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Le Droit, source de compétitivité en entreprise ? Par Ian Kayanakis, Directeur Juridique.
Parution : mercredi 14 janvier 2015
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Qui se pose encore la question ? Beaucoup plus de personnes que l’on pourrait imaginer. C’est le constat un peu désagréable qu’il convient de faire après plusieurs semaines de discussions autour du projet de Loi Macron sur les professions réglementées. D’après ce que l’on a pu lu lire ci et là, ce projet de texte contiendrait enfin la reconnaissance du juriste d’entreprise en lui confiant -via le titre d’avocat en entreprise- la confidentialité qu’il doit avoir pour défendre au mieux les intérêts de son employeur.

Or, depuis que cette possibilité est évoquée publiquement, certains avocats ont pensé que la défense de leurs intérêts de profession réglementée serait mieux défendus en mettant en lumière les différences entre les juristes d’entreprise et les avocats au cours de nombreuses manifestations publiques... Pour ce qui les concerne, les juristes d’entreprise, ne souhaitent que faire grandir le plus petit commun dénominateur de ces 2 professions, à savoir la compétitivité de l’entreprise :
-  pour les juristes cette compétitivité est source d’emploi, de carrière et de développement personnel et
-  pour les avocats, elle est source d’honoraires, de réputation et de crédibilité.

Là ou certains barreaux de Province pourraient légitimement s’interroger si ce projet ne cache pas une « fusion entre égaux » entre Juristes d’entreprises et Avocats et là ou certains chefs d’entreprises pourraient se demander s’ils ne vont pas faire entrer le loup libéral dans la bergerie salariale, les juristes d’entreprise leurs répondent : compétitivité de l’entreprise.

Et s’il n’est toujours pas encore suffisamment évident que le droit dans l’entreprise est source de compétitivité, alors, à l’instar du poème de Boilleau
« Hâtons-nous lentement, et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettons notre ouvrage :
Polissons-le sans cesse et le repolissons ;
Ajoutons quelquefois, et souvent effaçons
 »

"Le droit source de compétitivité est une réalité que les juristes d’entreprises vivent tous les jours et que leurs employeurs constatent très souvent."

Ainsi, au-delà d’une formule, le droit source de compétitivité est une réalité que les juristes d’entreprises vivent tous les jours et que leurs employeurs constatent très souvent. Cette réalité tient à la fois au matériau du juriste, le droit, et à l’utilisation qu’il en fait au service de l’entreprise.

La nature innovante du droit crée de la compétitivité : le droit compétitif par nature.

La politique économique actuelle a mis au centre du débat l’innovation source de compétitivité. La question du droit « source de compétitivité » renvoie donc à la capacité du droit à innover. L‘innovation est elle consubstantielle au droit comme elle l’est à la science ?

Prenons quelques exemples et procédons par analogie.
Mesurer l’innovation c’est mesurer l’inventivité déployée et la capacité de la transformer en un objet (produit, services, méthodes) commercialisable. Comment mesurer cela ? Des méthodes existent et sont appliquées en matière de Propriété Intellectuelle, par exemple : maturité d’une organisation, affiliation à des organismes professionnels, publications, participations à réunions publiques, dépôts de marque, de brevet, reconnaissance par ses pairs. Un département de R&D qui suivrait ce chemin serait sans que cela puisse être questionné, perçu comme innovant et source d’innovation.

"Nos directions juridiques [...] sont matures, elles produisent de la recherche, de la doctrine, elles publient et elles créent.

Nos directions juridiques sont à l’instar de ces directions scientifiques. Elles sont matures, elles produisent de la recherche, de la doctrine, elles publient et elles créent.

Les exemples sont nombreux et parlant. En voici deux qui suffiront à illustrer le propos.

Le 18 novembre dernier l’AFJE a fêté ses 45 ans et en a profité pour célébrer les 20 ans de la SAS. Pourquoi ? Pour la simple raison que cette forme de société –révolutionnaire il y a 20 ans et qui aujourd’hui est une référence internationale- est née pour soutenir les besoins des entreprises. La loi de 1994 est née d’un projet conçu par un groupe de travail crée sous l’égide du CNPF et présidé par le Secrétaire Général de Saint Gobain afin de simplifier le droit des sociétés, notamment dans le cadre de la gestion de leurs filiales. Ensemble avec l’Université, ce sont les juristes d’entreprises praticiens au premier chef de cet instrument, qui l’ont faite grandir et rendue incontournable pour répondre aux besoins de simplifications des structures exprimés par leurs employeurs. Ce fut une innovation au service de la compétitivité des entreprises.

Un autre exemple en provenance des Etats Unis. En 2006, une entreprise ayant élaboré une stratégie fiscale lui permettant d’économiser beaucoup d’argent, déposait un brevet de logiciel basé sur la modélisation de son procédé fiscal. A partir le là, elle a pu monétiser cette innovation, créer une source de revenu et un actif. Cette innovation juridique a aussi permis de glaner un avantage concurrentiel, en refusant de concéder une licence à ses concurrents, faisant ainsi grimper le coût des affaires de ses rivaux. Cette innovation a réellement été mise en pratique et, de 2006 à 2010 des logiciels de « tax business methods » brevetés ont vu le jour. Certes, ceci serait impossible en France (et a été depuis fortement challengé aussi aux US pour des raisons de constitutionalité) où le logiciel ne peut pas être breveté mais le constat est là : en ne s’interdisant pas de considérer le droit comme facteur d’innovation, il est possible d’en retirer des bénéfices inattendus mais réels (même en l’absence de brevet).

Ainsi, il n’est pas contestable que le droit en tant que matériau source d’innovation participe pleinement à la compétitivité des entreprises.

L’utilisation du droit comme outil de compétitivité : le droit compétitif par destination.

Les exemples sont légions. Il est amusant de constater d’ailleurs que souvent le mot « innovation » est utilisé à la place du concept de compétitivité. Les prix sur l’innovation juridique ont fleuri ces dernières années. Ils ont tous mis en compétition et récompensés des directions juridiques ayant mis en place des outils appelés « innovants » MAIS surtout sources de contribution au P&L de l’entreprise. En cela ils ont été inventifs et innovants pour des juristes car ils ont adaptés à un métier dit « conservateur » et prudent des procédés et méthodes traditionnellement utilisés par d’autres métiers aux pratiques plus leading edge : pratiques Commerciale, méthodes RH, outils de Communication.

Constatons l’engouement suscité par le prix de l’innovation en management juridique lancée en 2013 par le Village de la justice, en relevant quelques uns des noms des compétiteurs : Danone, Michelin, Orange, Armines, DELL, Leroy Merlin, Société Générale, HP, EuroDisney.

"Les Directions Juridiques de grandes sociétés ont à cœur de démonter leur valeur ajoutée dans leurs entreprises en présentant des projets dont la finalité était la performance."

Les Directions Juridiques de ces grandes sociétés ont eu à cœur de démonter leur valeur ajoutée dans leurs entreprises en présentant des projets dont la finalité était la performance : réduire les temps de négociations, outils pour rationaliser la création de contrats, transformer la direction juridique en centre de profit etc. En résumé : concourir et participer à la compétitivité de leur entreprise.

Cette tendance française n’est d’ailleurs que le reflet hexagonal d’une pratique anglo-saxonne plus ancienne. Depuis 2007, le Financial Time établit son classement des Directions juridiques européennes (une quinzaine de compétiteurs) les plus innovantes et dont deux des lauréats avaient organisé l’outsourcing de certaines prestations juridiques dans des juridictions low cost.

Vous avez dit "compétitivité" ?

Enfin et pour boucler la boucle, revenons quelques instant à l’avocat en entreprise.

L’AFJE se bat vaillamment avec force, conviction et arguments depuis des années pour obtenir la confidentialité des avis et des écrits au sein de l’entreprise. Qui croirait une minute à tant d’efforts déployés uniquement pour « ressembler » aux avocats ou pour pouvoir servir les prétendus desseins obscurs de certaines entreprises ?

C’est tout le contraire. Depuis quelques années un mouvement irréversible s’est engagé : l’internationalisation du marché. Pour beaucoup d’ETI ou de grand groupes cotés ou non, le terrain de jeu est à l‘échelle planétaire. En cas de création de poste dans une direction juridique, un juriste français a pour concurrents des anglais, des Indonésiens, des russes ou des sud africains. Clairement, le juriste français dépourvu de confidentialité est moins compétitif qu’un juriste américain, anglais, néerlandais, grec, allemand, canadien, singapourien (etc.) TOUS ayant le statut d’avocat inscrit à leur barreau respectif et à ce titre, pouvant revêtir leurs écrits d’habits confidentiels.

Là encore illustrer ce propos et simple : un groupe international préférera accueillir le siège social de sa holding, soumise à des fortes contraintes règlementaires, dans une juridiction ou cette confidentialité est accordée. Pourquoi ? Justement parce que le droit est source de compétitivité et qu’il faut le préserver de trop de contraintes. La confidentialité permet d’utiliser la flexibilité du droit pour intervenir dans des situations critiques pour l’entreprise.
Ainsi, prenons le cas d’une entreprise française vertueuse qui souhaiterait mettre fin à des pratique commerciales illicites ou criminelles au sens de la convention OECD « against corruption » ou ayant arsenal juridique précis (le US FCPA , le UK anti bribery Act). Pour mener à bien cette campagne, elle devra se doter au moins d’un juriste compliance /conformité qui devra mener des investigations internes, reporter des faits à la DG et au conseil d’administration, dénoncer des comportements via des lanceurs d’alerte et ce, pour mieux les prévenir.

Quel juriste l’entreprise choisira-t-elle ?

Un juriste compliance français -dont les écrits ne seraient pas confidentiels- pourrait « auto incriminer » l’entreprise. En effet, rapporter l’existence de comportements illégaux alors même que l’on cherche à les combattre, démontre leur existence et donc la commission d’un délit. Dès lors pour éviter ce risque, l’entreprise préféra ne rien faire et renoncer à tous les marchés qu’elle pourrait conquérir mais pour lesquels un process de compliance est exigé par le client. Perte de compétitivité.

Tout bien réfléchi l’entreprise embauchera peut être le juriste français, mais demandera à un cabinet d’avocat (anglais ou américain par ailleurs) au prix de centaines et de centaines de milliers d’euros de lui détacher de façon permanente un jeune collaborateur qui écrira sur papier à entête confidentiel de son cabinet ce que le juriste ne peut écrire à sa hiérarchie. Quoiqu’à regarder de plus près, La situation économique se dégradant et les budgets des fonctions transverses se réduisant, les DJ seront simplement externalisées dans les pays ou la confidentialité existe, laissant les juristes français de facto restreint à leur marché domestique qui se réduit comme peau de chagrin.

Pour mémoire 14 des directeurs juridiques du CAC40 n’ont pas la nationalité du lieu de la cotation de leur entreprise mais celle d’un pays dans lequel l’avocat en entreprise existe. Quid du Footsie 100 ou du NASDAQ ? A voir…

Ian Kayanakis, Directeur Juridique Ancien avocat au barreau de Paris qui a ensuite exercé en direction juridique au sein de Groupes du CAC40 Administrateur de l’AFJE Membre du [Jury du prix de l'innovation en management juridique en 2013->http://www.innovation-juridique.eu/]
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