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Il est temps de lire ’Tomorrow’s Lawyers’...
Parution : lundi 5 janvier 2015
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A l’heure du projet de loi (dit Macron) « pour la croissance et l’activité », de l’ouverture du capital des SEL et du développement de l’interprofessionnalité, il est nécessaire de (re)lire « Tomorrow’s Lawyers  », de Richard Susskind (Oxford University Press, 2013).

L’auteur, un anglais conférencier et consultant pour le secteur privé et le secteur public (notamment auprès du Lord Chief Justice) fort d’une riche vie professionnelle, en particulier comme avocat et comme universitaire, en est à son neuvième ouvrage concernant les mutations des professions juridiques, son précédent étant « The End of Lawyers ? » (Oxford University Press, 2010).

Dans « Tomorrow’s Lawyers », il reprend certains de ses thèmes favoris sur l’évolution du marché du droit mais évoque aussi de nouveaux débouchés pour les jeunes juristes. Beaucoup d’idées proposées par l’auteur sont probablement difficiles à accepter pour les praticiens français. Elles n’en demeurent pas moins intéressantes en ce qu’elles décrivent des évolutions possibles de leur activité, qu’il est peut-être préférable d’anticiper…

L’ouvrage, divisé en trois parties aborde successivement les changements radicaux du « marché du droit », le nouveau paysage juridique et les perspectives pour les jeunes juristes.

Selon Richard Susskind, les changements du marché du droit seraient liés à trois facteurs que sont les exigences du « plus (de service) pour moins (d’argent) » de la clientèle, la dérèglementation - comprise ici comme une dérégulation/rerégulation - des services juridiques et enfin l’impact des technologies de l’information (et notamment l’évolution de la puissance de calcul des ordinateurs).

En réponse à ces facteurs, l’auteur suggère donc que les prestataires de droit facturent moins cher et facturent en fonction de la valeur ajoutée apportée (et non au temps passé). Il imagine en outre des stratégies pour réorganiser le travail juridique.

Pour lui, la dichotomie entre un droit « marchandisé » (transformé en produit) et le « sur-mesure » serait erronée et il conviendrait de tenir compte, pour fournir des services juridiques, des situations intermédiaires que sont la standardisation, la systématisation et le « packaging ».

Il faudrait désormais travailler différemment en décomposant la prestation juridique selon la typologie des tâches, qui ne présentent pas toutes la même valeur ajoutée (la sélection d’une trame ou la recherche juridique n’a probablement pas la même valeur ajoutée que le conseil ou qu’une évaluation des risques). Il imagine donc le recours à des sous-traitants pour réaliser certaines d’entre elles. Il prône l’utilisation de technologies juridiques perturbatrices (disruptive) qui vont de l’assemblage automatique de documents, à l’intelligence artificielle en passant notamment par le big data.

Un nouveau paysage du droit se dessinerait. Certes, selon l’auteur, les grands cabinets auraient encore une (trop) grande confiance dans le succès de leur modèle actuel mais, en cas de baisse tarifaire proposée par une marque crédible, ce modèle pourrait rapidement s’effondrer. Sans doute, les avocats de renom habitués au contentieux conserveraient-ils leur clientèle. Mais pour les litiges de valeur moyenne ou faible, il faudrait s’attendre d’ici quelques années au développement massif des modes alternatifs de règlement des litiges et même des cours virtuelles et systèmes de règlement des litiges en ligne (online dispute resolution).

L’auteur prévoit que les juristes d’entreprise auront désormais pour mission essentielle le mangement du risque juridique, et ce de plus en plus en amont (recours à des audits, etc.). Le knowledge management gagnerait en importance au sein des services juridiques afin de permettre un meilleur partage et une meilleure rationalisation des connaissances. Les entreprises seraient plus en demande « d’empathie » de la part de leurs cabinets d’avocats. Ces derniers devraient se plonger davantage dans les problématiques et les enjeux propres aux entreprises clientes et développer un esprit plus collaboratif.

S’agissant d’un marché d’acheteurs, il appartiendrait également aux directions juridiques de modifier leurs habitudes d’achat afin de voir les prestations évoluer dans le sens souhaité.

L’auteur plaide aussi en faveur de l’évitement des conflits et de leur endiguement. (Encore faut-il avoir conscience que l’on a une difficulté juridique, ce qui n’est pas toujours le cas…). Richard Susskind est également favorable à la promotion de la « santé juridique » définie comme capacité à tirer parti des règles de droit en l’absence de problème.

L’auteur prédit aussi que le droit sera de plus en plus présent dans les « systèmes » et les « processus ». (On peut également imaginer qu’il y aura à l’avenir du droit dans les objets, par exemple dans les objets connectés…).

En matière de justice, Richard Susskind ne manque pas d’idées et prône un large développement des technologies de l’information : utilisation de l’assemblage automatique de documents, formulaires électroniques, transcription assistée par ordinateur, système d’affichage de document, présentation électronique des preuves, cours virtuelles, système de réclamation d’argent en ligne (que l’on pourrait appliquer, en France, à l’ordonnance portant injonction de payer…), médiation en ligne. Tout cela suppose évidemment un budget adapté…

Les développements consacrés aux perspectives pour les jeunes juristes traitent des mutations des fonctions juridiques. On devrait, dans l’avenir, s’attendre à une plus faible demande en juristes traditionnels mais parallèlement de nouveaux services juridiques se développeraient pour les juristes créatifs et innovants.

On verrait ainsi apparaître, notamment, des ingénieurs de la connaissance juridique, des technologues juridiques, des juristes hybrides dotés d’une double compétence, des analystes des processus juridiques, des chefs de projets juridiques, des praticiens du règlement de litige en ligne, des consultants en management juridique, des gestionnaires des risques juridiques…

Les employeurs de ces nouveaux professionnels seraient des cabinets comptables globaux, des éditeurs juridiques majeurs, des fournisseurs de savoir-faire juridique, des spécialistes de la sous-traitance juridique, des détaillants du droit implantés sur les grandes avenues et bien d’autres…

L’auteur conclut notamment que le meilleur moyen de prédire l’avenir… est de l’inventer.

Il ne s’agit là que des grandes idées de cet ouvrage, qu’on lira avec profit si l’on est anglophone. On perçoit bien que l’auteur contribue largement à inventer cet avenir qu’il délivre un peu à la manière d’une prophétie.

Si l’on peut rejeter certaines analyses qui font craindre de voir se développer des plateformes juridiques offshore (avec quelle garantie de qualité de service ?), on sera tout de même intéressé par l’inventivité de Richard Susskind, son sens de l’observation et son côté visionnaire. On peut certainement créer de nouvelles activités en accompagnant une partie des tendances qu’il décrit voire en devancer d’autres.

Jérôme Dupré, avocat en droit du numérique (Agreement Avocat), docteur en droit