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La victime d’un dommage n’est pas tenue de limiter son préjudice : la Cour de cassation persiste et signe. Par Clément Dupoirier, Avocat.
Parution : mardi 23 septembre 2014
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Dans un arrêt du 2 juillet 2014, la première chambre civile de la Cour de cassation a confirmé une solution qui apparait désormais bien établie en droit positif : la victime d’un dommage n’est pas tenue de limiter son préjudice. Sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, la Cour affirme clairement que « l’auteur d’un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable » [1].

L’obligation pour la victime de limiter son dommage, laquelle existe dans de nombreux systèmes juridiques étrangers, notamment de Common Law, demeure donc inconnue en droit français. Une telle absence constitue sans doute l’une des « caractéristiques » de notre droit de la responsabilité civile [2]

La solution prévaut tant en matière délictuelle que contractuelle (1.), et quel que soit la nature du préjudice (2.). Si une réforme du droit des obligations sur cette question est souvent évoquée, elle n’a toujours pas vu le jour (3.).

1. La victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable.

Dans l’arrêt du 2 juillet 2014, une SCI avait acquis, sur les conseils notamment de deux études notariales, un logement en état futur d’achèvement. Ses associés et co-gérants entendaient bénéficier d’avantages fiscaux issus de la loi Girardin et avaient ainsi intégré dans leurs déclarations de revenus la réduction d’impôt prévue par cette loi.

C’était toutefois sans compter sur l’intervention de l’administration fiscale qui leur avait notifié une proposition de rectification aux motifs que les associés de la SCI étaient en réalité inéligibles au bénéfice de la défiscalisation Girardin en raison de l’absence de transparence fiscale de la SCI. Dans le même temps, l’administration avait toutefois informé les contribuables de leur faculté de bénéficier d’un autre mécanisme de défiscalisation, leur offrant ainsi l’opportunité de réduire leur préjudice lié à la perte du bénéfice fiscal initialement escompté.

Les associés, après avoir refusé la proposition de l’administration fiscale et réglé les rappels d’impôts, ont notamment assigné en responsabilité les deux études notariales ayant concouru à la réalisation de l’opération et leur ont reproché un manquement à leur devoir de conseil.

La Cour d’appel de Pau a accueilli favorablement la demande des associés. Elle a condamné les études notariales in solidum à les indemniser du préjudice subi et a estimé que celui-ci correspondait à la réduction d’impôt dont ils auraient bénéficié sur la période considérée s’ils avaient pu se prévaloir de la loi Girardin. La Cour a refusé de déduire des dommages-intérêts ainsi calculés, l’avantage fiscal dont les associés auraient pu bénéficier s’ils avaient accepté le régime fiscal alternatif que l’administration leur avait elle-même proposé.

Les notaires ont alors formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt palois, reprochant notamment aux juges du fond de ne pas avoir vu dans le refus des associés de se voir appliquer le mécanisme alternatif proposé par l’administration une faute. Les notaires ont ainsi prétendu que les associés auraient dû accepter la proposition de l’administration afin de réduire en partie le préjudice lié à la perte du bénéfice fiscal initialement envisagé et que, ne l’ayant pas fait, ils devaient voir leur préjudicie indemnisable diminué d’autant.

A s’en tenir à l’argumentation développée par les demandeurs au pourvoi, les associés, en n’adoptant pas « les mesures raisonnables de nature à prévenir la réalisation de [leur] dommage » avaient « commis une faute de nature à supprimer ou à réduire [leur] droit à réparation ». C’est donc la question de l’obligation pour la victime de minimiser son dommage qui était clairement posée à la Cour de cassation.

Cette dernière a écarté l’argumentation des demandeurs et affirmé sans ambiguïté « qu’en vertu de l’article 1382 du code civil, l’auteur d’un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ». Les associés ne pouvaient donc pas se voir reprocher une quelconque faute dans leur refus de se voir appliquer un autre dispositif de défiscalisation que celui originellement choisi.

L’arrêt du 2 juillet 2014 a tout d’un arrêt de principe. S’il a été rendu en matière délictuelle, il ne s’en inscrit pas moins dans un courant jurisprudentiel bien établi et qui s’étend également à la matière contractuelle.

Par exemple, dans un arrêt du 10 juillet 2013, des travaux de terrassement avaient causé des fissurations, conduisant un entrepreneur à installer des étais à titre conservatoire dans l’attente d’une réparation plus durable. Après le vol des étais, les désordres s’étaient aggravés, empêchant toute réparation et nécessitant la démolition du bâtiment puis sa reconstruction. Les juges du fond avaient limité l’indemnisation du préjudice du maître de l’ouvrage en raison de son inertie à la suite du vol des étais, cette inertie ayant conduit à l’aggravation de son préjudice.

Au visa de l’article 1147 du Code civil, et donc en matière contractuelle, l’arrêt d’appel a été cassé par la Cour de cassation aux motifs que « l’auteur d’un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable » [3], soit mot pour mot la motivation reprise dans l’arrêt du 2 juillet 2014 rendu en matière délictuelle.

2. Une solution applicable aux dommages tant corporels qu’économiques.

En jurisprudence, la question de l’obligation pour la victime de minimiser son dommage s’est d’abord posée à propos des dommages corporels ou moraux que la victime d’un accident avait la possibilité de limiter en acceptant de se voir prodiguer des soins.

La jurisprudence avait dans un premier temps semblé opérer une distinction selon la nature des traitements devant être entrepris par la victime. Si le traitement était bénin, la victime pouvait éventuellement se voir reprocher une faute de nature à limiter son droit à réparation en cas de refus de traitement [4]. Au contraire, toute idée de faute était écartée face à des traitements plus lourds et douloureux au nom, notamment, du principe d’inviolabilité du corps humain [5]. En tout état de cause, une telle distinction apparaît abandonnée aujourd’hui. La victime d’un dommage corporel ou moral ne saurait être tenue de suivre un traitement médical, quel qu’il soit [6].

Si cette solution est bien admise par la doctrine, de nombreux auteurs plaident toutefois en faveur de la reconnaissance d’une obligation pour la victime de limiter son dommage, ou à tout le moins d’en éviter l’aggravation, lorsque celui-ci est de nature matérielle ou économique. La notion de bonne foi et de moralisation des comportements ainsi que l’idée de responsabilisation des victimes justifieraient, selon les tenants de cette évolution, la création d’une telle obligation [7].

A ce jour, cette argumentation n’a pas eu les faveurs de la Cour de cassation, bien au contraire. Dès 2003, la Cour a étendu la solution dégagée pour les dommages corporels aux préjudices économiques [8]. Si des décisions postérieures ont pu semer le doute [9], certains auteurs croyant y déceler un infléchissement de la solution, la Cour de cassation a dissipé depuis toute incertitude et réaffirmé son refus de consacrer une obligation générale pour la victime de limiter son dommage, même lorsque celui-ci n’est "que" matériel ou économique [10].

L’arrêt du 2 juillet 2014 s’inscrit dans cette logique. Le préjudice des associés de la SCI correspondait à un redressement fiscal et se résumait, de fait, à un pur préjudice économique. En outre, son ampleur aurait pu être aisément réduite puisque l’administration fiscale avait elle-même suggéré une solution de défiscalisation de substitution. Il y avait donc un lien causal direct et certain entre le refus de cette solution alternative et l’ampleur du préjudice dont la réparation était demandée. Certes, la Cour d’appel avait relevé que le régime fiscal proposé par l’administration était soumis à des conditions plus restrictives que celles imposées par la loi Girardin. Mais la Cour de cassation n’a pas repris cet élément à son compte pour justifier sa décision. A lire cet arrêt, il semble bien que l’absence d’obligation de limiter son préjudice, fut-il de nature exclusivement économique, demeure à ce jour absolue.

3. Une question débattue, mais de réforme point.

La solution française présentée ci-dessus, sans être totalement isolée, contraste toutefois avec les principes dégagés par d’autres systèmes européens de Common Law ou de traditions civilistes. Le BGB allemand, les codes civils italien ou néerlandais ou encore le Code des obligations suisse ont, par exemple, introduit une disposition consacrant l’obligation pour la victime de limiter son dommage [11]. De même, les principes Unidroit [12], les principes européens de droit des contrats [13], le projet de cadre commun de référence [14] ou encore les principes contractuels communs [15] ont intégré une disposition semblable.

S’inspirant de ces modèles, les récents projets de réforme du droit français des obligations ont intégré une disposition visant à consacrer l’obligation pour la victime de limiter son dommage [16] . Ces textes proposent de conférer à ce devoir une portée et un régime similaires. D’une part, une telle obligation ne concernerait que les dommages matériels (par opposition aux dommages corporels et moraux) ; d’autre part, les mesures que la victime devrait prendre pour limiter son dommage seraient limitées aux mesures sûres, raisonnables et proportionnées [17].

Ces projets sont pour l’heure restés lettre morte et le droit français de la responsabilité civile fait toujours preuve de singularité en la matière. L’arrêt du 2 juillet 2014 ne donne aucun signe d’évolution prochaine de la jurisprudence sur la question, bien au contraire. Il faut donc s’en tenir à un principe de portée général ne connaissant pas d’atténuation. Les opérateurs économiques doivent en être conscients.

Il n’en demeure pas moins que l’attitude de la victime n’est cependant pas totalement ignorée en droit français lorsqu’il s’agit de déterminer l’étendue de l’obligation à réparation du responsable du dommage. En effet, elle est parfois prise en compte pour limiter ou exclure le droit à réparation. Il est ainsi admis que la faute de la victime en matière délictuelle, ou le fait du créancier en matière contractuelle, peuvent avoir un effet au moins partiellement exonératoire pour le débiteur de la réparation. Toutefois, à la différence de l’obligation de minimiser son dommage – qui, si elle était reconnue, ne pourrait intervenir qu’après la survenance du dommage –, la faute de la victime (ou le fait du créancier) doit avoir contribué à causer le dommage et constituer une faute causale antérieure ou concomitante à celle du débiteur principal de la réparation.

Clément Dupoirier, Avocat associé du cabinet Herbert Smith Freehills.

[1Cass. 1ère Civ., 2 juillet 2014, n°13-17.599.

[2Y-M. Laithier, « La Cour de cassation refuse d’imposer au créancier le devoir de minimiser le dommage », Revue des contrats, 1 janvier 2010, n° 1, p. 52.

[3Cass 3ème Civ., 10 juillet 2013, n°12-13.851.

[4Cass. Crim., 30 octobre 1974, n°73-93.381.

[5Cass. 2ème Civ., 19 mars 1997, n°93-10.914.

[6Cass., 19 juin 2003, n°01-13.289.

[7Voir par exemple A. Anziani et L. Béteille, Rapport d’information no 558 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale par le groupe de travail relatif à la responsabilité civile, 15 juillet 2009, p. 67 et s.

[8Cass. 2ème Civ., 19 juin 2003, n°00-22.302 ; voir aussi Cass. 2ème Civ., 12 mai 2005, n°01-16-963.

[9M. Mekki, « L’exception française : non à l’obligation de minimiser le dommage !, Chronique de jurisprudence du droit de la responsabilité civile », Gaz. Pal., 14 novembre 2013, n°318, p. 16.

[10Voir par exemple Cass. 3ème Civ., 5 février 2013, n°12-12.124.

[11M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. Contrat et engagement unilatéral, éd. PUF, coll. Thémis, 3ème éd., p. 712-713.

[12Art. 7.4.8 des Principes Unidroit : « Le débiteur ne répons pas du préjudice dans la mesure où le créancier aurait pu l’atténuer par des moyens raisonnables. (…) ».

[13Art. 9 :505 des Principes européens de droit des contrats : « Le débiteur n’est point tenu du préjudice souffert par le créancier pour autant que ce dernier pu réduire son préjudice en prenant des mesures raisonnables ».

[14Art. 3 :705 du Projet de cadre commun de référence.

[15Art.10:505 des Principes contractuels communs.

[16Art. 1373 du Projet Catala : « Lorsque la victime avait la possibilité, par des moyens sûrs, raisonnables et proportionnés, de réduire l’étendue de son préjudice ou d’ne éviter l’aggravation, il sera tenu compte de son abstention par une réduction de son indemnisation, sauf lorsque les mesures seraient de nature à porter atteinte à son intégrité physique » ; Art. 53 du Projet Terré : « Sauf en cas d’atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la personne, le juge pourra réduire les dommages et intérêts lorsque le demandeur n’aura pas pris les mesures sûres et raisonnables propres à limiter son préjudice ».

[17D. Mazeaud, « Les projets français de réforme du droit de la responsabilité civile », LPA, 13 mars 2014 n° 52, p. 8.