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Jugement Amexs / Indigo : lien hypertexte, nouvelle mise en ligne et fait précis susceptible de caractériser une diffamation. Par Antoine Cheron, Avocat.
Parution : mardi 9 avril 2013
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La complexité du droit de la presse a conduit plusieurs auteurs à le qualifier de droit à « chausse-trappes procédurales ». Cela est d’autant plus vrai en matière de diffamation, infraction de presse la plus couramment commise par les journalistes. Il est admis par ailleurs que les dispositions protectrices de la loi du 29 juillet 1881 permettent de garantir aux journalistes une liberté d’expression, d’autant plus nécessaire qu’elle vise l’information du public.
Dans un jugement du 18 mars 2013, le TGI de Paris donne un exemple de cette complexité procédurale, jugement dans lequel, après avoir déclaré l’action en diffamation recevable comme non prescrite, les requérants ont été déboutés en raison de l’absence de caractère diffamatoire des propos incriminés.

En l’espèce, le site d’information Africa Intelligence, immatriculé à Paris, et la Lettre Maghreb Confidentiel, ont publié les 14 et 28 juillet ainsi que le 8 septembre 2011, 3 articles relatant la mort d’un commissaire de police, ancien garde du corps du roi du Maroc Mohamed VI.

Le premier article du site annonçait que le commissaire était mort lors d’une fusillade survenue le 12 juillet dans les locaux de la société AMEXS située à Rabat, alors qu’il tentait d’empêcher un cambriolage. Puis, le second article en date du 28 juillet indiquait que l’assassin du commissaire est un militaire qui a officié à la garde royale et au Palais avant d’être licencié, l’article rapportait que ce fait « conduit les enquêteurs à privilégier la piste d’un règlement de compte interne, plutôt qu’un cambriolage ». Enfin l’article du 8 septembre rapportait que le « patron de la société AMEXS, a été durant des années un agent des services de renseignements extérieurs du royaume » et « certains évoquent donc une ‘’recherche de documents ‘’ pour expliquer ce cambriolage qui a mal tourné.. ».

A la suite de cette publication, la société AMEXS et son dirigeant ont assigné la Lettre du Maghreb Confidentiel diffusée sur le site Internet www.africaintelligence.fr et son directeur de publication, sur le fondement du caractère diffamatoire de ces trois articles, en ce qu’ils sont inexactes et leur imputeraient d’être impliqués dans l’homicide du commissaire.

1- La recevabilité de l’action en diffamation

Il était soutenu en défense la prescription des faits incriminés. Sur le fondement de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, le site Internet et son directeur de publication invoquaient le délai de 3 mois pendant lequel la victime d’une diffamation est admise à agir en justice. Selon eux, l’assignation a été délivrée le 5 décembre 2011 tandis que les articles sont datés du 14 et 28 juillet 2011. Plus de 3 mois se sont écoulés, ces derniers sont donc couverts par la prescription.

Il n’y a en revanche pas de prescription s’agissant du troisième article, daté du 8 septembre. Cet article d’ailleurs renvoie grâce à un lien hypertexte à l’article du 14 juillet, qu’il reproduit partiellement. Or selon le tribunal « la création d’un tel lien doit être analysé comme une nouvelle mise en ligne du texte auquel ce lien hypertexte renvoie ». Par conséquent, ce nouvel accès à l’article ancien fait courir un nouveau délai de 3 mois à compter du 8 septembre puisque le délit est à nouveau commis. En définitive la prescription est acquise pour le seul article diffusé le 28 juillet.

La présence d’un lien hypertexte est donc équivalente au contenu même auquel ce lien renvoie. Cette solution est largement admise par la jurisprudence et notamment pour les liens externes, c’est-à-dire pour les liens qui renvoient à d’autres sites Internet. C’est le cas en matière de propriété intellectuelle où les tribunaux ont souvent l’occasion d’ordonner le retrait d’un lien hypertexte pour contrefaçon : un site qui fournit des liens pour accéder à des contrefaçons de films et créé uniquement pour permettre un tel accès s’analyse en une complicité de contrefaçon par fourniture de moyens (CA de Paris 1er juill. 2011 n° 017963).

En l’espèce il s’agit d’un lien interne renvoyant vers les archives du même site, c’est-à-dire à une ressource interne, il n’est donc pas question de violation de propriété intellectuelle mais simplement de savoir si la présence d’un lien hypertexte renvoyant à un ancien article doit être considérée comme une nouvelle publication du contenu de cet ancien article. Pour répondre à cette question, il semble essentiel de prendre en considération la finalité d’un lien hypertexte  : celle de faciliter la navigation sur Internet en permettant un accès direct à la cible. Le lien ne fait que faciliter, il offre le moyen ou le cheminement vers la cible, et n’existe qu’à la mesure de l’élément auquel il renvoie, c’est-à-dire ici au contenu de l’article du 14 juillet 2011.

2- L’absence du caractère diffamatoire des propos

Après avoir jugé que l’action en diffamation était recevable, le tribunal en vient à analyser les propos incriminés afin de déterminer s’ils répondent aux exigences de l’article 29 de la loi de 1881. Préalablement à cette analyse, le tribunal rappelle le cadre légal et jurisprudentiel de l’infraction de diffamation.

Ainsi, l’article 29 alinéa 1er de la loi de 1881 définit la diffamation comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». Que pour caractériser l’imputation diffamatoire la jurisprudence considère que doit exister à côté de l’élément moral (présumé exister), un élément matériel réunissant les éléments légaux suivants : une allégation ou imputation, l’articulation d’un fait précis, une atteinte à l’honneur ou à la considération.

C’est principalement sur ces deux derniers éléments que s’est prononcé le tribunal pour retenir l’absence de caractère diffamatoire des propos incriminés. D’une part, s’agissant de l’atteinte à l’honneur ou à la considération, il a jugé que les phrases « la fusillade a eu lieu au siège d’AMEXS à Rabat » et « le dirigeant d’AMEXS était durant des années un agent des services du renseignement extérieur dont les relations avec ces services se seraient dégradées en 2005 » ne peuvent être considérées comme des faits portant atteinte à l’honneur ou à la considération de la société AMEXS ou de son dirigeant. Elles constituent tout au plus des propos « désagréables ou préjudiciables ».

Concernant d’autre part, l’articulation de faits précis, les juges ont retenu que la phrase « certains évoquent donc la ‘’recherche de documents’’ pour expliquer ce cambriolage qui a mal tourné » n’impute aucun fait précis susceptible de faire l’objet d’un débat sur la vérité. En effet, diffamer consiste à imputer à une personne un fait précis qui est de nature à être « daté et circonstancié ».

La qualification à laquelle procèdent les juges emprunte à la fois aux écrits incriminés et aux circonstances dans lesquelles ils ont été émis. Les juges pourront ainsi déterminer si l’affirmation contenue dans les écrits en cause est ou non susceptible d’être contrôlée ou démentie, critères permettant de considérer qu’il y a matière à un débat contradictoire et révélateur du caractère diffamatoire de l’affirmation.

La Cour de cassation a déjà eu l’occasion de préciser la notion de faits précis susceptibles de caractériser la diffamation. Ainsi, dans un arrêt d’assemblée plénière, elle a retenu que ne constitue pas une diffamation envers une administration publique, l’imputation faite aux forces de police de la commission, en toute impunité, de centaines de meurtres de jeunes des banlieues : « Mais attendu qu’ayant exactement retenu que les écrits incriminés n’imputaient aucun fait précis, de nature à être, sans difficulté, l’objet d’une preuve ou d’un débat contradictoire, la cour d’appel en a déduit à bon droit que ces écrits, s’ils revêtaient un caractère injurieux, ne constituaient pas le délit de diffamation envers une administration publique » (AP 25 juin 2010 n° 08-86891).

Le site Internet a ainsi bénéficié de cette jurisprudence relative à l’absence d’articulation précise de faits pour échapper à l’incrimination de diffamation, mais il restera à se demander cependant si les journalistes en cause ont fait preuve de prudence et de mesure dans l’expression, comportements indispensables pour bénéficier d’une large liberté d’expression. De plus comme le rappelle le présent jugement, sans pourtant l’avoir examiné, la diffamation par insinuation est punissable comme la diffamation directe dès lors qu’elle créée la plus grande incertitude sur les faits dans l’esprit des lecteurs.

La Cour de cassation exerce un contrôle sur les qualifications adoptées par les juges du fond. Son contrôle intervient davantage sur les éléments intrinsèques, c’est-à-dire sur les écrits eux-mêmes, tandis que les circonstances dans lesquelles ils ont été émis restent à l’appréciation souveraine des juges du fond.

Source : TGI de Paris 17e Ch. Civ. 18 mars 2013
Amexs / Indigo Publications (Lettre Maghreb Confidentiel et www africaintelligence.fr)

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