative . C’est le cas par exemple d’un fonctionnaire qui a certes commis une faute grave, mais a été sanctionné par l’autorité administrative incompétente. L’Administration peut valablement reprendre sa procédure en se conformant à la réglementation sur la compétence de l’auteur de l’acte.
Dans notre cas d’espèce, il est constant que le contrôle exercé par la Chambre Administrative de la Cour Suprême sur la décision rendue par l’ANRMP a porté sur la légalité externe, puisque cette Haute juridiction a relevé à l’encontre du régulateur des marchés publics des vices de procédure, pour non respect du principe du contradictoire et pour avoir utilisé la procédure de dénonciation en cas d’irrégularité, alors qu’il convenait d’utiliser la procédure du litige telle que prévue par les articles 167 et 168 du Code des marchés publics et le chapitre II de l’arrêté 661 du 14 septembre 2010 fixant les modalités de saisine, les procédures d’instruction et de décision de la Cellule Recours et Sanctions de l’ANRMP.
Dès lors, l’autorité de la chose jugée acquise par l’arrêt n°188 en date du 30 décembre 2014 devrait avoir une portée relative, de sorte que l’ANRMP était en droit de reprendre sa procédure afin de corriger les vices de procédure et rendre une décision dans le fond, alors surtout qu’à ce stade de la procédure, aucun délai réglementaire ne l’y empêchait.
Malheureusement avec la position affichée par la Chambre Administrative de la Cour Suprême, l’on est tenté d’affirmer qu’en Droit ivoirien, les décisions d’annulation de cette juridiction ont une portée absolue quelle que soit la nature de la légalité contrôlée.
L’ANRMP en a pris acte, et a procédé, en exécution de cet arrêt, à la levée de la suspension de la procédure de passation qu’elle avait auparavant ordonnée en application de l’article 168 du Code des marchés publics, afin que la procédure d’attribution se poursuive nonobstant les insuffisances relevées contre l’offre de l’attributaire.
Discussion en cours :
La relativité de l’autorité de la chose jugée en cas de contrôle de la légalité externe serait en n’en point douter une des clés qui permettra à l’ANRMP de mieux exercer sa mission et de réduire les possibles dérives dans l’attribution de la commande publique par nos COJO, de certains attributaires mal intentionnés et leurs conseils ; permettra à l’ANRMP de mettre en confiance ou de rétablir la confiance des opérateurs économiques locaux et investisseurs internationaux quant la sécurisation du climat des affaires en Côte d’Ivoire.