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Le droit de retrait chez les fonctionnaires et agents publics contractuels. Par Thibaut Philippon, Avocat.
Parution : samedi 11 avril 2020
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Dans le contexte de la récente actualité liée à la crise du coronavirus (covid-19) le rappel du cadre juridique relatif au droit de retrait apparait plus que nécessaire. En effet, si plusieurs syndicats ont pu appeler salariés et agents publics à faire usage de leur droit de retrait, l’exercice d’un tel droit peut s’avérer périlleux lorsque les conditions ne sont pas réunies.
Article vérifié par l’auteur en septembre 2023.

Si le droit de retrait, d’inspiration communautaire [1], est effectivement invocable tant pour les agents de la fonction publique de l’État [2], que ceux de la fonction publique hospitalière [3] et territoriale [4], son application demeure strictement encadrée. Et pour cause, l’exercice de ce droit peut constituer une exception au devoir d’obéissance hiérarchique susceptible de gravement porter atteinte à la continuité et au bon fonctionnement des services publics.

C’est pourquoi les textes juridiques encadrant ce droit [5] n’autorisent un agent à se retirer d’une situation de travail que s’il constate « une défectuosité dans les systèmes de protection » ou s’il existe « un motif raisonnable de penser » que la situation de travail en question représente « un danger grave et imminent pour sa santé ».

Ceci posé, l’appréciation de l’existence d’un « danger grave et imminent » constitue bien entendu le facteur déterminant permettant au juge d’apprécier la légalité de l’exercice par un agent de son droit de retrait.

Toutefois, aucun texte légal ou règlementaire ne donne une définition précise de cette notion.

Ainsi, dans une circulaire de 2011 non publiée et aujourd’hui abrogée, le Ministre de l’Intérieur estimait qu’un danger grave et imminent devait « s’entendre comme une menace susceptible de provoquer une atteinte sérieuse à l’intégrité physique de l’agent, dans un délai très rapproché » ce qui excluait a priori « les maladies » qui sont « le plus souvent consécutives d’une série d’événements à évolution lente » [6].

Pourtant, dans une publication récente du 26 février 2020 édictée pour répondre aux interrogations liées à la crise du coronavirus, le ministère du travail rappelle pour sa part une précédente circulaire de la Direction générale du travail [7] qui qualifie un danger de « grave » s’il est « susceptible de produire un accident ou une maladie entraînant la mort ou paraissant devoir entraîner une incapacité permanente ou temporaire prolongée » [8].

Ce même texte ajoute néanmoins que l’imminence du danger nécessite qu’il soit « susceptible de se réaliser brutalement dans un délai rapproche » et « que le droit de retrait vise une situation particulière de travail et non une situation générale de pandémie ». Cette formulation semble exclure la possibilité d’un droit de retrait automatique et général fondé sur l’existence même de la crise sanitaire actuelle. Au contraire, il semble que le bien-fondé de l’exercice du droit de retrait demeure conditionné par l’existence préalable d’une vulnérabilité de l’agent liée à une condition médicale ou à des conditions de travail particulières.

Enfin, revenant sur sa précédente appréciation, le Ministre de l’Intérieur estime que l’exigence de proximité du danger n’exclut pas pour autant la notion de « risque à effet différé ». L’autorité ministérielle envisage ainsi la possibilité pour un agent d’user de son droit de retrait en cas de danger immédiat d’irradiation quand bien même le risque de pathologie cancéreuse liée à une telle exposition ne saurait se manifester avant « un long temps de latence » [9].

Faute de définition légale précise, les magistrats administratifs exercent un contrôle normal pour évaluer, au cas par cas, si à la date d’arrêt du travail l’agent pouvait raisonnablement penser, au regard du motif avancé, que la dangerosité de sa situation de travail pouvait justifier l’exercice de son droit de retrait [10].

Si cette approche factuelle est rendue nécessaire par la diversité des cas envisageables elle engendre en revanche une insécurité juridique certaine.

Ainsi, la Cour administrative de Paris a estimé abusif l’usage du droit de retrait d’un agent de surveillance et de sécurité refusant d’intervenir pour porter assistance à un collègue agressé par trois usagers avec des chiens de type pitbull [11]. Le Conseil d’État estime même que des faits de harcèlement moral ne justifient pas nécessairement l’usage de son droit de retrait par l’agent concerné [12]. Dans la droite ligne de cette jurisprudence, la Cour administrative d’appel de Douai a pu juger qu’un agent, quoique victime de harcèlement moral de la part de son supérieur hiérarchique, n’était pas fondé à faire usage de son droit de retrait, « en dépit de la tension réelle régnant entre cet élu et lui-même, dont témoigne le coup qu’il avait reçu le 16 février 2012 lors d’une bousculade [13] ».

Plus souplement, la Cour administrative d’appel de Nantes a quant à elle refusé de considérer comme abusif le droit de retrait exercé par un agent qui alléguait, d’une part, être exposé à des brulures du fait de l’absence de mise à sa disposition de gants adaptés à des travaux de soudures, d’autre part, être exposé à l’inhalation de produits toxiques du fait de l’absence de système d’aération suffisamment efficace. Pourtant l’administration démontrait, par des analyses réalisées postérieurement au retrait de l’agent, l’existence d’une ventilation suffisante pour se conformer aux obligations réglementaires [14]. De manière peut-être plus anecdotique, le Tribunal administratif de Besançon a pu considérer comme légitime l’exercice du droit de retrait d’un agent refusant de prendre place dans un godet de tracteur levé à quatre mètres du sol pour lui permettre de fixer des illuminations [15].

Fort logiquement, les textes prévoient par ailleurs que l’exercice du droit de retrait ne doit pas aboutir à « créer pour autrui une nouvelle situation de danger grave et imminent [16] ». C’est d’ailleurs pourquoi, sapeurs-pompiers, policiers municipaux et gardes champêtres sont exclus du dispositif du droit de retrait dans le cadre de l’exercice de certaines de leurs missions de secours et de sécurité des personnes et des biens [17].

Plus étonnant, le droit de retrait ne semble pas être invocable lorsque « le risque concerne des personnes extérieures à l’entreprise, notamment des usagers [18] ». Ainsi, le juge administratif a constaté l’illégalité du droit de retrait exercé par un agent public motivé par la péremption d’un défibrillateur présent dans une piscine municipale dès lors que cette circonstance n’était pas susceptible de constituer « un danger grave et imminent pour sa propre vie ou sa santé [19] ».

Encore faut-il noter que l’appréciation du Juge tient bien évidemment compte des fonctions exercées par l’agent.

Ainsi, le Ministre de l’Intérieur rappelle que « le danger grave » se distingue « du risque habituel du poste de travail ou des conditions normales d’exercice, même si l’activité peut être pénible ou dangereuse » [20]. Dans ce contexte, le droit de retrait des militaires semble réduit à peau de chagrin dès lors que l’alinéa 2 de l’article L. 4111-1 du Code de la défense prévoit que : « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême ». Cette dévotion n’est toutefois pas attendue d’un militaire « exerçant des activités de même nature que celles confiées au personnel civil » [21], le droit de retrait lui étant alors ouvert dans des conditions comparables au droit commun.

L’usage abusif du droit de retrait peut fortement perturber le bon fonctionnement des services publics. A l’inverse, la décision par laquelle l’administration refuse de reconnaitre le bien-fondé du droit de retrait exercé par un agent engendre pour l’intéressé des conséquences financières lourdes mais également, potentiellement, des sanctions disciplinaires.

Pour limiter tout abus, les textes imposent aux agents d’alerter préalablement ou concomitamment l’autorité administrative compétente avant de faire usage du droit de retrait. Faute de quoi, cette mise en œuvre est illégale et autorise l’administration à opérer une retenue sur le traitement pour absence de service fait [22]. En outre, l’agent usant de son droit de retrait doit immédiatement reprendre le travail lorsque la situation de danger grave et imminente a cessé sans que l’administration n’ait à avertir l’intéressé des mesures qu’elle a prise pour y mettre fin [23].

En contrepartie et contrairement au principe général [24], les décisions portant retenues sur salaire (et a fortiori les décisions de sanction) pour absence de service fait en raison de l’exercice illégal du droit de retrait doivent être motivées. Toutefois, l’administration n’est pas tenue de saisir le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail préalablement à l’adoption d’une décision portant refus d’exercice du droit de retrait à l’encontre d’un agent l’ayant exercé [25] ».

Ainsi, au regard de ces conséquences radicales, tant l’administration que ses agents ont tout intérêt à se faire accompagner par un avocat ou un service juridique compétent pour les aider à apprécier la légalité de l’usage du droit de retrait. Quitte à s’en remettre, en cas de désaccord, à la sagesse des juridictions administratives…

Thibaut Philippon, Avocat. https://www.philipponavocat.com

[1Articles 8-4 et 8-5 de la directive cadre européenne n° 89/391/CEE du 12 juin 1989 du conseil des communautés européennes, concernant la mise en œuvre des mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail

[2Articles 5-6 et suivants du décret n° 82-453 du 28 du 28 mai 1982 relatif à l’hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu’à la prévention médicale dans la fonction publique

[3Articles L4131-1 et suivants du Code du travail sur renvoi de l’article L. 4111-1, 3° du Code du travail

[4Articles 5-2 et suivants du décret n°85-603 du 10 juin 1985 relatif à l’hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu’à la médecine professionnelle et préventive dans la fonction publique territoriale

[5Voir supra notes de bas de page 1, 2, 3 et 4

[6Circulaire du Ministre de l’Intérieur DGCL-FPT3/2000, n° 576/DEP en date du 9 octobre 2001

[7Circulaire n° 93/15 du 25 mars 1993 relative à l’application de la loi n° 82.1097 du 23 décembre 1982 (modifiée par la loi n° 91.1414 du 31 décembre 1991) et du décret n° 93.449 du 23 mars 1993

[9Circulaire du ministre de l’intérieur du 12 octobre 2012 n° NOR :INTB1209800C relative à l’application des dispositions du décret n° 85-603 du 10 juin 1985 modifié relatif à l’hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu’à la médecine professionnelle et préventive dans la fonction publique territoriale

[10CE, 16 décembre 2009, n° 320840

[11CAA Paris, 21 mars 2007, n° 03PA04675

[12Supra note de bas de page 10

[13CAA Douai, 28 mars 2018, n° 15DA00111

[14CAA Nantes, 6 décembre 2007, n° 06NT01656

[15TA Besançon, 10 octobre 1996, n° 960071

[16Voir article 5-1 du décret susmentionné n°85-603 du 10 juin 1985, article 5-6 du décret susmentionné du n° 82-453 du 28 mai 1982 et article 4132-1 du Code du Travail

[17arrêté du 15 mars 2001 portant détermination des missions de sécurité des personnes et des biens incompatibles avec l’exercice du droit de retrait dans la fonction publique territoriale

[18Supra note bas de page 8

[19CAA Versailles, 6 juillet 2017, n° 15VE02614

[20Supra note bas de page 9

[21Article 12 du décret n° 2012-422 du 29 mars 2012 relatif à la santé et à la sécurité au travail au ministère de la défense

[22Sous-sections réunies, CE, 18 juin 2014, n° 369531, TA Melun, 13 juill. 2012, n° 1004142/11 ; TA Melun, 2 juin 2015, n° 1403228

[23CE, 2 juin 2010, n° 320935

[24CE, 2 novembre 2015, n° 372377 : la décision par laquelle l’autorité administrative, lorsqu’elle liquide le traitement d’un agent, procède à une retenue pour absence de service fait au titre du 1° de l’article 4 de la loi du 29 juillet 1961 constitue une mesure purement comptable, qui n’a pas le caractère d’une décision refusant un avantage dont l’attribution constitue un droit au sens de l’article 1er de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979. Elle n’a donc pas à être motivée.

[25Sous-sections réunies, CE, 18 juin 2014, n° 369531 ; CAA Marseille, 25 janvier 2019, n° 17MA00156

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