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La prise d’acte de rupture : attention danger. Par Cathy Neubauer, Avocate.
Parution : vendredi 9 janvier 2015
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La prise d’acte de rupture est une construction prétorienne qui n’est pas réglementée par le Code du travail. Il s’agit d’un acte qui ne doit pas être utilisé à la légère, en raison des lourdes conséquences qu’il peut avoir.

Un peu d’histoire

Le contrat de travail est un contrat synallagmatique et de ce fait, les règles de base du contrat synallagmatique s’appliquent également au contrat de travail.
Aussi, la prise d’acte de rupture trouve –t-elle son fondement dans la théorie qui permet à l’un des partenaires de rompre le contrat en raison de l’inexécution dudit contrat par le co-contractant.

Elle trouve ainsi son fondement dans l’article 1184 du Code civil, qui dispose que :

« La condition résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l’une des deux parties ne satisfera point à son engagement.
Dans ce cas, le contrat n’est point résolu de plein droit. La partie envers laquelle l’engagement n’a point été exécuté, a le choix ou de forcer l’autre à l’exécution de la convention lorsqu’elle est possible, ou d’en demander la résolution avec dommages et intérêts.
La résolution doit être demandée en justice, et il peut être accordé au défendeur un délai selon les circonstances.
 »

Ainsi la prise d’acte de rupture est une construction jurisprudentielle caractérisée, pour le salarié qui souhaite en faire usage, par un acte unilatéral de rupture du contrat de travail, par lequel il impute les conséquences de cet acte à son employeur qui donc risque de se faire condamner pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, mais cette prise d’acte de rupture se caractérise aussi par un risque réel du côté du salarié, de se trouver démissionnaire.

En effet, la rupture du contrat par la prise d’acte de rupture impose au salarié, sauf s’il a un nouvel emploi et que ce n’est pas sa préoccupation première, de faire juger le plus rapidement possible son litige par les juridictions du travail afin qu’il soit en mesure d’obtenir les indemnisations prévues en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, mais également pour faire ouvrir ses droits aux allocations chômage, le cas échéant.

Si la jurisprudence a, au fil du temps affiné sa position et permet aujourd’hui de savoir dans quelles conditions une prise d’acte de rupture sera validée à terme, voire à très long terme, ce n’est que très récemment que la loi a commencé à s’intéresser à cette rupture du contrat de travail et encore sans le réglementer, mais en tentant de raccourcir les délais de la justice en pareil cas en prévoyant une saisine directe du bureau de jugement depuis juillet 2014.

La notion de prise d’acte de rupture

La prise d’acte de rupture par le salarié est un écrit que le salarié fait parvenir à son employeur et dans lequel il l’informe de sa décision de mettre fin au contrat de travail qui le lie à ce dernier. Il s’agit d’un acte unilatéral, et cet acte doit invoquer des fautes graves à l’encontre de l’employeur.
Cette lettre, si elle ne nécessite aucun formalisme particulier doit néanmoins de préférence se faire par recommandé avec accusé de réception ou par remise en main propre contre décharge.
Ces précautions ne modifient en rien la validité du courrier, simplement, elles vont permettre de prouver que cet écrit existe et qu’il a bien été porté à la connaissance de l’employeur et surtout permet d’en connaitre la date exacte.
Il est rappelé que la jurisprudence de la chambre sociale prend en compte la date de la première présentation des courriers en matière de droit du travail pour fixer la date effective de la rupture.

Bien entendu, dès lors que la jurisprudence n’impose aucun formalisme, une prise d’acte de rupture pourrait être verbale, mais il sera très difficile d’en faire la preuve.

Il en résulte qu’il n’y a en principe aucun préavis à respecter.
Néanmoins la prise d’acte n’empêche pas le salarié de continuer à travailler, [1] ou d’exécuter son préavis ; [2] à condition bien entendu que ce fait ne dénature pas la gravité des griefs reprochés, puisque la prise d’acte fait normalement obstacle à la poursuite du contrat de travail. [3]

Il convient également de préciser que n’importe quel salarié peut faire une prise d’acte de rupture, qu’il soit titulaire d’un CDI ou d’un CDD ; par contre, la prise d’acte de rupture ne peut prendre effet ni dans le cadre d’un contrat d’apprentissage, ni dans le cadre de la période d’essai.

Enfin, le salarié peut faire parvenir cette prise d’acte à son employeur via son conseil, mais pas via la justice.

Par contre, l’employeur ne peut pas utiliser la prise d’acte pour rompre un contrat de travail à durée déterminée conclu avec un salarié. La Cour de cassation ayant estimé que l’employeur avait à sa disposition la possibilité de licencier le salarié.
 [4]

Enfin, il convient que cette prise d’acte de rupture soit motivée.

La prise d’acte de rupture et la démission

Il convient de veiller soigneusement à ne pas confondre la prise d’acte de rupture avec la démission.
La démission est l’acte par lequel le salarié informe l’employeur de son départ.
Plusieurs possibilités sont à envisager ; soit le salarié prévoit tout simplement de quitter, pour une raison qui lui est propre et démissionne de façon non équivoque ; à ce moment-là, il effectue son préavis et quitte l’entreprise à la fin de son préavis.
Par contre, lorsque le salarié démissionne en faisant état, dans sa lettre de démission, d’un certain nombre de reproches à son employeur, et qu’il remet cette démission en cause, en raison de faits ou manquements imputables à l’employeur, le juge doit, si cette démission était équivoque, l’analyser en une prise d’acte de rupture du contrat de travail
 [5]

La motivation de la prise d’acte de rupture

La prise d’acte de rupture doit être motivée, au même titre que doit l’être une lettre de licenciement.
Si aucun formalisme n’est imposé, il convient néanmoins de se garder des preuves.
La lettre de prise d’acte de rupture doit être motivée. Par contre, contrairement à la lettre de licenciement qui elle, fixe les limites du litige, le salarié peut soulever devant le conseil des prud’hommes des griefs qu’il n’a pas mentionné dans la lettre de prise d’acte de la rupture ; il n’est pas bloqué comme le serait l’employeur qui n’aurait pas pensé à noter tous les reproches sur la lettre de licenciement.
 [6]

En d’autres termes, il sera toujours possible d’apporter d’autres éléments devant les juges.
 [7]

Toutefois, le salarié ne pourra pas se prévaloir de faits dont il aurait eu connaissance postérieurement à la rupture. En d’autre terme, les reproches s’arrêtent aux faits dont le salarié a connaissance au moment où il prend acte de la rupture.
 [8]

Quelques exemples de prises d’actes de rupture validées par la jurisprudence

La jurisprudence valide au cas par cas en vérifiant si les manquements invoqués par le salarié sont fondés et suffisamment graves.
Il a ainsi été décidé que le refus de faire convoquer le salarié pour la visite médicale obligatoire justifie une prise d’acte de rupture de la part du salarié concerné ; il faut cependant dans ce cas très précis avoir la preuve que la faute est imputable à l’employeur et non à la surcharge des services de médecine du travail.
 [9]

Le non-paiement intégral des salaires peut lui aussi justifier une prise d’acte de rupture de la part du salarié.
 [10]
L’absence de paiement du salaire justifie lui aussi une prise d’acte de rupture
 [11]

Mais l’absence de fourniture de travail peut elle aussi justifier une prise d’acte de rupture. Ainsi en a décidé la Haute Cour.
 [12]

Par ailleurs lorsqu’un employeur refuse de prendre en charge les frais de déplacement et de repas d’un salarié et qu’en même temps il le maintien dans une classification plus basse que celle prévue dans son cas par la convention collective, il s’expose également à une prise d’acte de rupture
 [13]

L’inobservation des règles de prévention et de sécurité est également un motif de prise d’acte de rupture et sanctionné comme tel.
 [14]

Il convient cependant d’être prudent et de ne pas opter à la légère pour une prise d’acte de rupture.
En effet il faut que les manquements soient et justifiés et suffisamment graves pour que le juge valide la prise d’acte de rupture et le juge peut tout à fait considérer que les motifs ayant présidés à la prise d’acte de rupture ne sont pas ou fondés ou insuffisamment graves pour fonder une prise d’acte de rupture.

Ainsi, une prise d’acte de rupture, même en apparence fondée, ne sera pas validée si le salarié ne peut démontrer la véracité des éléments qu’il invoque.

Ainsi la Haute Cour a-t-elle jugé que la carence de courte durée ne justifiait pas la prise d’acte de rupture par les salariés alors qu’était mise en place la garantie des créances salariales du fait de l’insolvabilité de l’employeur et que c’est à tort que ces derniers ont procédé à une prise d’acte de rupture.
 [15]

De même, la Haute Cour a-t-elle jugé que si la prise d’acte de rupture permet au salarié de rompre le contrat de travail en cas de manquement suffisamment grave de l’employeur et empêchant la poursuite du contrat de travail il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de faits pour la plupart anciens.
Il en résulte que la prise d’acte de rupture doit être prise dans des temps voisins des manquements. L’intervalle de temps n’a cependant pas été fixé par la Cour de Cassation.
 [16]

Un employeur qui a rencontré des difficultés pour reclasser le salarié et a certes commis une faute grave en ne reprenant pas automatiquement le versement du salaire, mais dès lors que ce manquement est resté unique en 25 ans de relations contractuelles, cette seule faute n’est pas suffisamment grave pour que la prise d’acte de rupture s’analyse en en un licenciement sans cause réelle et sérieuse aux torts de l’employeur. La prise d’acte de rupture a ainsi été considérée comme injustifiée.
 [17]

A également été considérée comme non valide une prise d’acte de rupture au motif qu’une prime variable liée à une tâche annexe ayant disparu de la nouvelle affectation du salarié et sans preuve de la contractualisation de ladite prime. Là aussi la Haute Cour a considéré que la prise d’acte de rupture était injustifiée.
 [18]

L’employeur qui a seulement changé les outils de travail du salarié, n’a apporté aucune modification aux conditions du contrat de travail ne saurait lui –non plus se voir sanctionner par une prise d’acte de rupture. Cette dernière, intervenue dans ces conditions est invalide.
 [19]

Il en est de même lorsque le salarié profite de la seule proposition d’une modification du contrat de travail. La prise d’acte de rupture du salarié qui fait suite à cette proposition n’est pas justifiée dès lors qu’une simple proposition d’une modification du contrat de travail n’est pas constitutive d’un manquement de l’employeur à ses obligations.
 [20]

Dans le cas d’un retard de réponse de l’employeur dans le cadre d’un plan social, la Haute Cour a rappelé que la prise d’acte permet au salarié de rompre le contrat de travail en cas de manquement suffisamment grave de l’employeur et qui empêche la poursuite du contrat de travail. En l’espèce la Cour a estimé que si l’absence de réponse de l’employeur dans le délai prévu par le plan social à la demande de validation du projet de reclassement externe de la salarié, candidate au départ volontaire constitue bien un manquement, celui-ci n’est pas de nature à faire obstacle à la poursuite du contrat de travail et n’est donc pas suffisamment grave pour fonder une prise d’acte.
 [21]

Un salarié a également tenté de procéder à une prise d’acte de rupture dans le cadre de ce qu’il considérait comme un harcèlement moral. Or, les juges du fond, lorsqu’ils ont examiné les documents produits par le salarié au soutien de ses allégations de harcèlement moral, ont clairement estimé qu’aucun fait de harcèlement n’a été retenu contre l’employeur et que de ce fait, la prise d’acte de rupture n’est pas justifiée.
 [22]

En conclusion, cette prise d’acte de rupture, qui est une création prétorienne doit être maniée avec beaucoup de précaution, notamment dans des cas qui pourraient s’avérer être « borderline ».
En effet, une invalidation de la prise d’acte de rupture par la justice peut s’avérer lourde de conséquence pour le salarié.
Il convient donc de prendre toute ses précautions, de ne pas laisser s’écouler trop de temps entre le moment où a lieu ce qui est considéré comme un manquement, et la prise d’acte de rupture. Il faut également s’assurer que le manquement est suffisamment grave et surtout de se ménager des preuves, puisque le juge demandera invariablement des preuves tangibles

Cathy Neubauer Avocate.

[1Cour de
Cassation, Chambre sociale, arrêt du 26 oct. 2011, N° 09-42708.

[2Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 2 juin 2010, N° 09-40215 ou encore Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 9 juil. 2014, N° 13-15832.

[3Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 30 mars 2010, N° 08-44236.

[4Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 21 mars 2007, n° 05-44.967.

[5Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 7 mars 2012, N° 09-73050.

[6Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 20 juin 2005, N° 03-42.804 ou encore Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 15 février. 2006, N°03-47363.

[7Cour de Cassation, Chambre sociale, arrêt du 10 fév. 2010, N° 08-43138.

[8Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 9 oct. 2013, N°11.24457.

[9Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 6 octobre 2010, N° 09-66.140.

[10Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 15 novembre 2006, N° 05-40.466.

[11Cour d’Appel de Rennes 8ème chambre, arrêt du 10 avril 2008, N° 7-02.997.

[12Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 29 novembre 2007, N° 06-43.524.

[13Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 15 décembre 2008, N° 07-40.361.

[14Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 12 janv. 2011, N° 09-70838.

[15Cour de Cassation, Chambre sociale, arrêt du 14 octobre 2009, N° 08-40.723.

[16Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 26 mars 2014, N° 12-23.634.

[17Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 26 octobre 2010, N° 09-65.12.

[18Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 16 mars 2011, N°,08-42.671.

[19Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt du 04 avril 2006, N° 04-46.361.

[20Cour de Cassation arrêt du 24 novembre 2009, N° 08-43.702.

[21Cour de Cassation, Chambre Sociale, 30 mars 2010, N° 08-44.236.

[22Cour de Cassation, Chambre Sociale, 30 Mai 2007, N° 05-43.341.

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