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Affaire KORNSPITZ : sur la distinctivité de la marque, la désignation usuelle et la fonction essentielle d’indication de l’origine commerciale des produits. Par Antoine Cheron, Avocat.
Parution : lundi 16 juin 2014
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Par une décision du 11 juillet 2012, l’Oberster Patent und Markensenat (Chambre supérieure des brevets et des marques autrichienne) a saisi la CJUE d’une demande de décision préjudicielle quant à l’interprétation de l’article 12, paragraphe 2, a) de la directive 2008/95. (CJUE (troisième chambre), 6 mars 2014, Backaldrin Österreich The Kornspitz Company GmbH c/ Pfahnl Backmittel GmbH, aff. C-409/12)

En l’espèce, Backaldrin avait fait enregistrer la marque verbale autrichienne « KORNSPITZ » notamment pour les produits suivants : « farines et préparations faites de céréales ; produits de boulangerie ; améliorants de panification ; pâtisserie, y compris préparations destinées à être cuites ; pâtons [...] pour la fabrication de pâtisseries ». Backaldrin produisait sous cette marque un mélange prêt à l’emploi utilisé par les boulangers pour fabriquer un petit pain de forme particulière. Pfahnl, concurrent de Backaldrin, avait alors présenté une demande en déchéance des droits conférés par la marque « KORNSPITZ » pour les produits qu’elle désigne, alléguant que ce signe n’était perçu par les consommateurs finals que comme la désignation usuelle des petits pains en cause, et non en tant que marque indiquant l’origine des produits. La difficulté résidait en ce que Backaldrin avait autorisé les boulangers et distributeurs de produits alimentaires à vendre ces petits pains sous la marque « KORNSPITZ », mais que ceux-ci n’informaient généralement pas leurs clients qu’il s’agissait d’une marque ou que les petits pains étaient fabriqués à partir de ce mélange.

Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens que le titulaire d’une marque s’expose à la déchéance des droits conférés par cette marque pour un produit pour lequel celle-ci est enregistrée lorsque, par le fait de l’activité ou de l’inactivité de ce titulaire, ladite marque est devenue la désignation usuelle de ce produit du point de vue des seuls utilisateurs finals de celui-ci. La Cour de Justice répond que « dans une situation telle que celle en cause au principal, le titulaire d’une marque s’expose à la déchéance des droits conférés par cette marque pour un produit pour lequel celle-ci est enregistrée lorsque, par le fait de l’activité ou de l’inactivité de ce titulaire, ladite marque est devenue la désignation usuelle de ce produit du point de vue des seuls utilisateurs finals de celui-ci. »

La Cour rappelle tout d’abord que le signe verbal « KORNSPITZ » n’étant perçu par les consommateurs finals que comme la désignation usuelle des petits pains, sans avoir conscience qu’il s’agit d’une marque enregistrée ou que ces pains ont été préparés à partir d’un mélange prêt à l’emploi, la marque a perdu son caractère distinctif et n’est plus apte à remplir sa fonction essentielle d’indication de l’origine commerciale des produits. Elle précise ensuite que le fait que les vendeurs soient conscients de l’existence de la marque « KORNSPITZ » et de l’origine que celle-ci indique ne saurait à elle seule exclure la déchéance.

Elle se situe alors dans la lignée de sa jurisprudence Björnekulla Fruktindustrier [1], dans laquelle si elle a considéré que la dégénérescence du signe objet du droit de marque est appréciée du point de vue des consommateurs finals, ainsi que de l’ensemble des professionnels intervenant dans la commercialisation de celui-ci en fonction des caractéristiques du marché du produit concerné, elle a également précisé que la perception par les consommateurs finals avait toutefois un rôle déterminant. Si la marque « KORNSPITZ » désigne encore l’origine commerciale du mélange prêt à l’emploi, le fait qu’elle soit devenue la dénomination usuelle du produit fini, le petit pain, suffit donc à prononcer sa déchéance pour dégénérescence.

Par sa deuxième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demandait, en substance, si l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens que peut être qualifié d’« inactivité », au sens de cette disposition, le fait pour le titulaire d’une marque de s’abstenir d’inciter les vendeurs à utiliser davantage cette marque pour la commercialisation d’un produit pour lequel ladite marque est enregistrée. La Cour de Justice répond que « peut être qualifié d’« inactivité », au sens de cette disposition, le fait pour le titulaire d’une marque de s’abstenir d’inciter les vendeurs à utiliser davantage cette marque pour la commercialisation d’un produit pour lequel ladite marque est enregistrée. »

La Cour avait déjà indiqué dans un arrêt Levi Strauss [2] que relevait de la notion d’inactivité le fait pour le titulaire de la marque de ne pas exercer d’action en contrefaçon lorsque le signe protégé est utilisé par un tiers, afin de protéger le caractère distinctif de sa marque.

Ici, la Cour qualifie donc également d’inactivité l’absence de réaction du titulaire de la marque lorsque celle-ci est employée en tant que dénomination générique des produits sous laquelle ils sont vendus, c’est-à-dire sa négligence et son absence de vigilance quant à l’utilisation de sa marque et à la préservation de son caractère distinctif.

Cette solution n’est bien sûr pas sans rappeler la jurisprudence française, notamment un arrêt relatif à la marque « Pina Colada  » [3] dans lequel les juges du fond ont considéré que la société titulaire était « restée totalement passive face à l’emploi généralisé de l’expression « pina colada » pour désigner un cocktail alcoolisé à base de jus de fruits ». Sans être prévisible, la solution de la Cour de Justice est logique. Il appartiendra ainsi à la juridiction de renvoi de déterminer si Backaldrin a pris ou non des initiatives visant à inciter les boulangers et distributeurs de produits alimentaires à utiliser davantage la marque « KORNSPITZ » pour la commercialisation des petits pains en cause.

Enfin, par sa troisième question, la juridiction de renvoi demandait, en substance, si l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens que le prononcé de la déchéance des droits conférés au titulaire d’une marque suppose nécessairement de déterminer si, pour un produit dont la marque est devenue la désignation usuelle dans le commerce, il existe d’autres désignations. La Cour de Justice répond alors que « le prononcé de la déchéance des droits conférés au titulaire d’une marque ne suppose pas de déterminer si, pour un produit dont la marque est devenue la désignation usuelle dans le commerce, il existe d’autres désignations. »

L’existence d’un ou plusieurs autres termes génériques désignant également les produits couverts par la marque est donc dépourvue de pertinence pour l’appréciation de la dégénérescence de la marque. La Cour aurait pu choisir la solution contraire, et considérer cela comme pertinent, tant il est vrai qu’une marque devient la dénomination usuelle d’un produit le plus souvent lorsqu’il n’existe pas de terme générique, du moins utilisable dans le langage courant. Toutefois, la Cour explique, de manière tout à fait juste, que cela ne saurait modifier le constat de la perte du caractère distinctif de la marque, devenue la dénomination usuelle des produits en cause.

{{Antoine Cheron ACBM Avocats }} [email->acheron@acbm-avocats.com]

[1CJCE, Björnekulla Fruktindustrier c/ Procordia Food AB, aff. C-3 71/02, Rec. p. I-5811

[2CJCE, Levi Strauss, 27 avril 2006, aff. C-145/05, Rec. p. I-3703

[3CA Paris, 19 octobre 2001, PIBD 2002, n°736, III, 79