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Arrêt Google Suggest (Pierre B) : sur l’excuse de bonne foi, la liberté d’expression et la notion de débat d’intérêt public. Par Antoine Cheron, Avocat.
Parution : mercredi 3 avril 2013
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La Cour de cassation a rendu le 19 février 2013 une décision qui fait une nouvelle application des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 aux outils de communication développés par Google et notamment à sa fonctionnalité Google Suggest. Les décisions rendues en cette matière sont déjà assez nombreuses, notamment en matière d’injures et de diffamation. On constate que les juges font preuve d’une certaine souplesse pour concilier les dispositions du texte de 1881 et les outils développés sur Internet par Google.
Cass Civile 1rr 19 Février 2013 Pierre B. / Google Inc., Eric S., Google France

C’est particulièrement le cas de la présente décision où il était question de l’application des faits justificatifs de l’infraction de diffamation, et plus précisément l’excuse de bonne foi, dans le cadre de l’utilisation de l’outil Google Suggest.

En l’espèce, Pierre Bellanger, directeur de Skyrock, qui avait été condamné en 2010 par les juridictions répressives à 3 ans d’emprisonnement avec sursis pour corruption de mineure, a assigné la société Google et son directeur pour diffamation. Il leur était reproché de faire apparaître sur le service Google Suggest lors de requêtes des internautes portant sur « Pierre B. », les associations suivantes : « Pierre B. condamné, Pierre B. prison, Pierre B. sataniste et Pierre B. violeur ».

Le TGI de Paris a prononcé dans sa décision du 8 décembre 2010 la condamnation de la société Google du chef de diffamation et a écarté l’excuse de bonne foi soutenue par Google. Les juges ont retenu contre Google l’infraction de diffamation car ils ont estimé que la société a joué un rôle actif dans la présentation des suggestions de recherche.

Les juges d’appel ont confirmé l’infraction de diffamation à l’encontre du représentant de Google sur le fondement de l’article 29 de la loi de 1881 mais ont réformé le jugement sur l’excuse de bonne foi. Ils ont ainsi accordé au représentant de Google le bénéfice de l’excuse de bonne foi au motif que les items ou suggestions dénoncées « ne correspondent pas à des faits dénaturés, étant l’introduction à des commentaires d’un dossier judiciaire publiquement débattu ».

Le pourvoi formé par la victime de la diffamation développe plusieurs arguments centrés sur la violation de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 dont l’essentiel consiste à faire valoir que les conditions de mise en œuvre de l’excuse de bonne foi ne sont pas réunies en l’espèce.

La question posée à la Cour de cassation portait sur les conditions de mise en œuvre de l’excuse de bonne foi en matière de presse dans le cas particulier d’un procédé de recherche tel que Google Suggest. La 1re Chambre civile approuve la décision des juges d’appel : «  la Cour d’appel a retenu à bon droit que les critères de prudence dans l’expression et de sérieux de l’enquête se trouvaient réunis au regard d’un procédé de recherche dont la fonctionnalité se bornait à renvoyer à des commentaires d’un dossier judiciaire publiquement débattu ».

L’adaptation des conditions d’excuse de bonne foi à Google Suggest

L’excuse de bonne foi est une création jurisprudentielle qui vise à assouplir la présomption d’intention coupable dans les imputations diffamatoires. La preuve de la bonne foi qui permettra d’échapper à la qualification de diffamation nécessite de remplir cumulativement quatre conditions : légitimité du but poursuivi, absence d’animosité personnelle, prudence et mesure dans l’expression ainsi que le sérieux de l’enquête.

La Cour de cassation exerce un contrôle strict de la qualification de bonne foi et exige des juges du fond qu’ils caractérisent précisément chacune des conditions requises en analysant concrètement les circonstances de faits, lesquels doivent justifier l’exception de bonne foi. Ainsi, la Cour de cassation censure un arrêt qui admet un prévenu au bénéfice de la bonne foi « sans constater qu’il avait procédé à une enquête sérieuse » (Crim., 31 janvier 2006 n° 05-83.936).

En l’espèce, les critères de légitimité du but poursuivi et l’absence d’animosité personnelle ne font pas difficulté et ne sont pas évoqués par les moyens du pourvoi. En revanche, ceux relatifs à la prudence dans l’expression et à l’enquête sérieuse polarisent toute la discussion. Ces deux critères ont été dégagés par la jurisprudence pour encadrer le travail de journalisme au regard de la liberté d’expression à une époque où les moyens de communication moderne n’existaient pas encore.

Dans la présente affaire, la victime de la diffamation fait valoir dans son pourvoi que la Cour d’appel avait accordé le bénéfice de l’excuse de bonne foi sans avoir caractérisé les critères de prudence et de mesure dans l’expression et en dispensant le prévenu de toute enquête sérieuse préalable à l’énoncé des suggestions. Ce faisant la victime s’appuie logiquement sur la jurisprudence traditionnelle exigeant des juges du fond une analyse concrète des faits de nature à justifier l’excuse de bonne foi.

Or la Cour d’appel considère que les critères de prudence dans l’expression et de sérieux de l’enquête «  doivent être appréciés en fonction du mode de communication en cause ». Ici il s’agit de l’outil Google Suggest qui permet d’offrir à l’internaute des propositions de mots-clés renvoyant à des sites en fonction de la fréquence des requêtes. Pour les juges d’appel chacune des expressions dénoncées a pour fonctionnalité de faciliter l’accès à des sites traitant de la problématique envisagée dans l’expression (ainsi « Pierre B. violeur » renvoie à des blogs de sites de journaux traitant de l’affaire judiciaire dans laquelle il était impliqué). Dès lors ajoute la Cour d’appel, « lors de la mise en œuvre des fonctionnalités, il n’est nullement fait obligation pour l’éditeur de contenu de procéder à une enquête journaliste ».

Comme le précise la Cour de cassation dans son attendu, le procédé de recherche ne se borne qu’à renvoyer à des commentaires d’un dossier judiciaire publiquement débattu. Les critères de prudence et de sérieux de l’enquête sont donc satisfaits par le seul renvoi aux commentaires traités par ailleurs. Il suffit que l’information à laquelle renvoient les expressions soit objective. C’était le cas en l’espèce puisque toutes les expressions dénoncées renvoyaient à des commentaires d’un dossier judiciaire publiquement débattu : Pierre B. a été jugé devant plusieurs juridictions pénales où il a été débattu des actes de viol dont il était accusé par une mineure, de la peine de prison ferme prononcée contre lui etc..

L’influence des notions de débat d’intérêt public et général dans la décision de la Cour de cassation

La jurisprudence avait déjà commencé à infléchir ses exigences dans l’admission de la bonne foi afin d’être en harmonie avec les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme qui cherche à privilégier une liberté d’expression favorable à un large débat sur des questions d’intérêt général.

La 1re Chambre civile semble faire référence à cette idée de débat d’intérêt général lorsqu’elle évoque le renvoi à des commentaires d’un dossier judiciaire « publiquement débattu  ». De plus, elle ne contredit pas la Cour d’appel qui pour justifier son refus de sanctionner le représentant de Google invoque le risque d’une «  ingérence disproportionnée » au regard de l’article 10 de la CEDH. L’article 10 consacré à la liberté d’expression réserve en effet l’hypothèse d’une atteinte à cette liberté lorsque des exigences supérieures de sécurité notamment l’exigent. Tel n’est pas le cas en l’espèce. D’autant plus qu’il s’agit en l’occurrence, rappelle la Cour d’appel, d’une « affaire traitant d’atteintes sexuelles à l’égard d’une mineure, sujet légitime de discussion et de controverse » dans une société démocratique.

Si Google a échappé en l’espèce à toute condamnation pour diffamation, la nature sensible de l’affaire y a certainement contribué. Se pose donc la question de savoir si Google pourra à l’avenir bénéficier de l’excuse de bonne foi pour le cas d’une affaire qui présenterait moins d’intérêt pour un débat public. Google continuera très probablement à revendiquer son statut de moteur de recherche ayant un rôle passif et l’utilisation d’algorithmes l’empêchant de pratiquer tout choix éditorial afin de bénéficier des faits justificatifs de la diffamation.

{{Antoine Cheron ACBM Avocats }} [->acheron@acbm-avocats.com]