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Idéation : les idées des ateliers créatifs sont-elles de libre parcours ? Par Eric Favreau, Responsable juridique.
Parution : lundi 19 février 2018
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Dans le domaine du marketing, l’idéation est un processus créatif de production d’idées nouvelles que les entreprises intègrent dans leur cycle d’innovation et de recherche et développement. L’article décrit comment le droit d’auteur et l’action en parasitisme peuvent permettre la protection des idées issues des ateliers d’idéation.

L’idéation intervient à un stade avancé du cycle d’innovation. Les domaines d’application sont larges. Il peut s’agir d’identifier des concepts de nouveaux produits, des idées de campagnes de communication, de chercher des noms de marques, ou de nouveaux modes de distribution. Pour ce faire, les entreprises organisent des ateliers créatifs (“workshops”) avec leurs salariés ou des intervenants extérieurs. A cette occasion, les participants sont amenés à faire preuve d’imagination par le biais d’exercices d’idéation, tels que des jeux de rôle (ex. : une entreprise agro-alimentaire qui imagine comment Google agirait dans son secteur) ou par l’utilisation d’objets variés (ex. : distribuer des ustensiles de bureau et imaginer des usages alternatifs). En pratique, les participants travaillent en équipe en rebondissant sur les contributions de chacun afin de collaborer à l’élaboration d’idées communes qu’ils formalisent par l’écrit, le dessin, ou le collage. Les idées jugées les plus pertinentes seront par la suite affinées afin d’en améliorer l’exécution, à des fins de tests, voire de mise en production.
L’exploitation ultérieure des idées issues des workshops implique de se poser la question de leur appropriation par l’entreprise à l’initiative des ateliers créatifs.

En matière d’idées, on connait le principe célèbre développé par Henri Desbois selon lequel « les idées sont de libre parcours ».
Mais qu’en est-il des idées issues des ateliers d’idéation ? L’entreprise qui investit dans une campagne d’idéation voudra certainement pouvoir s’approprier ces idées et ne pas les voir s’envoler.
Nous allons voir d’une part que les éléments de forme illustrant ces idées pourront faire l’objet d’une appropriation exclusive par le droit d’auteur (I) ; et que l’action en parasitisme pourra empêcher la reprise des idées dès lors qu’elles représentent une valeur économique (II).

I / La protection par le droit d’auteur des contenus issue des ateliers d’idéation

Conditions de protection au titre du droit d’auteur

La protection par le droit d’auteur est accordée aux œuvres de l’esprit, c’est à dire aux créations intellectuelles dont la forme répond aux critères de l’originalité. C’est tout le sens de la maxime « les idées sont de libre parcours ». Les idées ne sont pas couvertes par le droit d’auteur, seule la formalisation des idées peut bénéficier de cette protection et faire l’objet d’un monopole exclusif d’exploitation.
Pour autant, la protection par le droit d’auteur n’est pas automatique et toute forme n’est pas nécessairement protégée à ce titre. Encore faut-il que cette forme soit originale. L’originalité d’une œuvre est la trace de la personnalité de son auteur. Dans une conception moderne et plus adaptée aux créations de design et des arts appliqués, l’originalité d’une œuvre est la marque de l’apport créatif de son auteur.
Ainsi, les idées développées à l’occasion des workshops pourront bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur dès lors, d’une part, qu’elles sont formalisées et d’autre part qu’elles s’incarnent dans des œuvres présentant un apport créatif.
L’exigence de formalisation est facile à respecter pour les contenus des workshops créatifs. En effet, les participants doivent formaliser leurs idées ne serait-ce que pour les inscrire durablement sur un support et en faciliter la lecture, l’analyse et le partage. L’organisateur du workshop collecte ainsi un ensemble de documents rassemblant les idées ayant jailli à l’occasion de l’atelier. Par exemple, il peut s’agir des suggestions de noms pour une nouvelle marque, de compositions d’images illustrant l’univers visuel d’un produit, ou d’ébauches de design pour un emballage.

La condition d’originalité peut s’avérer plus délicate, d’autant qu’en cas de contestation, il appartiendra à celui qui entend bénéficier de la protection du droit d’auteur de caractériser l’originalité de sa création. L’entreprise devra alors prouver que l’œuvre en question est « issue d’un travail créatif et résulte de choix arbitraires lui conférant une physionomie propre révélatrice de la personnalité de son auteur » (TGI Paris, 28 octobre 2016, n°15/11838).
Afin de pouvoir bénéficier de la protection du droit d’auteur, l’organisateur de l’atelier d’idéation veillera ainsi à privilégier une démarche d’expression créative des idées. Il encouragera ainsi les participants à apporter une touche personnelle à leurs créations qui devront exprimer un parti pris esthétique assumé se démarquant du fonds commun d’inspiration propre au secteur concerné et permettant ainsi d’éviter la banalité des éléments.

Titularité des droits d’auteur sur les œuvres formalisant les idées

L’éligibilité des œuvres à la protection du droit d’auteur permet leur appropriation exclusive. Celle-ci est la base de l’exploitation qu’en fera la société en recherche d’idéation. Il est indispensable de clarifier la question de la titularité des droits portant sur les créations réalisées par les différents intervenants des ateliers.
La qualification d’œuvre collective s’avère particulièrement avantageuse pour l’entreprise au profit duquel est organisé l’atelier d’idéation puisqu’il s’agit du seul régime permettant à une personne morale d’être investie ab initio des droits des auteurs sur les créations. Pour qu’il y ait œuvre collective, l’article L113-2 du Code de la propriété intellectuelle impose d’une part que l’œuvre soit publiée, divulguée et éditée à l’initiative d’une personne et sous sa direction et son nom, et d’autre part qu’il soit impossible d’attribuer des droits distincts sur l’ensemble. Pour bénéficier de la qualification d’œuvre collective, l’entreprise veillera ainsi à organiser la coordination des divers contributeurs ayant participé à l’élaboration des œuvres en montrant que celle-ci a joué un rôle moteur dans l’élaboration des œuvres. Vis-à-vis des participants salariés, cette direction découlera du contrôle hiérarchique inhérent au contrat de travail. Elle sera nécessaire également à caractériser pour les participants externes qui collaborent pourtant en tant qu’indépendants.

Tout l’enjeu de la qualification d’œuvre collective sera d’organiser le processus de création sous le contrôle de l’entreprise, tout en conservant aux participants un espace de liberté nécessaire à l’éclosion d’idées créatives.
Pour limiter les risques de contestation ultérieure liée à la titularité, l’organisateur veillera à sécuriser le transfert des droits des droits de propriété intellectuelle portant sur les éléments créés lors des ateliers d’idéation. En effet, dans le cas où la qualification d’œuvre collective ne serait pas retenue, les titulaires des droits sont les auteurs personnes physiques, salariés ou intervenants extérieurs, qui ont fait un acte de création en développant et formalisant leurs idées. Il sera ainsi fortement conseillé d’inclure dans les contrats liant la société aux participants des clauses prévoyant la cession des droits d’exploitation et respectant les conditions de validité posées par l’article L131-3 du Code de la propriété intellectuelle. Le contrat devra ainsi prévoir notamment la cession du droit d’adaptation par lequel l’auteur autorise la société cessionnaire à modifier librement les créations afin de réaliser les œuvres dérivées et les produits empruntant aux créations illustrant les idées nées lors des ateliers. Il sera également conseillé d’inclure le droit pour l’entreprise de procéder au dépôt de tout titre de propriété industrielle portant sur les éléments créés par les participants, tels que le dépôt de marque pour les noms de produits identifiés lors des ateliers d’idéation, ou la protection au titre des dessins et modèles pour des emballages.

L’utilisation des contenus issus des ateliers d’idéation implique donc que les organisateurs insistent sur l’expression créative et originale des idées afin de satisfaire aux conditions de protection par le droit d’auteur et bénéficient ainsi du monopole d’exploitation accordé par le droit de propriété intellectuelle.

Au-delà de leur formalisation créative, qu’en est-il des idées elles-mêmes ?

II/ La protection par l’action en parasitisme de la valeur économique issue des ateliers d’idéation

Principe de libre parcours des idées

En application du principe de libre circulation, les idées non formalisées ne peuvent faire l’objet d’une appropriation exclusive par un droit de propriété intellectuelle. En l’absence de fourniture d’activité de création intellectuelle, « la qualité d’auteur ne peut être reconnue à la personne qui s’est limitée à fournir une idée ou un concept » (TGI Bordeaux, 1ère ch. civ., 8 novembre 2016, Octea Ingenierie, concernant la conception d’un site internet). Ainsi la reprise d’idées ne peut pas être condamnée au titre de la contrefaçon.
Par ailleurs, en application du même principe, la reprise d’idées n’est pas en soi fautive et n’engage pas automatiquement la responsabilité civile de celui qui l’a effectuée. La Cour de cassation a clairement affirmé ce principe. Entendant faire respecter la liberté du commerce et de l’industrie, les juges de la première chambre civile de la Cour de cassation ont indiqué que « les idées étaient de libre parcours, le seul fait de reprendre, en le déclinant un concept mis en œuvre par un concurrent ne constitue pas un acte de parasitisme » (Cass. Civ. 1ère civ., 22 juin 2017, 14-20.310).
Pour répondre à la question posée dans le titre de cet article, les idées des workshops sont donc en effet de libre parcours, et la simple émergence d’une idée au cours d’un atelier d’idéation ne peut en permettre l’appropriation.
Toutefois, tout en affirmant le principe, l’arrêt précité introduit la notion de parasitisme comme possible rempart à la reprise. Cette action est réservée à un certain type d’idées, celles représentant une valeur économique.

La condition de valeur économique

L’action en parasitisme est fondée sur l’article 1240 (anciennement 1382) du Code civil et permet d’engager la responsabilité civile de celui à qui est reproché le comportement fautif et ouvre droit à réparation dès lors que sont établis une faute et un préjudice. Elle se définit comme «  l’ensemble des comportements par lesquels un agent économique s’immisce dans le sillage d’un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire » (concernant la reprise d’une méthode de commercialisation de bananes, Cass. Com. 26 janvier 1999, 96-22.457).
Elle est ouverte précisément à celui qui ne peut se prévaloir de droits de propriété intellectuelle (Cass. Civ. 1ère civ., 22 juin 2017, 16-16.799).
Pour respecter le principe de libre circulation des idées, seule la reprise d’idées et de concepts constituant une valeur économique pourra faire l’objet d’une action en parasitisme. La valeur économique résulte du savoir-faire, du travail intellectuel et des investissements mis en œuvre pour développer l’idée en cause procurant ainsi un avantage concurrentiel à celui qui a développé l’idée (TGI Paris, 3ème ch., 1ère sect., 22 mai 2014, VDM).

A ce titre, un arrêt de la Cour de cassation (Cass. Com., 24 novembre 2015, 14-16.806) apporte un éclaircissement intéressant concernant la reprise d’un concept publicitaire. En l’espèce, la société Andros faisait reproche à la société Pepsico d’avoir repris l’idée publicitaire qu’Andros avait développée et qu’elle exploitait via des campagnes de communication et de publicité. Cette idée consistait en le fait d’apposer une étiquette comportant la marque sur le fruit représenté en gros plan dans des visuels publicitaires. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi et ainsi confirmé l’arrêt de la cour d’appel ayant retenu que la reprise de cette idée publicitaire est fautive. La valeur économique résultait de la constatation que cette idée publicitaire « n’est pas usuelle mais distinctive […] par son usage ininterrompu depuis 1988 ».
Pareillement, la Cour de cassation a reconnu la protection d’un concept de restauration en raison de son caractère distinctif. La Cour de cassation a validé la condamnation au titre des agissements parasitaires d’un restaurateur ayant repris un concept existant, et notamment le nom, l’agencement des tables, des sets de table, et les pizzas proposées et pour avoir ainsi profité de manière illégitime du savoir-faire et de la réputation du professionnel à l’origine du concept (Cass. Com., 16 février 2016, 13-28.448).

On ne peut que souligner l’importance de ces décisions pour les professionnels de l’idéation et les entreprises qui entendent exploiter les idées issues des workshops.
En effet, force est de constater que les idées directement issues des ateliers d’idéation n’ont pas encore fait l’objet des investissements et des efforts de différenciation nécessaires à la protection par l’action en parasitisme. Il s’agit d’idées brutes qui ne relèvent pas d’un savoir-faire propre à l’entreprise, mais qui sont plutôt le résultat de fulgurance créative. En conséquence, on peut douter de l’efficacité du recours à l’action en parasitisme pour empêcher la reprise des idées brutes directement issues des workshops d’idéation.
Il importe donc d’intégrer ces idées dans un processus global de création de valeur. Les entreprises doivent utiliser ces idées pour développer leur savoir-faire propre par le biais d’investissements identifiables, qu’il s’agisse d’investissements industriels, marketing ou techniques. Ce faisant, elles se constitueront grâce aux idées issues des ateliers d’idéation, une valeur économique qui a un prix et une valeur sur leur marché. Ce n’est qu’à cette condition que les idées des ateliers d’idéation pourront à terme être protégées au titre de l’action en parasitisme.

Enfin, la notion de parasitisme appliqué à l’idéation nous permet de tirer un autre enseignement pratique pour les entreprises. Il s’agit de veiller à ce que les idées développées à l’occasion des ateliers ne constituent pas non plus une copie d’idées antérieures elles-mêmes protégées en raison de leur valeur économique. En effet, les professionnels du marketing et de la communication ont généralement conscience du risque de contrefaçon et sont sensibilisés à la nécessité de respecter les droits des tiers en s’abstenant de copier des œuvres préexistantes. Ils doivent également intégrer le risque de reprise d’idées, et conserver à l’esprit que malgré le principe de libre circulation, certaines idées constituent une valeur pour des entreprises et bénéficient à ce titre d’une protection. En conséquence, les idées issues des ateliers d’idéation et des exercices créatifs, aussi ludiques et stimulants qu’ils soient, ne sauraient s’en inspirer et en constituer la reprise.

Eric Favreau Responsable Juridique d\'Eyeka Plateforme collaborative de crowdsourcing créatif