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L’emploi du référé suspension à l’appui d’un recours "Tropic" : état de la jurisprudence. Par Aliaume Llorca-Valero, Avocat.
Parution : jeudi 22 janvier 2015
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Le recours au référé suspension à l’appui d’un recours en contestation de validité d’un contrat peut apparaître pertinent dans la mesure où, à l’instar du recours au fond sur lequel il vient se greffer, tout moyen peut être invoqué, et non seulement ceux ayant trait à la publicité ou la mise en concurrence. Il permet également, et c’est là un de ses intérêts majeurs, un pré jugement de ce qui sera au fond, analysé par la juridiction. Sa mise en œuvre doit toutefois se concilier avec les exigences toutes particulières ayant trait à la matière dans laquelle il est exercé, le droit des contrats.

Le référé suspension exercé dans le cadre d’un recours en contestation de validité d’un contrat demeure soumis au droit commun des référés suspension et donc aux deux conditions telles que posée par l’article L.521-1 du Code de justice administrative : une urgence à suspendre, et « un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».

Si la condition tenant à la preuve d’un moyen propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision n’apparaît pas difficile à remplir, celle-ci s’en rapportant aux moyens développés dans la requête au fond (en l’occurrence les moyens tendant à démontrer l’irrégularité du contrat à l’appui du recours « Tropic »), celle de l’urgence est en revanche plus difficilement admise par la jurisprudence.

L’urgence à suspendre l’exécution du contrat ne peut en effet être déclarée comme remplie que si l’acte attaqué « préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre » [1].

L’absence de droit acquis pour un candidat à la commande publique de se voir attribuer un contrat rend d’autant moins aisée la preuve d’un préjudice « grave et immédiat » à sa situation ou à ses intérêts : « L’attribution d’un marché public n’étant pas un droit pour ceux qui y concourent, le candidat évincé n’est fondé à se prévaloir d’une atteinte suffisamment grave et immédiate à sa situation que s’il avait une chance sérieuse de l’emporter » [2].

Le juge demeure ainsi peu enclin à reconnaître de manière trop large l’urgence à suspendre un contrat, et encore moins à dégager une présomption d’urgence.

1. Une présomption d’urgence isolée en matière de passation de marchés publics : absence de principe général

Le juge administratif n’a retenu que dans une hypothèse une présomption d’urgence à suspendre un marché public dans le cadre d’un référé suspension introduit successivement à un recours Tropic.

Telle présomption peut ainsi être retenue dans l’hypothèse où le pouvoir adjudicateur signe un marché en méconnaissance de l’ordonnance du juge des référés lui enjoignant de suspendre ladite signature pendant un certain délai : « Considérant d’une part qu’ainsi qu’il a été dit, la méconnaissance, par l’Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille, de l’injonction qui lui avait été délivrée de surseoir à la signature du marché porte une atteinte grave et immédiate à l’autorité attachée à une décision de justice et à l’effectivité du référé pré-contractuel ; que l’Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille n’établit pas que le service public hospitalier serait susceptible d’être interrompu par la suspension de l’exécution du marché de fourniture de réactifs de laboratoire avec mise à disposition d’automates de bactériologie, ni qu’elle ne serait pas en mesure de se procurer des réactifs par d’autres moyens ; qu’est caractérisée ainsi la situation d’urgence requise par les dispositions de l’article L. 521-1 du code de justice administrative précitées ;  » [3].

Le caractère très particulier des circonstances de l’espèce précitée en fait une jurisprudence isolée, si bien qu’aucun principe de présomption d’urgence ne peut être dégagé, à l’inverse notamment du principe établi en matière de permis de construire. L’urgence est en effet présumée pour le requérant qui conteste une décision d’octroi de permis, dès lors que les travaux sont sur le point de commencer et persiste tant qu’ils ne sont pas achevés ou plus exactement qu’ils sont sur le point d’être achevés, se justifiant par le caractère difficilement réversible des travaux du fait de l’obligation légale de remise en état des lieux [4].

En matière de passation de marchés publics, la circonstance relative au caractère difficilement réversible, des travaux par exemple dans le cas d’un marché public de travaux dont la passation est contestée, n’est pas prise en compte par le juge dans l’appréciation de l’urgence à suspendre.

2. Une condition d’urgence rarement admise : la nécessité d’une atteinte grave à la santé de l’entreprise

Outre la présomption d’urgence exposée ci-avant, la condition d’urgence n’est considérée comme remplie que dans de rares hypothèses.

Ainsi, la seule violation ou entorse aux règles de publicité et de mise en concurrence, ne saurait suffire à établir l’urgence à suspendre un contrat : « (…) l’existence alléguée de violations aux règles d’égalité et de transparence dans le cadre de la procédure de passation du marché litigieux, et de difficultés au niveau de l’exécution dudit marché ne sont pas par elles-mêmes de nature à établir un intérêt public justifiant la suspension, et l’existence d’une situation d’urgence » [5].

Il en va de même s’agissant de la seule circonstance que l’offre de l’entreprise a été écartée [6].

Le juge vérifie si le requérant apporte la preuve d’une atteinte suffisamment grave et immédiate à l’emploi dans l’entreprise, à sa situation financière ou à son expertise technique sur son créneau d’activité [7]. Il se livre ainsi à une appréciation in concreto au regard des justifications fournies par le requérant, et effectue un contrôle de proportionnalité entre les conséquences dommageables de la décision et la situation personnelle du requérant.

Doivent être pris en compte un certain nombre de paramètres tels que la chance sérieuse d’obtenir le marché. La condition d’urgence n’est pas remplie dès lors que le candidat évincé ne justifie pas qu’il avait une chance sérieuse de se voir attribuer le marché [8].

Le juge s’attachera également à analyser la perte de chiffre d’affaire, à condition que la part du montant du marché soit significatif par rapport au chiffre d’affaire de l’entreprise évincée [9]. Pourra en plus être exigé dans certains cas la preuve de conséquences dommageables pour la survie de l’entreprise. Pour illustration, a été jugé qu’une perte de chiffre d’affaires de 20% ne démontrait pas pour autant que l’éviction serait fatale à l’existence même de la société requérante [10]. Par analogie, le Conseil d’Etat a pu considérer qu’il n’y avait pas d’urgence à suspendre une décision de résiliation d’un contrat dès lors que la perte du chiffre d’affaire pour l’entreprise représentait moins de 3% du dernier chiffre d’affaire global de la société [11].

Le juge a également pu prendre en compte, de manière isolée, « la nature particulière des prestations » [12]. Il s’agissait plus particulièrement dans cette espèce d’un marché très particulier relatif à la fourniture de prestations au bénéfice des étrangers maintenus en rétention, ce qui doit conduire dès lors à en relativiser la portée.

Avocat au Barreau de Lyon

[1CE, 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres, n°228815 ; CE, 3 février 2010, Communauté de Communes de l’Arc Mosellan, n°330237

[2Ordonnance du 28 avril 2009, Société Presspali France, n°0902728, Contrats Marchés publ. 2009, comm. 210, note Ph. Rees

[3CE, 6 mars 2009, Assistance publique – Hôpitaux de Marseille, n°324064

[4CE 29 janvier 2008 Société EDF, n°307870

[5Ordonnance TA de Strasbourg, Département du Bas-Rhin, 30 septembre 2008, n°0803664

[6Ordonnance TA de Lyon, Sté Messages, 15 février 2008, n°0800178

[7Ordonnance TA de Besançon, Sté CBS, 12 février 2008, n°0800115

[8candidat placé en troisième position et non immédiatement après l’attributaire : Ordonnance TA de Versailles, Sté Presspali France, 28 avril 2009, n°0902728

[9Ordonnance TA de Versailles, Sté Compass Group france, 5 juin 2008, n°0805259

[10Ordonnance TA de Lyon, Sté Messages, 15 février 2008, n°0800178

[11CE, Région Champagne-Ardennes, 28 mars 2012, n°356209

[12CE, 16 novembre 2009, Ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire c/ Cimade et autres, n°328826, 328974