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Les retards et incertitudes du droit international public à l’épreuve de l’article 7 de la CEDH. Par Pierre-Olivier Koubi-Flotte, Avocat.
Parution : jeudi 9 octobre 2014
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Arrêt CEDH PLECHKOV c. Roumanie du 16 septembre 2014 (Requête n°1660/03)

Monsieur PLECHKOV, marin pêcheur de nationalité bulgare, a été arrêté par la marine roumaine à 39 miles des côtes de ce pays. La Roumanie considérait qu’il se trouvait à l’intérieur de sa zone économique exclusive et qu’il tombait de ce chef sous le coup de sa législation nationale prohibant et sanctionnant la pêche au requin. Son navire a été confisqué et il a lui-même été pénalement sanctionné pour ces faits.

Monsieur PLECHKOV a estimé que sa condamnation ainsi que la confiscation de son navire portaient atteinte aux dispositions des articles 7 et 1P1 de la Convention, garantissant respectivement la légalité des délits et des peines ainsi que la protection du droit de propriété. Le moyen essentiel développé par Monsieur PLECHKOV tant devant les juridictions internes roumaines que devant la Cour de Strasbourg consistait dans l’impossibilité, pour les autorités roumaines, d’appliquer une sanction pénale dans une zone économique exclusive n’ayant pas été définie.

Citant la Convention de Montego Bay, la Cour rappelle tout d’abord les modalités de définition d’une zone économique exclusive (a) ainsi que les conséquences juridiques attachées à cette définition (b).

Les modalités de définition de la zone économique exclusive

L’article 74 de la Convention des Nations Unies sur le Droits de la Mer (CNUDM) signée à Montego Bay le 10 décembre 1982 dispose dans son premier paragraphe :

« La délimitation de la zone économique exclusive entre États dont les côtes sont adjacentes ou se font face est effectuée par voie d’accord conformément au droit international tel qu’il est visé à l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice, afin d’aboutir à une solution équitable ».

En l’espèce, la Roumanie et la Bulgarie ne sont pas encore parvenues à arrêter un accord établissant l’étendue de la zone économique exclusive de chacune.

La Cour rappelle aussi que l’article 57 du la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer encadre la liberté dont disposent les États en prévoyant que la zone économique exclusive ne pourra pas s’étendre au-delà des 200 miles marins à partir de la côte de chaque État.

Sur les conséquences juridiques attachées à cette délimitation

La zone économique exclusive de chaque État est soumise à un régime juridique particulier, tel que notamment défini par l’article 56 de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer.

Cette disposition énonce ainsi :

« 1. Dans la zone économique exclusive, l’État côtier a :

a) des droits souverains aux fins d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles, biologiques ou non biologiques (…) ;

b) juridiction, conformément aux dispositions pertinentes de la Convention, en ce qui concerne : (…) iii) la protection et la préservation du milieu marin ».

Il en résulte qu’au sein de sa zone économique exclusive, un État a qualité pour règlementer les différentes formes de pêches marines et sanctionner les éventuels manquements aux réglementations édictées.

En l’état de l’absence de délimitation conjointe par la Roumanie et par la Bulgarie de leurs zones économiques exclusives respectives se posait effectivement dans cette affaire la question de l’existence et de l’étendue d’une zone économique exclusive allant au-delà des eaux territoriales roumaines et au sein de laquelle cet État avait ou non qualité pour réglementer la pêche au requin et pour pénalement poursuivre ceux qui méconnaîtraient cette réglementation !

Si les parties ont longuement débattu de l’existence ou non d’une zone économique exclusive, la Cour a estimé ne pas avoir qualité pour interpréter la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer et ses implications dans l’affaire en cause.

La Cour a, en revanche, porté le débat sur la question de l’accessibilité et la prévisibilité pour le justiciable de la règle pénale qui lui a été opposée et appliquée.

Sur cette question, la Cour rappelle d’abord les règles présidant à l’application de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme intitulé « Pas de peine sans loi » : « La Cour a toujours entendu le terme « loi » dans son acception « matérielle » et non « formelle » ; (…). En résumé, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (…). En outre, la notion de « droit » (« law ») implique des conditions qualitatives, entre autres une accessibilité et une prévisibilité suffisantes [1]. Ces conditions qualitatives doivent être remplies tant pour la définition de l’infraction que pour la peine encourue. Le justiciable doit pouvoir savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes ou omissions engagent sa responsabilité pénale et quelle peine peut être prononcée de ce chef (…). Cela étant, la prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé » (§§60-61).

Une fois ces principes d’interprétation rappelés, la Cour examine les faits litigieux et énonce à ce titre -d’une manière d’ailleurs assez peu surprenante au regard de la complexité juridique née de l’inachèvement de la situation internationale en cause- que le droit interne roumain opposé à Monsieur PLECHKOV dans le cadre de l’instance nationale et censé appliquer dans l’ordre interne la CNUDM ne « fixait pas avec la précision nécessaire la largeur de la zone économique exclusive roumaine » (§71) ; la Cour considère ainsi que la disposition opposée à Monsieur PLECHKOV « ne pouvait raisonnablement passer pour être d’application prévisible, en l’absence d’accord conclu avec la Bulgarie, ou de tout autre élément susceptible de permettre au requérant d’adapter son comportement. Elle estime qu’une définition précise, par le droit roumain, des limites de la zone économique exclusive proclamée par la Roumanie au sens de la CNUDM était nécessaire, au vu des conséquences pénales susceptibles d’en résulter en cas de violation des droits souverains s’y rattachant par un quelconque navire » (§ 71). Au regard de la dimension matérielle de la notion de « droit », la Cour apprécie complémentairement aussi la manière dont les juridictions appliquent habituellement la règle en cause pour le cas éventuel où cette application serait de nature à donner à la règle une prévisibilité dont son support est dénué ; la Cour de Strasbourg constate toutefois très simplement à ce sujet : « que l’interprétation retenue par le tribunal départemental et la cour d’appel de Constanta ne s’appuyait sur aucune jurisprudence interne établie » (§73) !

L’incrimination opposée au requérant ne répondant pas aux exigences de l’article 7 de la Convention, la Cour de Strasbourg n’a pas à vérifier si les sanctions appliquées sont elles-mêmes prévues par la loi au sens de l’article 7 de la Convention, cette vérification devenant superfétatoire.

La Cour européenne était encore saisie d’un grief tiré de la violation de l’article 1P1 de la Convention protégeant le droit de propriété et fondé sur la confiscation du navire ; sur cette question, la Cour considère très simplement, et de ce seul fait, que la condition de légalité de l’ingérence ne peut être remplie en l’état de l’absence de prévisibilité de la règle (Cf. supra) : « En l’espèce, nul ne conteste que la confiscation du navire et des outils s’y trouvant, ainsi que de la cargaison, constitue une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole n°1. La Cour doit donc rechercher si la privation dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition. La Cour vient de constater que l’infraction en considération de laquelle le requérant s’est vu confisquer son navire ne répondait pas aux exigences de « légalité » découlant de l’article 7, puisque les dispositions internes qui ont servi de base légale à sa condamnation n’étaient pas d’application suffisamment prévisibles (paragraphe 74 ci-dessus). Cette conclusions l’amène à considérer que l’ingérence dans le droit au respect des biens du requérant ne remplissait pas davantage la condition similaire de légalité requise par l’article 1 du Protocole n°1 (…). Dès lors, il y a eu violation de cette disposition de ce chef » (§§ 91-92).

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Cet Arrêt présente deux intérêts essentiels. Il illustre tout d’abord l’exigence de la Cour en matière de prévisibilité de la sanction pénale ; cette prévisibilité s’appréciant non seulement au regard des termes des textes de loi mais aussi au regard de la pratique jurisprudentielle des tribunaux nationaux. Il constitue ensuite une utile illustration d’un cas dans lequel une ingérence étatique dans le droit de propriété d’un particulier peut être considérée comme non-conforme aux dispositions de la Convention en l’état simplement d’une insuffisante prévisibilité de la règle nationale sur laquelle cette ingérence est fondée. Il s’agit ainsi d’un cas assez peu courant dans lequel l’illégalité d’une atteinte portée au droit de propriété se trouve établie avant même tout débat sur la justification ou la proportionnalité de l’ingérence.

Maître Pierre-Olivier Koubi-Flotte - Docteur en Droit, Avocat au Barreau de Marseille - http://avocats-koubiflotte.com/ https://www.linkedin.com/in/pierre-olivier-koubi-flotte-79830623/

[1voir, notamment, Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 29, Recueil 1996-V, et E.K c. Turquie, n°28496/95, §51, 7 février 2002