Dans son discours d’introduction au code civil, Portalis avait déclaré que « le droit est général et impersonnel, c’est au juge de s’adapter ». Après plus de 200 ans de jurisprudence et d’adaptation aux mutations économiques et sociales, il est nécessaire de modifier les textes originaires afin de permettre « plus de visibilité aux citoyens sur leurs droits » pour reprendre l’expression du garde des Sceaux. Ces efforts de modernisation permettent d’espérer de réels progrès. Qu’en est-il de la responsabilité du fait d’autrui ?
L’avant-projet bannit l’hypothèse d’un principe général de responsabilité du fait d’autrui. En vertu de l’alinéa premier de l’article 1245, le pouvoir du juge est limité non seulement quant aux cas de responsabilité du fait d’autrui (I) mais également quant aux conditions de cette responsabilité (II).
I. La limitation de la responsabilité du fait d’autrui aux cas fixés par la loi :
L’ exhaustivité des cas de responsabilité du fait d’autrui (B), révèle que ce fait générateur n’est pas érigé en principe général (A).
A. Le rejet d’une clause générale de responsabilité du fait d’autrui
La localisation de l’article. L’article 1245 alinéa 1er du projet de réforme de la responsabilité civile appartient à la section relative à la responsabilité extra-contractuelle (c’est-à-dire délictuelle). Cet article est rangé dans la sous-section II « L’imputation du dommage causé par autrui ». La structure de plan proposée par l’avant-projet est révélatrice de son esprit. En effet, la responsabilité du fait d’autrui n’apparaît pas dans la sous-section précédente, relative au « fait générateur » à côtés de la faute (art 1241), du fait des choses et des troubles (art 1243) anormaux de voisinage (art 1244).
Cette organisation sépare la responsabilité du fait d’autrui des autres cas de responsabilité délictuelle. Deux hypothèses peuvent être formulées au sujet de cette nouvelle organisation. La première est que les rédacteurs du projet refusent de considérer le fait d’autrui comme un fait générateur de responsabilité, cela justifie qu’il soit rangé dans la sous-section « imputation du dommage » et non dans celle relative aux « faits générateur ». Mais on préférera la seconde hypothèse, selon laquelle l’architecture du projet de réforme est trompeuse. Il n’y a pas trois fait générateurs (sous-section I), mais quatre, incluant la responsabilité du fait d’autrui (sous-sections I et II).
Cependant comme le responsable du fait d’autrui n’est pas à l’origine directe du dommage, on lui réserve un traitement spécifique. L’ampleur de cette responsabilité est réduite par rapport aux autres : ce n’est pas un principe général. Un régime de la responsabilité du fait d’autrui détaillé a été conçu spécialement, en dehors de celui-ci aucune action ne pourra prospérer et le juge ne peut élargir le cercle de personnes responsables du fait d’autrui. L’expression de M. Bacache décrit ce phénomène « à une pluralité de faits générateurs autonomes ne correspond pas une pluralité de clauses générales de responsabilité ». Les faits générateurs généraux apparaissent à la sous-section I (la faute, le fait des choses, les troubles du voisinage), on les distingue « des » faits d’autrui énumérés à la sous-section II (art 1245 à 1249).
Ainsi, l’emplacement particulier de la responsabilité du fait d’autrui s’explique par son caractère exhaustif.
La consécration du caractère limitatif de la responsabilité du fait d’autrui. L’article 1245 confirme le rejet de la clause générale de responsabilité du fait d’autrui. « On est responsable du dommage causé par autrui dans les cas et aux conditions posées par les articles 1246 à 1249 » autrement dit, il y a réparation uniquement dans les hypothèses définies et encadrées par la loi, aux articles suivants.
Ce n’est pas « un » principe de responsabilité du fait d’autrui qui est reconnu mais exclusivement des cas ciblés et conditionnés (par renvoi aux articles 1246 à 1249). Le juge a les mains liées, seuls sont réparables les dommages expressément prévus par la loi. En limitant le périmètre de la responsabilité, cette conception se rapproche du modèle allemand (théorie des intérêts protégés). Cela contraste avec l’esprit de la réforme qui reconnaît la clause générale de responsabilité (art 1235 [1]).
Un texte d’annonce. L’article 1245 alinéa 1 de l’avant-projet de réforme s’inscrit dans le giron du projet Terré, en effet il reprend mot pour mot le premier alinéa de son article 13. L’idée est de ne laisser aucune place à la jurisprudence, pourtant essentielle dans la découverte de cas de responsabilité pour autrui. En tranchant en ce sens, l’avant-projet met fin à l’ambiguïté de l’article 1384 du code civil. Cet article dispose en son aliéna premier que l’« on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde », puis les alinéas suivant prévoient le cas des parents, des maîtres, des commettants, des instituteurs, des artisans.
La controverse [2] s’est formée pour savoir si l’article 1384 était un principe général de responsabilité du fait d’autrui (les cas énumérés seraient non exhaustifs) – ou si au contraire l’art 1384 était un texte d’annonce des cas uniques de responsabilité du fait d’autrui. L’article 1245 était l’occasion de trancher sur cette question : soit en admettant que l’énumération est limitative, soit en érigeant qu’elle est énonciative c’est-à-dire que d’autres hypothèses que celle prévues spécialement par la loi peuvent entrainer la responsabilité pour autrui.
L’article a clairement fait le choix de la première possibilité, se ralliant à l’esprit traditionnel du code napoléonien [3] et faisant fi des évolutions [4] de notre société. Le juge ne peut pas adapter la responsabilité pour autrui, il doit nécessairement entrer dans « les cas et conditions » légales. L’article 1245 n’est qu’un texte d’annonce. Vue sa portée on peut s’interroger sur son intérêt. En effet, si la responsabilité pour autrui ne peut être engagée que dans les articles 1246 à 1249, ces textes pouvaient suffire. L’article 1245 alinéa 1 doit être considéré comme une introduction puisqu’il n’a pas d’autonomie. Sa vocation est pédagogique – insister sur le caractère limitatif de cette responsabilité – mais sans les renvois l’article n’est rien. L’avant-projet confirme l’analyse traditionnelle de la responsabilité pour autrui, J. Domat n’y faisait allusion qu’au travers de situations particulières, 200 ans plus tard on en est quasiment au même point. Parce que dérogatoire au principe essentiel des articles 1382 et 1383, la responsabilité du fait d’autrui doit nécessairement être interprétée strictement et se limiter aux cas prévus par le texte. Le champ d’application et la portée de la responsabilité du fait d’autrui demeurent réduits.
Le rejet d’un principe général de responsabilité du fait d’autrui débouche sur une fixation restrictive des cas de responsabilité du fait d’autrui. L’article 1245 le réalise par renvoi aux articles 1246 à 1249.
B. L’énumération limitative des cas d’imputations du dommage causé par autrui : nova et vetera
« On est responsable du dommage causé par autrui dans les cas et aux conditions posées par les articles 1246 à 1249 » dispose l’article 1245. L’avant-projet opte pour une énumération restrictive des possibilités responsabilités pour autrui. On note que l’article ne parle pas de « responsabilité du fait d’autrui » mais « d’imputation du dommage causé par autrui ». Ainsi, il n’y a pas une responsabilité pour autrui, mais plusieurs cas d’imputation du dommage.
Les articles 1246 à 1247 consacrent quatre cas possibles : le fait du mineur (art 1246) ; le fait du majeur placé sous surveillance suite à une décision judiciaire ou administrative (art 1247) ; le fait d’une personne surveillée à titre professionnel (art 1248) ; le fait du préposé sous l’autorité de son commettant (art 1249). Il y a lieu de comparer ces cas d’imputations à ceux prévus par l’article 1384 du code civil (art 1242 depuis l’ordonnance du 10 février 2016).
Les reprises.
La responsabilité des parents du fait de leurs enfants (art 1242 « le père est la mère en tant qu’il exercent l’autorité parentale sont solidairement responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux ») est rappelée par l’article 1246 de l’avant-projet (« sont responsables de plein droit du fait du mineur : ses parents, en tant qu’ils exercent l’autorité parentale »). La responsabilité du commettant du fait de son préposé est également reprise à l’article 1249 de l’avant-projet (« Le commettant est responsable de plein droit des dommages causés par son préposé »), elle apparaissait déjà à l’article 1384 (art 1242 « les commettants (sont responsables) du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés »).
La consécration du cas prétorien de responsabilité du fait de l’organisation et contrôle du mode de vie d’autrui : Par renvoi aux articles suivants, l’article 1245 consacre une nouvelle hypothèse de responsabilité pour autrui « est responsable de plein droit du fait du majeur placé sous sa surveillance, la personne physique ou morale chargée (…) d’organiser et de contrôler à la titre permanent le mode de vie du mineur » (art 1247) la même formulation est reprise à l’art 1246 pour le mineur.
Avant l’arrêt Blieck du 29 mars 1991, la Haute-Juridiction restait fidèle à sa position traditionnelle en refusant de dégager de nouveaux cas de responsabilité délictuelle du fait d’autrui. Précurseur, le Conseil d’Etat s’appui sur la notion de risque social [5] afin de mettre à la charge de l’Etat les dommages causés par des délinquants placés sous un système de liberté surveillée, sans prouver de faute de sa part (CE Thouzellier 3 février 1956), le même raisonnement est appliqué aux dommages causés par des malades mentaux au cours d’une sortie d’essai (CE Département de Moselle 13 juillet 1967), également aux détenus en permission de sortie (CE Gardes des Sceaux c/ Banque Populaire 29 avril 1987).
Il faut attendre l’arrêt Blieck [6] de 1991 pour que la juridiction civile modifie sa position : elle admet la responsabilité des personnes chargées d’organiser et de contrôler le mode de vie d’autrui alors que ce cas n’apparaît pas dans l’énumération de l’article 1384 du code civil. Cependant l’arrêt a semé le doute, trois interprétations pouvaient être formulées. La première est celle de l’alignement sur la jurisprudence administrative (fondé sur la notion de risque social et sur l’utilisation de méthode libérales), la seconde réalise un parallèle ente la « garde d’autrui » et la « garde des choses », ce qui tend à considérer que l’arrêt Consort Blieck consacre un principe général de responsabilité du fait d’autrui similaire à celui du fait des choses [7] . Cette seconde interprétation était la plus logique puisque les conclusions du 1er avocat général Dontenwille insistaient sur la notion de « garde d’autrui », la responsabilité de se limiterait plus aux cas classiquement prévus par le texte (en ce sens Aynès, Stoffel-Munck, Fabre-Magnan). Mais une troisième analyse considère que l’arrêt ne formule pas un principe général, il ne fait que rajouter une nouvelle hypothèse de responsabilité pour autrui. D’ailleurs aucun arrêt postérieur n’a affirmé cette clause générale. Suite à l’arrêt Blieck, un mouvement de recul [8] de la responsabilité du fait d’autrui s’est affirmé.
L’avant-projet de réforme s’inscrit dans ce giron, par le refus de la clause générale de responsabilité du fait d’autrui, la troisième interprétation de l’arrêt Blieck l’emporte, on est responsable uniquement dans les cas énumérés. L’avant-projet est également conforme au droit positif en ce qu’il consacre la responsabilité du fait d’autrui émise par la jurisprudence de 1991 (organisation et contrôle du mode de vie). La consolidation de cette jurisprudence apparaît à l’article 1246 concernant les mineurs et à l’article 1247 pour les majeurs vulnérables. La reconnaissance de ce nouveau cas est rendue nécessaire par les changements intervenus dans les méthodes de garde et de protection des personnes vulnérables : le développement de l’assistance éducative, de la rééducation des mineurs, adultes délinquants et personne mentalement handicapées ont créé de nouveaux risques à appréhender. En revanche l’avant-projet s’éloigne du droit positif en refusant l’hypothèse de la responsabilité fondée sur le contrôle et l’organisation de l’activité d’autrui (arrêt de 1995).
Les hypothèses abandonnées.
La responsabilité du fait du contrôle ou d’organisation de l’activité d’autrui : aux articles 1246 et 1247 de l’avant-projet il est exigé que le contrôle ou l’organisation soient exercés « à titre permanent » et que cela concerne le « mode de vie » de l’auteur direct du dommage. Par cette exigence, l’avant-projet abandonne toute la jurisprudence relative au contrôle et à l’organisation « d’une activité d’autrui » [9] dont le fondement est différent puisque l’auteur du dommage n’est pas une personne à risque, c’est l’activité qui est risquée. Cette jurisprudence concernait principalement les associations sportives. La disparition de cette hypothèse n’est pas surprenante, la jurisprudence avait entamé un mouvement de recul [10] depuis plusieurs années. Chaque fois que le contrôle ou l’organisation ne sont que ponctuels, occasionnels ou intermittents, la responsabilité ne pourra pas prospérer.
La responsabilité des maîtres, des instituteurs et des artisans n’apparaît plus. Ces cas se trouvent actuellement aux alinéas 5 et 6 de l’art 1242 du code civil (« Les maîtres et les commettants, du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés ; Les instituteurs et les artisans, du dommage causé par leurs élèves et apprentis pendant le temps qu’ils sont sous leur surveillance »). Dans aucun des articles 1246 à 1249 de l’avant-projet il n’est fait mention de ces personnes. Comment expliquer cette évolution ? La responsabilité des instituteurs n’est plus regardée comme un cas de responsabilité pour autrui, elle est confondue avec la responsabilité pour faute de l’article 1382 depuis une loi du 5 avril 1937 (exigeant une faute personnelle). La responsabilité des artisans du fait de ses apprentis ne mérite plus d’être distinguée de celle du commettant du fait de ses préposés (l’apprenti est tituaire d’un contrat de travail, soumis à l’autorité de son employeurs). Une partie de la doctrine militait pour qu’elle soit été absorbée [11] par le régime des parents du fait de leurs enfants (idéologie traditionnellement paternaliste de l’apprentissage). L’objectif de moderniser le droit de la responsabilité justifie que ces cas particuliers de responsabilité pour autrui ne soient pas repris dans l’avant-projet.
Un nouveau cas de responsabilité du fait d’autrui :
La responsabilité du fait des personnes surveillées en vertu d’un contrat à titre professionnel : cette hypothèse n’existe pas à l’article 1384 du code civil, le cas est totalement novateur. L’article 1248 de l’avant-projet dispose que « Les autres personnes qui par contrat assument, à titre professionnel, une mission de surveillance d’autrui, répondent du fait de la personne physique surveillée à moins qu’elles ne démontrent qu’elles n’ont pas commis de faute ». L’admission de ce nouveau cas est peu conforme au droit positif. En effet, la jurisprudence constante refusait d’engager la responsabilité pour autrui lorsque le pouvoir résulte de la volonté seule ou d’un contrat. La mission de surveillance ou de garde doit nécessairement découler d’un pouvoir légal ou d’une décision judiciaire (Crim 18 mai 2004 ; Civ 24 mai 2006 pour les mineurs – Civ 15 décembre 2001 pour des majeurs handicapés mentaux). Lorsque le pouvoir résulte d’un contrat, il faut rechercher la responsabilité sur le fondement de la responsabilité contractuelle et non sur le fondement du fait d’autrui. L’avant-projet met fin à cette approche.
A l’énumération limitative des cas de responsabilité du fait d’autrui correspond une énumération des conditions de cette responsabilité.
II. La limitation de la responsabilité du fait d’autrui aux conditions fixées par la loi :
On a souligné que l’article 1245 n’était qu’un texte d’annonce. Son rôle est de limiter la responsabilité pour autrui aux articles 1246 à 1249. Dans la partie précédente on a identifié les différents cas. Mais l’article 1245 n’exige pas uniquement d’entrer dans ces cas légaux, il conditionne également la responsabilité pour autrui aux conditions posées par ces articles. La réforme de la responsabilité donne lieu à une refonte de ces conditions. Là encore, l’avant-projet comporte du neuf (B) et de l’ancien (A).
A. Une codification à droit constant des conditions de la responsabilité du fait d’autrui :
La codification-compilation porte à la fois sur les dispositions légales existantes et sur les règles issues de la jurisprudence. Il s’agit de clarifier les règles de droit et d’augmenter la prévisibilité des solutions.
La responsabilité des parents du fait de leurs enfants de l’article 1384 al 4 [12] est reprise à l’article 1246 de l’avant-projet « sont responsable de plein droit du fait du mineur : ses parents, en tant qu’il exercent l’autorité parentale ». Les conditions de minorité, de lien de filiation juridiquement établi et d’autorité parentale sont maintenues.
La responsabilité du commettant du fait de son préposé : le principe de l’art 1384 al 5 est maintenu « les commettants (sont responsables) du dommage causé par leur préposé dans les fonctions auxquelles ils les ont employés ».
La condition de lien de préposition est conservée, elle est même définie par l’article 1249 « est commettant celui qui a le pouvoir de donner des ordres ou des instructions en relation avec l’accomplissement des fonctions du préposé ».
Il en est de même concernant la condition de rattachement aux fonctions dans lesquelles le préposé est employé, celle-ci est reprise négativement par l’article 1249 alinéa 3 qui énonce que s’il est prouvé que le préposé a agi « hors de ses fonctions, sans autorisation ou à des fins étrangères à ses attributions », alors le commettant n’est pas responsable. Cette exigence était déjà sous-entendue dans l’art 1384 al 5 « dans les fonctions auxquelles ils les ont employés » mais la notion restait floue. Pour pallier l’indétermination de cette condition la jurisprudence s’est chargée de l’interpréter en posant les trois critères cumulatifs [13] de l’abus de fonction. Ces critères sont repris tels quels dans l’avant-projet commenté (alinéa 3 de l’article 1249). Cette consécration ne change rien au droit positif.
La principale nouveauté est proposée au dernier alinéa de l’article 1249 : « le préposé n’engage sa responsabilité personnelle qu’en cas de faute intentionnelle, ou lorsque sans autorisation, il a agi à des fins étrangères à ses attributions ». L’article 1384 al 5 ne prévoit pas expressément l’immunité du préposé, elle résulte de la jurisprudence. Le dernier alinéa de l’article 1249 constitue une nouveauté textuelle par rapport à l’article 1384.
Jusqu’au XXIe siècle, la victime avait le choix entre le préposé (sur le fondement de l’art 1382) et le commettant (art 1384 al 5). La garantie dont profitait la victime ne profitait pas au préposé puisque le commettant condamné disposait d’un recours intégral contre le préposé. Le commettant n’était donc qu’un responsable provisoire, le préposé assumait seul la charge finale et intégrale de la dette de réparation. L’auteur direct du dommage reste responsable in fine, donc la responsabilité du commettant du fait du préposé n’était pas réellement une responsabilité pour autrui. Du moins elle ne l’était que provisoirement.
L’arrêt Costedoat [14] rendu en Assemblée Plénière le 25 février 2000 bouleverse ce schéma : si le préposé n’excède pas les limites de sa mission, sa responsabilité ne pourra jamais être engagée. On passe d’une approche focalisée sur la garantie au profit de la victime à une logique de protection du préposé qui agit pour le compte d’autrui. Le préposé qui a agi « sans excéder les limites de sa mission » est irresponsable. L’irresponsabilité du préposé est reconnue à l’article 1249 de l’avant-projet, ce qui constitue une nouveauté. En effet, l’article 1384 ne dispose pas que le préposé « n’est pas responsable », il énonce uniquement que le commettant « est responsable ». Au regard du texte de 1804, rien ne l’empêchait de se retourner contre le préposé après sa condamnation. L’article 1249 est innovant en ce qu’il consacre la jurisprudence Costedoat puisqu’il dispose que le préposé n’engage sa responsabilité personnelle qu’en cas d’abus de fonction. Cela signifie que le commettant condamné ne peut pas exercer de recours contre le préposé. Il n’y a plus de distinction entre l’obligation à la dette (temporaire) et la contribution à la dette (définitive). Si le préposé a agi dans les limites de ses fonctions, c’est uniquement au commettant d’assumer la charge de la dette de réparation. Le préposé n’est pas responsable [15] , ni temporairement (déjà en 1804) ni définitivement (nouveauté de l’avant-projet).
L’intensité nuancée du principe d’immunité. L’arrêt Civ 1ére 12 juillet 2007 est venu limiter l’immunité du préposé au judiciaire mais la rédaction du nouveau texte penche pour une irresponsabilité entière. Cependant cette irresponsabilité est conditionnée. En effet, l’arrêt Cousin rendu en Assemblée Plénière le 14 décembre 2000, pose que si le préposé commet une faute de gravité particulière (en l’espèce une faute pénale intentionnelle mais englobe également les infractions pénales et les fautes civiles intentionnelle [16]), son immunité saute même si elle est réalisée dans l’exercice de ses fonctions. L’avant-projet s’inscrit dans cette continuité. L’article 1249 reconnaît cette limite à l’immunité civile du préposé : ce dernier n’engage sa responsabilité personnelle « qu’en cas de faute intentionnelle, ou lorsque sans autorisation il a agi à des fins étrangères à ses attributions » (alinéa 4). On remarque immédiatement que les critères utilisés sont ceux de l’abus de fonction de la jurisprudence de 1998 qui définit par la négative la notion de « préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés » de l’article 1384 alinéa 5. C’est donc le même critère qui est utilisé à la fois pour engager la responsabilité du commettant (absence d’abus de fonctions) et celle du préposé (existence d’un abus de fonctions). Les alinéas 3 et 4 de l’article 1249 de l’avant projet se répondent : soit c’est le commettant qui est responsable et dans ce cas la responsabilité personnelle du préposé ne pourra jamais être engagée car il n’a pas commis d’abus (hypothèse de l’alinéa 3) ; soit c’est le préposé qui est personnellement responsable car il a commis un abus de fonction (hypothèse de l’alinéa 4) et dans ce dernier cas il n’y pas de responsabilité pour autrui. On est dans une logique alternative, cela est novateur par rapport à l’article 1384 alinéa 5. Ce dernier ne prévoyait pas les cas où le commettant pouvait se dégager, ni ceux dans lesquels la responsabilité personnelle du préposé pouvait être engagée.
Les autres nouveautés textuelles relatives à la responsabilité du commettant du fait de son préposé (art 1249) : une seconde cause d’exonération du commettant est consacrée à l’alinéa 3, c’est le cas où « la victime ne pouvait légitimement croire que le préposé agissait pour le compte du commettant » [17], il s’agit en réalité de la théorie de l’apparence – on peut y voir une exigence de bonne foi, l’idée est que si la victime est de mauvaise foi, le commettant doit être exonéré même s’il n’y a pas cumul des trois conditions qui sont constitutives de l’abus de fonctions exonérant le commettant.
L’hypothèse du transfert de lien de préposition est envisagée par l’alinéa 2, cela reprend le projet Terré (articles 17 et 18).
La responsabilité des personnes chargées de contrôler ou d’organiser à titre permanent le mode de vie d’autrui : ces hypothèses sont nouvelles, elles découlent de la jurisprudence (Blieck). Sont principalement concernés les enfants (art 1246) et les majeurs vulnérables (art 1247).
Les conditions de cette responsabilité sont triples : une décision judiciaire ou administrative plaçant la personne sous surveillance ; l’organisation ou le contrôle de son mode de vie (ex : mesure de tutelle ou d’assistance éducative) ; et ce à titre permanent. Cela est conforme à la jurisprudence constante. Ainsi le cas où la personne est confiée par contrat ou par volonté simple est hors du champ d’application (cela est conforme à la jurisprudence constante : Crim 18 mai 2004 ; Civ 24 mai 2006 pour les mineurs – Civ 15 décembre 2001 pour des majeurs handicapés mentaux) – dans ces hypothèses il faut se tourner vers l’article 1248 (voir après). Enfin, l’article 1246 consacre le caractère alternatif de la responsabilité du fait des enfants (Crim 18 mai 2004) ce qui est assez regrettable car la victime doit choisir entre les parents ou le tiers chargé du contrôle et de l’organisation de son mode de vie : cela diminue ses chances d’indemnisation. A cet titre, le projet Catala proposait qu’elles soient cumulatives (art 1356).
B. Une codification innovante de la responsabilité du fait d’autrui :
La codification-innovation résulte d’une réévaluation de la pertinence des solutions de droit positif et d’une réflexion sur les modernisations nécessaires à notre temps. Cela se traduit par des abandons et des nouveautés dans les conditions exigées par le renvoi de l’article 1245 de l’avant-projet « on est responsable (…) aux conditions posées par les articles 1246 à 1249 ».
Les conditions abandonnées.
Sur la responsabilité des parents du fait de leurs enfants : la condition de cohabitation de l’article 1242 du code civil (« mineurs habitant avec eux ») n’est pas retenue à l’article 1246 de l’avant-projet. Cette suppression est conforme à la fois au projet Terré (art 14) et au projet Catala (art 1356). Selon G. Viney la condition de cohabitation apparaissait « comme un facteur d’inégalité au détriment de celui des parents qui s’occupe effectivement de l’enfant ». L’utilité de cette condition était discutable depuis l’avénement de la responsabilité objective (Civ 2e 19 février 1997). La jurisprudence adoptait donc une analyse abstraite & désincarnée [18] de cette condition, ce qui a probablement justifié son abandon.
Les conditions nouvellement consacrées.
Sur la responsabilité du fait des personnes surveillée en vertu d’un contrat : ce cas de responsabilité est totalement novateur. Il n’existe pas à l’article 1384 du code civil, ce qui montre un véritable effort de modernisation au profit des victimes. L’article 1248 de l’avant-projet dispose que « Les autres personnes qui par contrat assument, à titre professionnel, une mission de surveillance d’autrui, répondent du fait de la personne physique surveillée à moins qu’elles ne démontrent qu’elles n’ont pas commis de faute ». Il faut déduire trois conditions de cet article : l’existence d’un contrat qui prévoit une mission de surveillance, l’exercice de cette surveillance à titre professionnel, la commission d’une faute (ici présumée).
Ce cas de responsabilité pour autrui pourrait s’appliquer à l’assistance maternelle, au centre de loisirs ou l’école à laquelle un enfant a été confié temporairement par ses parents. Rien n’indique que cette responsabilité ne peut pas se cumuler avec les responsabilités des articles 1246 et 1247. Cette avancée doit être accueillie positivement : elle permet une meilleure protection de la victime (elle peut par exemple engager la responsabilité des parents et celle de l’établissement scolaire alors qu’avant le principe de non cumul entre la responsabilité contractuelle et délictuelle l’obligeait à choisir entre les deux).
A la différence des autres cas de responsabilité pour autrui, c’est une responsabilité pour faute présumée. En effet, la responsabilité du fait du mineur et de celle du majeur placé sous la surveillance d’une personne physique ou morale chargée, par décision judiciaire ou administrative, d’organiser et contrôler à titre permanent son mode de vie sont de plein-droit. La summa divisio entre responsabilité pour faute présumée, et responsabilité de plein-droit se justifie par l’absence de caractère général à la responsabilité du fait d’autrui. Comme ce n’est pas une clause générale, il y a plusieurs régimes distincts, qui répondent des conditions non uniformes.
La différence entre les responsabilités de plein droit et la responsabilité pour faute présumée découle de leur fondement. La responsabilité objective est fondée sur la notion de risque social [19] (risque-activité, risque-autorité, risque-profit) et sur la notion de dépendance (idée que le responsable du fait d’autrui exerce des prérogatives et qu’en contrepartie de ces pouvoirs il devait empêcher la survenance du dommage ou du moins le réparer s’il survient – C. Radé). La responsabilité du fait d’autrui pour faute présumée (art 1248) a un tout autre fondement, celui du devoir de surveillance (le civilement responsable ne répondrait pas du fait de l’auteur direct mais bien d’une faute personnelle dans sa mission contractuelle et professionnelle de surveillance). Cela mène à s’interroger sur la responsabilité de l’article 1248 de l’avant-projet, est-elle véritablement une responsabilité pour autrui ? Il y a lieu d’en douter car cette responsabilité ne se justifie pas par le fait de l’auteur direct du dommage mais par une faute de surveillance présumée de son responsable. En principe, le fait d’autrui est un fait générateur autonome, distinct de la faute personnelle. Pour reprendre le propos de M. Bacache « une véritable responsabilité du fait d’autrui n’a pas besoin d’être doublée d’un autre fait générateur de responsabilité personnelle ». Si l’article 1248 de l’avant-projet est favorable à l’indemnisation des victimes (en fait), cette disposition est peu opportune en droit.
Une modernisation incomplète.
L’article 1245 dispose que l’on est responsable du dommage causé par autrui dans les cas et conditions posées par les articles 1246 à 1249. Or aucun des articles du renvoi ne fait référence à la responsabilité des sociétés mères du fait de leur filiales ou du donneur d’ordre au raison du sous-traitant. Cela est regrettable, l’avant-projet ne prend pas en compte la transformation de la structure des entreprises. Le code civil de 1804 ignore la responsabilité du fait des auxiliaires non préposés (à l’inverse du BGB), or il est fréquent qu’une entreprise fasse appel à des opérateurs extérieurs qui ne sont pas ses préposés pour développer ses activités.
Le texte ne permet pas d’imputer à l’entreprise la responsabilité des dommages causés à l’occasion de l’exécution de tâches confiées à autrui. Cela est décevant, l’avant-projet semble occulter la réalité économique du XXIème siècle : le développement du capitalisme a provoqué l’apparition d’unités économiques de plus ne plus vastes, ce qui frappe d’obsolescence le système aménagé en 1804. Dans les relations entre entreprises, des rapports de domination et de dépendance se mettent en place (création de filiales, de réseaux de distribution, recours à la sous-traitance, à la franchise). Ces rapports nouveaux sont pris en compte par le droit spécial (on pense notamment au droit de la concurrence, au droit des entreprises en difficultés [20], au droit du travail [21] et au droit de la consommation [22]) – l’indifférence du droit de la responsabilité face à ces questions est aussi surprenante que décevante.
Décevante, car les grands groupes peuvent échapper aux responsabilités découlant des risque de leur activité en les répercutant sur des entités plus fragiles ou moins solvables. Surprenante, car l’avant-projet Catala prévoyait d’appréhender ce type de situations en son article 1360 [23], le projet Terré [24] également mais de façon plus prudente. Or aucune de ces dispositions n’est reprise dans l’avant-projet commenté. Espérons que la version définitive couvre cette lacune. La responsabilité pour autrui étant conçue de façon limitative (on est responsabilité uniquement dans les cas et conditions fixés par renvoi), le juge ne pourra pas pallier cette insuffisance. L’article 1245 refuse en effet l’approche de G. Viney et de P. Jourdain selon qui la responsabilité pour autrui serait « un instrument très souple entre les mains du juge » permettant de découvrir de nouveaux cas en fonctions les besoins économiques et sociaux de notre siècle. Puisque le législateur refuse de reconnaître un principe général de responsabilité du fait d’autrui à l’image du fait des choses, il lui revient de prévoir le maximum de cas. Cette nécessité ne semble pas remplie.