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Entre déséquilibre et déni : comment le droit de la concurrence a déchiré le ‘corporate veil’. Par Michel Debroux, Avocat.
Parution : lundi 11 mai 2015
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Retour sur la manière dont le droit de la concurrence a déchiré le ’corporate veil’. Par Michel Debroux, Avocat à la Cour et Directeur d’études à l’Ecole de droit et management (Université Paris 2 Panthéon-Assas).

Le droit de la concurrence, flexible par nature et rétif aux catégories juridiques en raison de ses sources d’inspiration micro-économiques, ignore les sociétés et ne connaît que les entreprises, définies comme « toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement » (CJUE, C-41/90, Höfner).

C’est la raison pour laquelle, depuis une dizaine d’années, les autorités de concurrence en Europe ont méthodiquement déchiré le ‘corporate veil’ en matière de sanctions infligées pour des pratiques anticoncurrentielles, de telle sorte qu’il n’en reste plus rien aujourd’hui.

La pratique décisionnelle de la Commission européenne consiste aujourd’hui à imputer systématiquement à la société mère les pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par ses filiales, essentiellement sur deux fondements.
Soit la Commission identifie divers éléments laissant penser que la société mère a exercé une influence sur la filiale par divers moyens (hypothèse dite de la « double base »), soit elle ne dispose pas de tels éléments mais retient néanmoins la responsabilité de la maison mère sur le seul fondement de la présomption tirée de la détention de la totalité ou de la quasi-totalité du capital de la filiale.
C’est cette deuxième hypothèse, reposant exclusivement sur la x« présomption capitalistique », qui sera l’objet des libres propos annoncés en titre.

Des conséquences importantes, tant immédiates qu’à terme

La présomption capitalistique permet aux autorités de concurrence de présumer que la société mère exerce une influence déterminante sur le comportement de sa filiale, et peut donc se voir imputer la responsabilité des infractions commises par celle-ci, si elle détient la totalité ou la quasi-totalité du capital de la seconde. Cette condition n’est pas stricte : la responsabilité de la maison mère peut être retenue même en cas de joint-venture détenue à 50/50.

Il ne s’agit pas d’une simple responsabilité in solidum (car l’obligation est d’origine délictuelle) limitée au paiement par la société mère de l’amende infligée à la seule filiale, mais bien d’une imputation de l’infraction à l’« entreprise » envisagée en tant que telle, au-delà des entités juridiques qui la composent. En ce sens, la maison mère sera jugée « coupable » au même titre que la filiale directement impliquée. Il en résulte non seulement que le plafond de la sanction infligée par les autorités de la concurrence sera nécessairement rehaussé, car calculé par référence au chiffre d’affaires du groupe, mais aussi que ce montant pourra être majoré afin de rendre la sanction dissuasive à l’échelle du groupe. Ces conséquences, immédiates car liées à l’affaire qui donne lieu à la sanction, sont déjà sérieuses, mais ne sont pas les plus importantes.

Ce sont les effets dans le temps d’une telle extension systématique de responsabilité de la filiale à la société mère qui sont potentiellement les plus sérieux, puisque la qualification de « récidiviste » sera à l’avenir appliquée à toute filiale de la même société mère, même si elle est active dans un tout autre secteur d’activité, avec à nouveau, à la clé, un alourdissement significatif de la sanction.

Là est tout l’enjeu de la présomption capitalistique, formidable outil de diffusion au sein du groupe de l’effet dissuasif du droit de la concurrence : puisque les risques ne sont plus confinés aux filiales, mais affectent directement et durablement le groupe, ce dernier ne peut que mettre en place une politique active de conformité au droit de la concurrence et de mener des actions régulières de sensibilisation ou d’audits. Les autorités de concurrence, tant européennes que nationales, ne peuvent bien sûr que s’en réjouir, d’où leur recours systématique à la présomption capitalistique.

Lorsque la Commission identifie des indices précis d’influence directe de la société mère dans le comportement de la filiale, elle les invoque systématiquement dans sa décision. Dans ce cas, dit de la « double base », la présomption capitalistique vient en complément de l’argumentation de la Commission. En revanche, en l’absence de tout indice de cette nature, la condamnation de la société mère reposera sur la seule présomption capitalistique, alors même que la société mère pourrait très bien n’avoir jamais eu connaissance des pratiques ni, a fortiori les avoir encouragées, couvertes voire initiées.

En soi, le principe d’une forme d’extension à la société mère de la responsabilité encourue par une filiale en raison de pratiques anticoncurrentielle n’est ni nouveau ni critiquable. Pareille extension existe, à des degrés divers, dans d’autres domaines du droit (fiscalité, droit maritime, droit de l’environnement, etc.). Il n’est pas davantage choquant que la présomption, tout en étant réfragable, ne soit pas aisée à renverser : « (…) une présomption, même difficile à renverser, demeure dans les limites acceptables tant qu’elle est proportionnée au but légitime poursuivi, qu’il existe la possibilité d’apporter la preuve contraire et que les droits de la défense sont assurés  ».

C’est la possibilité d’apporter la preuve contraire qui, ici, est plus que douteuse. La Cour de justice l’admet elle-même, bien que du bout des lèvres, que la présomption « repose sur le constat que, sauf circonstances tout à fait exceptionnelles, une société détenant la totalité ou la quasi-totalité du capital d’une filiale peut, compte tenu de cette seule détention, exercer une influence déterminante sur le comportement de cette filiale  ». Circonstances « tout à fait exceptionnelles », vraiment ? Ou plutôt circonstances entièrement hypothétiques et théoriques, dont l’inexistence dans les faits aboutit à priver de toute crédibilité l’affirmation aussi constante qu’irréaliste du caractère prétendument réfragable de la présomption.

L’existence d’une présomption capitalistique n’est pas critiquable en soi … c’est la négation de son caractère irréfragable, contre l’évidence, qui l’est.

S’agissant de la présomption capitalistique, toute la difficulté vient de l’existence ou non d’une possibilité effective d’apporter la preuve contraire, c’est-à-dire la preuve, par la mère ou la filiale, que la seconde détermine de façon autonome son comportement sur le marché, sans appliquer pour l’essentiel les instructions qui lui sont données par la première. L’usage des termes « comportements sur le marché » et « instructions données par la société mère » laissent penser que l’intervention de la maison mère doit être concrète, avérée et porter sur des comportements sur le « marché » objet des pratiques anticoncurrentielles. Mais il n’en est rien. Selon la jurisprudence en effet, il ne suffit pas, pour renverser la présomption capitalistique, de démontrer l’absence d’intervention concrète de la maison mère, et la simple possibilité pour la mère d’influencer les grandes orientations stratégiques –possibilité à vrai dire inhérente à toute relation mère-filiale– empêche de facto de renverser cette présomption.

C’est de ce constat que découle le malaise suscité par une jurisprudence dont les évidentes faiblesses n’ont d’égales que l’énergie avec laquelle elles sont niées par la Cour. Car le droit de la concurrence, de par l’ampleur de ses sanctions, est de nature quasi-pénale. Or, dans une situation où la maison mère n’a joué aucun rôle dans les pratiques sanctionnées, une présomption de responsabilité légalement irréfragable serait manifestement contraire à la présomption d’innocence consacrée tant par l’article 6.2. de la Convention européenne des droits de l’homme que par l’article 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

La Cour le reconnaît, en soulignant dans l’arrêt Elf Aquitaine précité, que lorsque la Commission se fonde sur la seule présomption capitalistique, elle doit exposer de manière adéquate les raisons pour lesquelles les éléments de fait et de droit invoqués n’ont pas suffi à renverser ladite présomption « sous peine de rendre cette présomption, dans les faits, irréfragable » (§ 153).

On ne sera donc pas surpris de constater que les entreprises (tant les sociétés mères que les filiales) ont tout tenté, dans de nombreuses affaires, pour renverser la présomption, mais en pure perte.
Au fil de la jurisprudence, il a en effet été jugé que les éléments suivants sont impuissants à renverser la présomption : le fait que la filiale agisse sur le marché en son nom et pour son propre compte et non en représentation de la société mère, la spécialisation des tâches au sein d’un groupe de société, l’absence de clients communs entre la mère et les filiales, la possibilité pour la filiale de contracter sans autorisation préalable, la libre définition par la filiale des gammes de produits ou de services qu’elle commercialise, le fait que la société mère n’ait jamais opéré sur le marché en cause, ni sur des marchés amont ou aval, le fait que la mère n’ait jamais adressé aucune instruction ni directive à sa filiale concernant la production, les prix pratiqués et les débouchés de sa production, ou encore la totale liberté laissée à la filiale dans la définition de ses objectifs de vente et ses marges brutes.

Même les arrêts extrêmement rares où le Tribunal et la Cour ont censuré l’application par la Commission de la présomption capitalistique illustrent paradoxalement l’impossibilité de renverser celle-ci. Nous en avons identifié trois, à comparer aux près de 120 décisions où la Commission a retenu l’imputabilité mère-fille sur un total d’environ 190 décisions ou arrêts rendus en matière d’entente entre l’arrêt Akzo précité du 10 septembre 2009 et la fin de l’année 2013.

Dans ces très rares arrêts d’annulation, le Tribunal ou la Cour sanctionnent en effet essentiellement une forme de légèreté rédactionnelle de la part de la Commission dans des décisions anciennes, davantage qu’elle ne renforce les exigences de motivation supposées, depuis l’arrêt Elf Aquitaine précité, remédier au risque de rendre la présomption capitalistique de facto irréfragable. Ainsi en va-t-il par exemple de l’arrêt Commission c. Edison SpA (CJUE, 5 décembre 2013, aff. C-446/11 P), rejetant l’arrêt du Tribunal qui avait annulé une décision de la Commission du 3 mai 2006 (donc, antérieure aux arrêts Akzo et Elf Aquitaine), dans laquelle cette dernière s’était appuyée sur la seule force de la présomption capitalistique et n’avait pas réellement examiné les moyens avancé par la requérante pour la contester. Dans cet arrêt, si la Cour approuve donc le Tribunal pour avoir sanctionné les faiblesses contenues dans la décision de la Commission, l’examen détaillé de ces faiblesses démontre que les éléments jugés manquants dans la démonstration de la Commission ne sont, dans la plupart des cas, que des conséquences naturelles et intrinsèques à la nature même de toute relation mère-filiale, et non des éléments « distincts » supposés compléter et renforcer la présomption capitalistique. La Commission se fut-elle donné la peine de mentionner ces éléments, qui relèvent de toute relation mère-filiale, dès la communication des griefs, elle n’aurait pas encouru la censure.

En somme, pour renverser la présomption capitalistique, il faudrait démontrer … que la société mère n’interagit jamais avec sa filiale, à quelque niveau et dans quelque domaine que ce soit. Le conflit avec le droit des sociétés est patent.

Une affaire récente illustre ce conflit, et la prééminence que le droit de la concurrence a pris sur le droit des sociétés, du moins dans cette situation précise. Dans un arrêt du 11 juillet 2013, la Cour de justice a annulé un arrêt du Tribunal qui avait écarté la présomption capitalistique dans un cas d’espèce très particulier, en retenant que les pratiques avaient pris fin avant que ne se tienne le premier conseil d’administration auquel la maison mère -nouvel actionnaire- a participé, avant que n’intervienne la première décision écrite de celle-ci, et alors qu’aucune assemblée générale n’avait eu lieu pendant la période infractionnelle. La Cour annule l’arrêt en jugeant que « l’adoption de décisions formelles par des organes statutaires n’est pas nécessairement requise pour constater l’existence d’une unité économique constituée de l’auteur de l’infraction et de son entité faîtière et que, au contraire, cette unité peut également naître de façon informelle, notamment en raison de l’existence de liens personnels existant entre les entités juridiques qui composent une telle unité économique. » Ce faisant, la Cour ne fait qu’ajouter une ligne à la longue liste des éléments dont on sait qu’ils sont impuissants à renverser la présomption capitalistique, mais laisse toujours vierge la liste des éléments (hypothétiques ?) qui permettraient un tel renversement.

Pire encore : puisque l’unité économique peut être déduite de liens personnels informels, il faudrait donc sans doute démontrer que la filiale ignore jusqu’à l’identité des individus représentant son actionnaire, et vice-versa. L’absurdité d’une telle hypothèse en dit long sur le caractère aujourd’hui irréfragable de la présomption capitalistique, fût-ce au mépris à la fois des règles du droit des sociétés et de la présomption d’innocence consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Michel Debroux Avocat à la Cour et Directeur d’études à l’Ecole de droit et management (Université Paris 2 Panthéon-Assas)