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Le détricotage de la prise d’acte de la rupture. Par Aurélie Van Lindt, Avocate.
Parution : jeudi 9 avril 2015
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La prise d’acte de la rupture du contrat de travail aux torts de l’employeur est une pure création jurisprudentielle.
Toutefois, après avoir posé les bases de cette notion, la Cour de cassation semble aujourd’hui les remettre en cause.

En effet, depuis des arrêts du 26 mars 2015, la Cour de cassation semble revoir entièrement sa position en la matière.

Les dernières décisions rendues tendent même à accorder une certaine impunité de l’employeur qui a commis des manquements soit insuffisamment graves, soit trop anciens pour pouvoir lui être reprochés.

Décryptage.

1) Définition jurisprudentielle

La prise d’acte de la rupture est définie par la Cour de cassation comme étant la situation par laquelle le salarié informe son employeur qu’il entend rompre unilatéralement son contrat de travail tout en imputant à ce dernier les raisons de cette rupture « par des manquements graves qui empêchent la poursuite de son contrat de travail ».

Par un arrêt de principe du 25 juin 2003, la Cour de cassation est venue préciser que lorsque le salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail en raison de faits qu’il reproche à son employeur, cette rupture produit les effets, soit d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient, soit, dans le cas contraire, d’une démission [1].

La Cour de cassation fait ainsi porter la charge de la preuve sur le salarié auquel il revient de rapporter la preuve des griefs qu’il invoque à l’encontre de son employeur.

A titre dérogatoire, en cas de doute, celui-ci profite à l’employeur et la prise d’acte est assimilée à une démission [2].

2) Cantonnement de la prise d’acte aux seuls « manquements graves » de l’employeur

En matière de prise d’acte, il appartient aux juges du fond de contrôler la véracité et la gravité des faits invoqués par le salarié à l’encontre de son employeur.

La Cour de cassation y veille et rappelle constamment que la cour d’appel se doit de rechercher si les faits invoqués par le salarié justifiaient la rupture [3].

Dans le cadre de cette construction jurisprudentielle, la prise d’acte de la rupture n’était justifiée qu’en présence de faits « suffisamment graves » [4].

L’étude des juges du fond se cantonnait ainsi à la simple étude de la gravité des manquements reprochés à l’employeur. Ont ainsi été jugés suffisamment graves :
-  Le harcèlement moral ou sexuel subi par le salarié [5],
-  Le manquement à l’obligation de sécurité de résultat [6].

Or, depuis des arrêts du 26 mars 2014, la Cour de cassation semble estimer que le critère de gravité n’est plus suffisant en lui-même.

3) Retour à la définition initiale de la prise d’acte

La Cour de cassation revient à la définition première de la prise d’acte en indiquant que pour être justifiée la prise d’acte doit être fondée sur les manquements empêchant la poursuite du contrat de travail [7].

Toutefois, en revenant à plus de rigueur quant à la définition de la prise d’acte, la Cour de cassation aboutit à des solutions contradictoires avec sa jurisprudence antérieure.

Ainsi, dans les arrêts du 26 mars précités, la Cour de cassation estime que le défaut de surveillance médicale invoqué par le salarié ne peut permettre de fonder la prise d’acte de rupture dès lors que le manquement est trop ancien.

Ainsi, en plus de faire supporter la charge de la preuve sur le salarié, la Cour de cassation lui impose de faire preuve de réactivité. A défaut, même en cas de manquement avéré de la part de l’employeur, la prise d’acte ne pourra être requalifiée en licenciement dénué de cause réelle et sérieuse.

Reprenant cette position, par un arrêt du 18 février 2015, la Cour de cassation semble estimer que l’absence de visite médicale d’embauche ne peut plus justifier une prise d’acte de la rupture, sauf éventuellement si ce manquement résulte d’un refus de l’employeur [8].

De manière analogue, la Cour de cassation requalifie la prise d’acte en une démission alors que le salarié démontrait qu’il n’avait pas été payé de quelques heures supplémentaires et d’une demi journée de RTT. Manquements de l’employeur certes mais insuffisamment graves pour la Cour de cassation qui estime que ces derniers n’avaient pas empêché le salarié de poursuivre sa prestation de travail [9].

Dans un arrêt du 15 mai suivant, la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence dès lors qu’elle estime que le non respect du principe d’égalité de traitement ne justifie plus nécessairement une prise d’acte et qu’il convient de démontrer que ce manquement était de nature à empêcher la poursuite du contrat de travail [10].

Dans cette même vague, le 11 mars dernier, la Cour de cassation soustrait toute automaticité entre le manquement de l’employeur et la requalification de la prise d’acte en un licenciement abusif dans une situation pour laquelle les juges du fond avaient caractérisé une situation de harcèlement moral et sexuel [11].

* * *

Créée initialement au bénéfice des salariés, la prise d’acte de la rupture s’avère avec cette nouvelle position jurisprudentielle particulièrement délicate.

En effet, il est imposé au salarié de faire la preuve de la réalité et de la gravité des manquements, de caractériser un empêchement avéré à la poursuite du contrat de travail et ce avec une certaine rapidité.

Cette nouvelle rigueur de la part de la Cour de cassation risque de freiner de nombreux salariés même en cas de manquements de l’employeur et elle impose aux avocats de faire preuve d’une particulière vigilance dans leurs conseils aux salariés.

En effet, ce qui fondait une prise d’acte hier, ne la fonde plus aujourd’hui, en vertu du tricotage et du détricotage de la Cour de cassation !

Aurélie VAN LINDT Avocat au Barreau de LILLE

[1Cass.soc., 25/06/03, n°01-42335.

[2Cass.soc., 19/12/07, n°06-44754.

[3Cass.soc.,21/09/05, n°03-45990.

[4Cass.soc., 19/01/05, n°03-45018 ; Cass.soc., 13/12/06, n°05-44073.

[5Cass.soc., 20/02/2013, n°11-26560.

[6Cass.soc., 03/02/10, n°88-44019 ; Cass.soc., 22/09/11, n°10-13568.

[7Cass.soc., 26/03/14, n°12-23634.

[8Cass.soc., 18/02/15, n°13-21804.

[9Cass.soc., 14/05/14, n°13-10913.

[10Cass.soc., 15/05/14, n°12-29746.

[11Cass.soc., 11/03/15, n°13-18603.

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