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Les Barreaux américains et leurs questionnaires sur la santé mentale des postulants avocats. Par Vincent Ricouleau, Professeur de droit.
Parution : jeudi 22 octobre 2020
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Le métier d’avocat aux Etats-Unis, Etat fédéral, est connu comme très exigeant sur tous les plans. Les critères d’admission, au sein des barreaux régis par des régles différentes, ne facilitent pas le parcours des postulants. Mais pire, des questionnaires portant sur la santé mentale sont soumis aux candidats afin d’évaluer notamment leurs capacités d’exercice. Qu’en est-il actuellement de ces questionnaires, violant quantité de principes juridiques et si loin des exigences de la médecine ?

Pour devenir avocat aux Etats-Unis, il faut comme dans les autres pays posséder certains diplômes et s’inscrire au barreau d’un Etat fédéral. Mais au préalable, il faut affronter des obstacles d’un genre particulier, notamment se soumettre à la fameuse « separate evaluation of character and fitness », c’est-à-dire l’évaluation du caractère, de la personnalité et des aptitudes.

En réalité, un questionnaire porte sur la santé mentale de l’étudiant. Il viserait, nous dit-on, à évaluer les capacités à exercer le métier d’avocat.

45 Etats et Washington D.C prévoient une ou des questions relatives à l’état mental du requérant.

12 Etats (Hawai, Louisiane, Montana, New Mexico, Caroline du Nord, Dakota du Nord, Ohio, Oklahoma, Dakota du sud, Vermont, Virginie et le Wyoming) ainsi que Washington D.C, ont adopté le questionnaire mis au point par the National Conference of Bar Examiners (NCBE).

Ce questionnaire est aussi soumis aux requérants, par 15 autres Etats mais qui ne suivent pas officiellement the NCBE test.

Ces Etats, (Alabama, Arkansas, Colorado, Connecticut, Delaware, Idaho, Indiana, Iowa, Kentucky, Maryland, Montana, Nevada, Oregon, Rhode Island) soumettent au requérant au moins une question du NCBE.

16 autres Etats ont mis au point leur propre questionnaire, comme l’Arizona, la Californie, l’Illinois, le Massachusetts, le Mississipi, la Pensylvanie, le Tennessee, la Virginie. Washington ne retient pas l’état mental du candidat lors de l’inscription au barreau.

Certes, les procédures lancées par des défenseurs des droits civiques provoquent des évolutions au sein des barreaux. Mais la lenteur des réformes nous amène à tenter de comprendre le processus.

Revenons un peu en arrière pour évoquer le rôle majeur du juge David Lionel Bazelon (1909-1993).

Fils de migrants d’origine russe, juif, de famille modeste, après des études de droit à Chicago, le parcours de Bazelon est remarquable.

ll a été nommé par le Président Harry S. Truman en octobre 1949 à la United States Court of Appeals for the District of Columbia Circuit. Il est le plus jeune juge nommé dans cette juridiction. Il sert ensuite comme Chief Judge de 1962 à 1978. Il est membre de la Judicial Conference of the United States de 1963 à 1977.

Le juge Bazelon s’illustre notamment dans la lutte contre les discriminations et la défense des droits civiques des personnes atteintes de troubles mentaux, hospitalisées ou non.

Ainsi, l’affaire Rouse V.Cameron (D.C.Cir.1966) fait date. Cet arrêt pose le principe que les patients en institutions de santé mentale ont droit à un traitement. Le médecin et avocat Morton Birnbaum avait déjà écrit en 1960 un article « The right to Treatment » dans l’American Bar Association Journal.

Le juge David Lionel Bazelon a donné son nom au "Bazelon Center for Mental Health Law".

On peut lire sur le site du Bazelon Center que cette institution a joué un rôle important dans le respect de the Americans with Disabilites Act (ADA). Il a été décisif dans le cas historique Olmstead v.L.C (1999), rappelant la nécessité de lutter contre la discrimination à l’égard des personnes souffrrant de troubles mentaux.

Tout commence en janvier 2011.

The Bazelon Center dépose une plainte devant la section des droits civiques du département de la justice (DOJ) au nom d’une jeune avocate. Son admission au barreau de Louisiane fait l’objet de conditions spécifiques. Cette jeune avocate souffre en effet de problèmes psychologiques, en l’espèce, de troubles bipolaires, traités, existant déjà pendant le cursus universitaire. On n’en sait pas beaucoup plus.

Le barreau de la Louisiane exige en effet dans son processus d’admission, la transmission de tout diagnostic et de tout traitement pour les troubles bipolaires, la schizophrénie, la paranoïa, ou tout autre problème psychiatrique, survenu les cinq dernières années.

Voici quelques exemples de questions posées aux postulants au barreau de la Louisiane.
- Au cours des 5 dernières années, avez-vous été diagnostiqué ou avez-vous été traité pour des troubles bipolaires, une schizophrénie, une paranoïa, ou d’autres problèmes psychologiques ?
- Souffrez-vous de difficultés, s’exprimant notamment par la consommation de substances, d’alcool ou par des problèmes mentaux, émotionnels, de dépression nerveuse, des difficultés pouvant en tout état de cause affecter la capacité de pratiquer le droit conformément aux règles professionnelles ?

La jeune avocate, qui a répondu en toute transparence, ne souhaitant pas être recalée pour mensonge, est admise au barreau mais doit se soumettre à des procédures qui stigmatisent son état mental. Ainsi, elle doit être suivie pendant cinq ans par un court-appointed monitor. Un psychiatre doit adresser des rapports au Louisiana Office of Disciplinary Counsel. En outre, son moniteur peut demander des informations à son employeur ou à son superviseur. Brer, elle se sent épiée, pas forcément aidée, stigmatisée et surtout en sursis.

La position du Bazelon Center est de dire que cette jeune avocate doit être autorisée à exercer pleinement sa profession, sans obstacle aucun, nonobstant certaines difficultés d’ordre psychologique, qu’un traitement peut en outre stabiliser. A défaut, il s’agit d’une violation caractérisée des dispositions du titre II de the American With Disabilities Act et de la section 504 de Rehabilitation Act.

Le résultat des investigations du DOJ est sans ambiguïté. Le barreau de la Louisiane ne peut soumettre aux postulants de tels questionnaires.

L’Honorable Bernette J. Johnson, Chief Justice, Louisiana Supreme Court, Elisabeth S. Schell Executive Director Louisiana Supreme Court, Charles B. Plattmsier, Chief Disciplinary Counsel Louisiana Attorney Disciplinary Board Office of Disciplinary Counsel, rendent leur decision le 5 février 2014.

Le barreau de Louisiane est débouté de ses demandes. La jeune postulante au barreau doit s’inscrire et pratiquer comme tout autre candidat admis, sans exception, sans dérogation, sans condition.

Une décision très importante qui aboutira à un accord avec le Département de la Justice, concrétisé par le Consent Decree du 15 août 2014.

Le Consent Decree du 15 août 2014 interdit par conséquent de telles pratiques discriminatoires, attentatoires à la liberté individuelle, en se fondant sur l’American Disabilities Act.

Comment en effet prévoir la conduite d’un avocat à partir d’un questionnaire portant sur la santé mentale, rempli à une certaine date ?

La Cour ne se prive pas de solliciter des réformes, notamment de revoir la trame des questionnaires, dont certains thèmes relatifs à la santé mentale doivent correspondre à des cas très particuliers. Par ailleurs, le respect de la vie privée et des données confidentielles relatives à la santé doit être prioritaire.

Toutefois, quasiment tous les barreaux américains utilisent avec certaines variantes, ces questionnaires sur la santé médicale.

La plupart pensent que ces pratiques sont totalement fondées, permettant de déceler les futurs professionnels susceptibles de mettre en péril leurs clients.

La lutte va être rude pour imposer le Consent Decree dans un Etat fédéral où les barreaux sont très puissants, autonomes, en concurrence.

En août 2015, soit une année après, the American Bar Association (ABA) via sa commission on Disability Rights, adopte la résolution 102. La résolution 102 exige l’élimination de tout questionnaire portant sur l’histoire de la santé mentale, les diagnostics et les traitements. La santé mentale des candidats au barreau ne doit pas être un sujet de sélection.

En 2017, la National Task Force on Lawyer Well-Being Practical Recommandations for Positive Change, publie des propositions pour accélérer les réformes au sein des barreaux, toujours très réticents à modifier leurs pratiques.

Une coalition se forme alors entre ABA Working Group to Advance Lawyer Well-Being, the ABA Commission on Lawyer Assistance Programs, the ABA Standing Committee on Professionalism and the National Association of Bar Counsel.

En août 2017, The Conference of Chief Justices (CCJ) vote la résolution 6, adoptant les 44 recommandations du National Task Force on Lawyer Well-Being.

En février 2018, the ABA House of Delegates adopte la résolution 105 ! L’objectif réaffirmé est de réduire les problèmes de santé mentale et d’addictions, des juges, des avocats, sans oublier les étudiants en droit.

La National Conference of Bar Examiner, qui a mis au point des questionnaires standards adoptés par nombre de barreaux américains, a un comportement difficile à interpréter.

Alors, au printemps 2019, il y a une nouvelle offensive du Bazelon Center for Mental Health Law. L’esprit du juge Bazelon est plus que jamais présent. Le centre déclare que the Louisiana Decree reste lettre morte dans nombre d’Etats et qu’il faut réagir !

Ainsi, le 30 juillet 2019, le gouverneur de Californie Gavin Newsom, signe le Senate Bill 544 into law. Ce texte amende The California Business and Professions Code Section 6060. Il interdit d’une manière générale de requérir des informations sur la santé mentale.

En janvier 2018, le Connecticut Bar Examining Committee retire le questionnaire sur la santé mentale du dispositif d’admission.

La Floride fait de même en octobre 2018. La Virginie s’incline en janvier 2019.

Le Michigan State Bar Board of Commissioner déclare vouloir appliquer The Louisiana Consent Decree, en mars 2019 mais aussi solliciter des professionnels de la santé mentale.
A surveiller de près, car qui seront ces professionnels de la santé ? Seront-ils indépendants, impartiaux ? Dans quels cas interviendront-ils ? Quelles conditions imposeront-ils ?

Aux Etats-Unis, le barreau de New York n’est jamais silencieux.

Henry Greenberg, le Président du barreau de New York, déclare ainsi que le temps passé à l’université de droit est marqué par un stress extrême, une anxiété et des exigences très importantes, en plus d’une incertitude financière.

Il ne nous apprend rien.

Il ajoute : "beaucoup d’étudiants reconnaissent ne pas requérir d’aide psychologique parce qu’ils sont inquiets des retentissements sur leur demande d’admission au barreau".

La vie des étudiants américains en droit est tout sauf un fleuve tranquille. Tout le monde le sait. Suffisamment d’études sur leur état médical, leur endettement, ont été publiées. En revanche, tout obstacle aux soins, inhérent à des processus de sélection à l’entrée des barreaux, est à bannir.

Greenberg sait que la partie est perdue, les médias s’intéressant de plus en plus à l’affaire. Il lance alors en juin 2019 la rédaction d’un rapport.

Le 13 août 2019, the Working Group On Attorney Mental Health of the New York State Bar Association rend son fameux rapport intitulé "The Impact, Legality, Use and Utility of Mental Disability Questions on The New York Sate Bar Applications".

Le barreau de New York vote donc le 2 novembre 2019 les recommandations, visant à interdire les questions sur la santé mentale.

Une question se distingue et pourrait faire l’objet d’un certain consensus dans le processus de sélection des postulants aux barreaux.
La voici : au cours des cinq dernières années, avez-vous eu une conduite ou un comportement qui pourrait remettre en question votre capacité de réaliser pleinement votre futur travail d’avocat, impliquant le respect des règles éthiques et professionnelles ?

Mais dans un Etat fédéral où quelques heures de voiture vous exposent à d’autres lois, cette question aura-t-elle une chance de s’imposer ? Les Etats ne seront-ils pas encore tentés de jouer leur carte ?

Ce type de question éviterait de stigmatiser les étudiants souffrant de troubles mentaux, graves ou pas. La conséquence de telles pratiques au sein des barreaux américains est bien souvent le refus de se soigner. Ainsi, le postulant pouvait ne rien déclarer, tout en connaissant parfaitement ses troubles.

En quoi des antécédents médicaux d’ordre psychiatrique, remontant potentiellement à 5 ans, peuvent-ils influer et déterminer la capacité professionnelle d’un avocat, sauf cas très particuliers ? Quel intérêt à fournir le type de traitement médical dont la posologie peut varier en fonction des pathologies, celles-ci étant chroniques ou aigues ? Qui, d’abord, au sein du barreau, est capable d’évaluer l’impact des réponses sur la pratique du métier d’avocat ? Qui a décidé de la nature des questions ? Répondre à un questionnaire sur la santé mentale à un instant T ne signifie aucunement ne pas présenter de troubles psychiatriques dès le lendemain. Un état de santé mentale évolue.

Mais alors combien d’étudiants en droit victimes de cette guillotine à l’entrée des barreaux qu’est littéralement ce type de questionnaire ?

Quels sont d’ailleurs les troubles générés par cette discrimination, subis par ces victimes ?

Existe-t-il un risque d’actions collectives contre les barreaux ?

Allons-nous voir des étudiants inscrits au barreau, alors qu’ils avaient été rejetés pour un état mental jugé incompatible avec la pratique du métier d’avocat ?

Quels sont les réels critères objectifs ?

On n’en est pas là. Mais le feu couve.

Notons que le meilleur avocat des postulants discriminés a été un juge, le juge Bazelon, dont la persévérance et le sens de la justice ont permis de créer une jurisprudence et un centre très spécialisé dans la défense des personnes souffrant de troubles mentaux. La relève semble acquise. Mais compte tenu de la puissance des barreaux américains, une vigilance combative est prônée [1].

On voit toutefois que les avocats américains ne sont pas à un paradoxe près.

A suivre.

Vincent Ricouleau Professeur de droit -Vietnam - Legal Counsel Titulaire du CAPA - Expert en formation pour Avocats Sans Frontières - Titulaire du DU de Psychiatrie (Paris 5), du DU de Traumatismes Crâniens des enfants et des adolescents (Paris 6), du DU d'évaluation des traumatisés crâniens, (Versailles) et du DU de prise en charge des urgences médico-chirurgicales (Paris 5). Directeur fondateur de la clinique francophone du droit au Vietnam. Auteur du Guide des RPS des Avocats.

[1Le Guide des Risques Psychosociaux des avocats que je viens de publier : https://www.amazon.fr/GUIDE-RISQUES..., pourrait être une bonne lecture pour comprendre les actions menées aux USA visant à protéger les avocats américains des RPS.