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Le e-denigrement commercial : les limites d’un intérêt général bien particulier. Par Laurent Feldman, Avocat.
Parution : vendredi 10 avril 2015
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Suivant toujours avec un certain retard, les évolutions de la société, le droit réagit cependant à chaque nouveau comportement et notamment s’agissant du droit de la consommation.
L’idée de la protection du consommateur, victime naïve de commerçants « avisés » semble avoir vécu à l’ère des actions de concert.
Cette protection devenue pour certains secteurs obsolète, a permis l’avènement en toute impunité de « tribunaux du peuple » à travers les forums de discussion sur internet.

Loin d’être une victime, le consommateur, derrière son écran, devient, grâce une habile mise en scène des administrateurs de forum, un accusateur prompte à saisir la DGCCRF [1] ou à déposer une plainte pénale contre un commerçant déjà jugé et condamné comme étant un « arnaqueur ».

Ces sites incitent à une forme de délations où le « petit » consommateur est glorifié pour avoir contribué à la fermeture de sociétés de e-commerce.

Cette forme de justice expéditive et qui n’a aucun véritable garde-fou provoque une interrogation fondamentale sur la liberté d’expression sur Internet et le rôle de ceux qui choisissent et mettent en exergue certains propos, les exploitants de ces forums.
Sous couverts d’associations dites de défense des consommateurs, les exploitants de ces sites ont plus que jamais pour habitude d’inciter sur Internet les consommateurs à la délation et la dénonciation vis-à-vis des professionnels de vente à distance dès le premier jour de retard de livraison.

En googelisant le nom d’un acteur de e-commerce, afin de recueillir un avis, force est de constater que les premières références sont composées de ces messages.
Ainsi, c’est en masse que des internautes postent des messages bénéficiant de privilèges de référencement octroyés par Google, et lus de milliers de lecteurs sur des forums tenus par ces associations de consommateurs.

Ces dernières prennent toutes précautions imaginables, à travers la modification ou la suppression de ces messages, afin que les messages dénigrants postés par les consommateurs dissuadent les professionnels dénigrés d’engager des poursuites, tout en favorisant la faillite de ces professionnels.

Si cette nouvelle forme de dénigrement semble a priori aisément invocable par le justiciable dénigré (I), il apparaît, actuellement, que le droit français approche timidement cette nouvelle forme de dénigrement émanant de consommateurs en la défendant hâtivement au nom de la liberté d’expression (II).

I – Les dénigrements par Internet émanant de consommateurs : une nouvelle forme de dénigrements a priori invocable aisément par la société dénigrée

Initialement, la notion de dénigrement renvoyait à un acte de concurrence déloyale émanant uniquement d’une société concurrente, tendant « à jeter le discrédit sur un concurrent ou sur les produits fabriqués » (P. Roubier).

Plus tard, en jurisprudence, la notion de dénigrement s’est détachée des relations entre commerçants, de sorte qu’un dénigrement peut également émaner d’un consommateur vis-à-vis d’une société, en raison de l’absence d’identification de l’auteur du dénigrement (CA Versailles, 9 sept. 1999).

Ces dénigrements émanant de consommateurs échappent souvent à la qualification de critique, dès lors que les termes employés sont injurieux, tels que les termes d’« arnaque » et d’ « escroquerie » (T. com. Paris, 15e ch., 22 févr. 2013). Tel est le cas de milliers de messages postés sur les forums de discussion tenus par des associations de consommateurs, au point que ces dernières menacent automatiquement leur auteur de suppression du message en cas de propos dépassant la simple critique.

De plus, le caractère public de cette forme dangereuse de dénigrement est incontestable en ce que l’internaute use gratuitement de propos dénigrants sur un support on ne peut plus accessible, à savoir l’Internet.

Egalement, une qualification de dénigrement ne saurait être rejetée au motif que le consommateur dénigrant ne fait que révéler la vérité. Ainsi, l’exceptio veritatis, de même que la bonne foi, ne sauraient justifier un acte de dénigrement (Cass. com., 12 oct. 1966).

Ainsi, l’invocation du dénigrement émanant du consommateur par la société dénigrée sur le fondement de l’article 1382 du Code Civil semble a priori aisée, contrairement à l’invocation de la diffamation sur le fondement de la loi sur la presse de 1881, qui suit un régime probatoire strict (l’exceptio veritatis est invocable) et une prescription très courte de 3 mois.

Il apparait que les procédures de liquidation judiciaire fleurissent notamment chez les PME de vente à distance par Internet dénigrées dès la moindre insatisfaction du consommateur. En effet, les messages dénigrants sont particulièrement tenaces, et ce surtout concernant les PME, de sorte que ceux-ci peuvent rester accessibles au public pendant plusieurs années. Il en résulte une perte de réputation, une atteinte à l’image de marque, une perte de clientèle, et enfin une potentielle liquidation judiciaire.
Si les dégâts causés par les dénigrements de consommateurs orchestrés par les sites Internet d’associations de consommateurs sont certains, les moyens actuellement mis en œuvre par le droit français et les sociétés dénigrées semblent insuffisants voire inexistants.

II – Le dénigrement émanant du consommateur sur Internet : un phénomène protégé hâtivement au nom de la liberté d’expression

Selon une enquête CREDOC/eBay de mars 2009, « 57% des internautes rechercheraient des avis de consommateurs sur Internet, et 62% déclarent avoir déjà renoncé à acheter un produit ou une marque après avoir pris connaissance de l’avis d’internautes ».

Pourtant, le droit français apparait insuffisant face à cette forme de dénigrements, d’une part en ce que la LCEN du 21 juin 2004 est désuète face à cette forme récente de dénigrements, et se contente de donner des directives non contraignantes aux hébergeurs de contenus sur Internet. Ainsi, par exemple, les associations de consommateurs ne pourraient se voir reprocher une défaillance dans l’identification de l’auteur des messages dénigrants, alors même que cette identification est indispensable, une société dénigrante étant moins protégée qu’un consommateur dénigrant, compte tenu du risque d’atteinte à la concurrence entre entreprises.
En effet, une société dénigrante peut aisément être condamnée par une seule société dénigrée, même si elles ne sont pas concurrentes, dès lors que les produits ou services de la société visée sont dénigrés (Civ. 1re, 30 mai 2006, no 05-16.437 ; Com. 13 janv. 2009, no 08-12.510).

Par contre, une association de consommateurs administrant un forum de discussion contenant des messages dénigrants n’a jamais pu être condamnée par une société dénigrée par un internaute. En effet, la jurisprudence se borne toujours à rejeter les actions des sociétés dénigrées au motif que les propos dénigrants des internautes, bien que publics et lus de milliers d’internautes, ravivent les débats d’intérêt général, et constituent un usage non abusif de la liberté d’expression (CA Paris, 28 janv. 2015, n°13-13818 ; TGI Paris, 22 nov. 2012, n°10/17057).

La jurisprudence précise que l’usage de la liberté d’expression revêt un caractère abusif uniquement lorsque l’abus est expressément prévu par un texte spécial, ce qui ne saurait être le cas de l’article 1382. En cas d’absence de diffamation, la fonction complétive de l’article 1382 du fait de messages publiés sur Internet est donc radicalement mise à l’écart (Cass. 1ère civ, 11 mars 2014, n° 13-11706).

Il en résulte une absence de réparation de préjudices causés aux sociétés dénigrées, alors même que ces préjudices sont prouvés et constituent une atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie.

Maître FELDMAN

[1Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF).

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