Les développements suivant se placent délibérément dans l’hypothèse d’une acquisition. Faute de moyens pour acquérir ses murs d’exploitation, la firme n’a d’autre choix que de les louer pour les occuper. Il n’y a, dès lors, plus de débat.
1. L’unicité patrimoniale
En tout premier lieu, l’appropriation de l’immobilier d’entreprise suscite une interrogation fondamentale : faut-il dissocier la propriété des murs professionnels de l’exploitation ?
La question mérite d’être posée car on trouvera des avantages certains à l’unicité patrimoniale (les murs sont la propriété de l’entreprise) :
la détention par la firme elle-même n’impose au dirigeant aucun effort de trésorerie ;
ce schéma ne génère pour lui aucun revenu foncier imposable ;
il permet en outre de comptabiliser les amortissements, donc réduire l’impôt sur les bénéfices ;
l’entreprise propriétaire jouit d’une parfaite maîtrise de ses locaux.
L’unicité patrimoniale présente toutefois, deux sérieux revers :
économique tout d’abord, en ce que l’inscription des locaux à l’actif du bilan de la société d’exploitation augmente artificiellement sa valeur. Situation qui peut être pénalisante voire rédhibitoire dans le cas d’une éventuelle reprise.
Fiscal ensuite, lors de la revente en raison de la double lame fiscale. En effet, il est probable que l’entreprise se séparera de ses murs dans un futur plus ou moins lointain (départ à la retraite de son ou ses dirigeants, faiblesse de l’activité, ou au contraire, acquisition de locaux plus importants …) ; la cession subira alors un double frottement fiscal. D’abord, un impôt sur les sociétés (si l’entreprise y est assujettie) qui sera calculé sur la plus-value fiscale, celle-ci étant d’autant plus élevée que le bien aura été amorti. Ensuite, un impôt sur le revenu lorsque le dirigeant souhaitera prélever le produit de la vente pour ses besoins privés.
2. La dissociation conventionnelle et ses limites
Ces deux écueils ont très rapidement incité les dirigeants à créer un véhicule juridique autonome qui acquiert le bien pour le louer à l’exploitant en vertu d’un bail. Ce schéma est de très loin, le plus répandu actuellement.
Le patrimoine de l’entrepreneur s’enrichit ainsi des parts de l’entité propriétaire (le plus souvent, une société civile). A la retraite, les loyers lui fourniront éventuellement un complément de revenus opportun.
En outre, en cas de cession, on profitera des abattements progressifs pour diminuer la plus-value imposable ; l’impôt dû sera même annulé si la durée de détention est au moins égale à trente ans.
Mais ce schéma présente lui-même deux limites fiscales très pénalisantes :
on ne peut pas amortir le bien détenu par la société civile (article 31-1 du Code Général des Impôts).
Un effet de ciseaux fort dommageable. En effet, avec le temps, les loyers versés par la société d’exploitation à la société civile vont s’accroître en raison de leur indexation. Les intérêts de l’emprunt que celle-ci aura probablement contracté vont, pour leur part, régresser. Il en résulte un résultat foncier imposable en constante progression qui contraindra le dirigeant à s’acquitter personnellement d’un impôt supplémentaire lorsque les deux courbes se croiseront. Situation d’autant plus fâcheuse que ces revenus fonciers ne seront pas réellement perçus par le contribuable attendus qu’ils sont destinés à couvrir le remboursement de l’emprunt.
Ces deux obstacles incitent de nombreux professionnels du droit et du chiffre fort peu inspirés à préconiser à leurs clients un assujettissement de la société civile immobilière à l’impôt sur les sociétés.
Les simulations que nous avons pu réaliser révèlent le caractère dommageable de cette option irrévocable. Ce choix s’avère effectivement très coûteux au dirigeant lors de la cession future du bien, le taux d’imposition de la plus-value brute étant très proche des 100% (1). Le mirage fiscal prend alors fin.
Chacun des deux montages présentés souffre donc de ses propres limites. Est-ce à dire qu’il n’existe pas de solution optimale ?
Non, car l’imagination et l’ingéniosité des juristes ont produit un dispositif permettant de concilier les avantages des deux schémas (l’unicité et la dissociation) tout en en atténuant sensiblement les limites.
3. La solution du démembrement
Le schéma optimal qui allie l’intérêt du dirigeant et celui de l’entreprise passe par un démembrement du droit de propriété des murs de l’entreprise. Rappelons brièvement que le démembrement repose sur une dissociation de la nue-propriété et de l’usufruit :
Pleine Propriété = Usufruit + Nue-propriété
où :
Usufruit = Droit d’usage sur le bien (« usus ») + Droit d’en retirer des revenus (« fructus »)
et
Nue-propriété = Droit d’aliéner la chose (« abusus »)
Appliqué au contexte professionnel, il procède du principe suivant :
en acquérant l’usufruit, la société d’exploitation supportera une mensualité inférieure au loyer normalement dû ;
de son côté, la SCI n’a pas besoin de détenir la pleine propriété du bien ; d’autant que les loyers qui lui sont versés sont imposés, nous venons de le voir, entre les mains des associés qui ne les perçoivent pas puisque destinés au remboursement de l’emprunt.
C’est pourquoi la détention disjointe de l’usufruit (par la société d’exploitation) et de la nue-propriété (par la société civile) devrait séduire tout prétendant à l’acquisition de locaux d’entreprise.
Les avantages sont effectivement nombreux :
le droit d’usufruit figure, pour sa durée, à l’actif de l’entreprise et fait l’objet d’un amortissement tant comptable que fiscal.
Le chef d’entreprise nu-propriétaire ne perçoit pas de loyers, ce qui lui évite de gonfler artificiellement ses revenus professionnels lourdement imposés.
Au terme de la période du droit d’usufruit (temporaire), il fait croître son patrimoine privé en recouvrant la pleine propriété de l’immeuble puisque l’usufruit rejoint de facto la nue propriété pour en reconstituer sa globalité (effet d’élastique) ;
enfin, si l’entrepreneur devenu plein propriétaire de l’immeuble décide de le vendre, la plus-value profitera de l’abattement progressif (2) en retenant comme la plus ancienne des deux durées de détention, c’est-à-dire celle de la nue propriété (3).
Finalement, ce schéma permet au dirigeant de se constituer dans le temps un patrimoine personnel tout en en faisant supporter la majeur partie du coût à son entreprise. En effet, la valeur de l’usufruit pris en charge par l’entreprise varie selon les cas et la durée du droit, entre 60% et 85% de la valeur de la pleine propriété.
***
En conclusion, on pourra légitimement se demander pourquoi tous les dirigeants n’adoptent pas ce principe d’appropriation démembrée. De notre expérience, il ressort trois raisons :
la méconnaissance du schéma et son caractère très juridique ; il est vrai que la complexité du dispositif pour les non juristes ne favorise pas sa diffusion auprès des intéressés et des professionnels de l’immobilier ;
la présence de freins bancaires ; les établissements financiers redoutent des obstacles dans le processus de prise de garantie, notamment hypothécaire. La crainte n’est pas justifiée sachant qu’il est aisé d’obtenir du Bureau des hypothèques une double inscription (sur la nue propriété d’une part et sur l’usufruit d’autre part) ;
enfin, l’existence de freins psychologiques ; les conseillers du dirigeant sont victimes de ce qu’un confrère nomme, non sans humour, le syndrome de la forêt hantée. Il fut un temps où nul ne s’aventurait dans les vastes étendues boisées persuadé qu’elles étaient peuplées de monstres effrayants. Ici, ceux-là prennent diverses formes : abus de droit, abus de biens sociaux, acte anormal de gestion … C’est assez regrettable car une opération de démembrement rigoureusement menée par des professionnels de la discipline ne fait courir à son bénéficiaire aucun risque de remise en cause par l’administration fiscale.
Gageons cependant qu’avec le temps et leur apprentissage progressif, ces techniques de démembrement appliquées à l’immobilier professionnel sauront séduire un nombre croissant de dirigeants. Les avantages économiques, fiscaux et patrimoniaux qu’ils en retireront plaident sans conteste en faveur d’une plus large diffusion.
(1) Pour une démonstration détaillée, nous renvoyons le lecteur vers notre article (2011) : « Les limites de la société civile immobilière assujettie à l’impôt sur les sociétés et la solution du démembrement » (https://www.village-justice.com/articles/limites-societe-civile-immobiliere,10947.html).
(2) Article 150 VC du Code général des impôts : « La plus-value brute réalisée sur les biens ou droits mentionnés aux articles 150 U, 150 UB et 150 UC est réduite d’un abattement fixé à
2 % pour chaque année de détention au-delà de la cinquième ;
4 % pour chaque année de détention au-delà de la dix-septième ;
8 % pour chaque année de détention au-delà de la vingt-quatrième. »
(3) Bulletin Officiel des Impôts 8 M-1-04 n° 7 du 14/01/04 – Fiche 4.
Discussions en cours :
Bonjour,
Si j’ai bien compris, la société d’exploitaition va quand même devoir payer un loyer (même moindre ?) qui servira à rembourser l’emprunt lié à l’acquisition par la SCI.
La société d’exploitaition ne percevra pas les revenus liés à son usufruit ( puisque l’on doit rembourser l’emprunt) Ces revenus vont être inscrits en compte courant dans la SCI. Quid de ce compte courant qui peut être important quand le démembrement prend fin ?
Ai-je bien analyser les flux de trésorerie ?
Bonsoir,
En effet, je ne suis pas certain que vous ayez saisi la mécanique des flux.
La société d’exploitation, devenue usufruitière, ne versera plus de loyer à la SCI. Cette dernière financera éventuellement la nue-propriété grâce à des fonds propres ou bien par un emprunt (existant ou nouveau) dont les remboursements seront couverts grâce à des apports réguliers en compte courant effectués par l’associé.
La société d’exploitation pourra jouir libre de son bien (ou bien le louer à un tiers) durant oute la durée d’usufruit.
Bien à vous. Marc Amblard.
Bonjour ! et donc l’associé nu propriétaire finance par des fonds propres sans revenus issus de la SCI ? Effectivement le montage parait interessant pour un chef d’entreprise qui peut disposer de fonds autre que ceux qui proviendraient de la location. A moins qu’il le soit par l’acquisition par la société d’exploitation de son usufruit qui paie alors à l’associé et lui dégage ainsi les fonds nécessaires ?
Je pense que le dossier financier va devoir être bien "ficelé" pour que les banques suivent !
cordialement
MARY
Pour ce qui concerne les banques, vous avez parfaitement raison.
C’est pourquoi notre prestation globale inclut la rédaction du dossier remis à la banque. Nous y faisons figurer le schéma explicatif et les textes qui autorisent et régissent la prise de garantie démembrée. Nous y expliquons également pourquoi un tel montage ne constitue ni un ABS, ni un abus de droit.
Bonne soirée.