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Loi sur le renseignement : du respect des grands principes du droit à la surveillance de masse sur internet. Par Antoine Cheron, Avocat.
Parution : lundi 15 juin 2015
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Le 9 juin 2015, le projet de loi relatif au renseignement a été voté par le Sénat à 252 voix pour, 67 voix contre et 28 abstentions. Le texte ayant été adopté à une grande majorité par l’Assemblée Nationale le 5 mai dernier, les sénateurs ont eu à s’exprimer sur des questions de société aussi fondamentales que celles de la sécurité, de la défense des intérêts fondamentaux de la nation et de la garantie des droits et libertés des citoyens.

Le texte constitue l’aboutissement d’un long processus dont les premières manifestations peuvent remonter aux condamnations prononcées contre la France par la Cour Européenne des droits de l’homme à partir des années 1990 [1].

La CEDH avait en effet considéré que « le droit français, écrit et non écrit, n’indique pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré ». La France étant un Etat de droit, il devenait urgent pour le gouvernement d’encadrer l’activité de ses services de renseignement.

Dès lors, le législateur a poursuivi l’objectif d’établir un cadre juridique réglementant les services de renseignement dont les agents agissaient, selon divers rapports parlementaires, sans véritable cadre légal.

C’est ainsi que, à l’occasion de plusieurs lois intéressant la sécurité, diverses dispositions relatives au renseignement seront adoptées et intégrées notamment au Code de la sécurité intérieure. A ce titre, on peut citer la loi portant création de la délégation parlementaire au renseignement (loi du 9 octobre 2007), la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI) du 14 mars 2011, la récente loi du 18 décembre 2013 de programmation militaire pour les années 2014 à 2019 ou encore celle relative à la lutte anti-terrorisme du 3 novembre 2014.

Fixer des règles propres à encadrer l’activité des services de renseignement est donc devenu une préoccupation majeure du gouvernement. Ce texte sur le renseignement illustre l’ambition gouvernementale de couvrir par une seule loi l’ensemble des aspects liés à l’activité de renseignement.

Ce texte, qui donne enfin un cadre juridique complet à une activité qui n’en disposait pas, constitue indéniablement une avancée dans un Etat démocratique. Le texte n’est cependant pas indemne de tout reproche et plusieurs voix se sont élevées, notamment au sein des syndicats des professions juridiques, pour manifester leur mécontentement.

La loi votée par le Sénat comporte encore quelques points sensibles, spécialement en ce qui concerne les contrôles internes et externes du recours aux techniques de renseignement. Entre deux impératifs aussi essentiels que la nécessité de la sécurité nationale et la garantie des droits et libertés des citoyens, l’équilibre restera toujours un objectif difficile à atteindre.

Du point de vue de la technique juridique, le présent texte sur le renseignement crée au sein du Code de la sécurité intérieure un livre VIII intitulé « Du renseignement ». Il s’agit d’une nouveauté puisqu’il n’existe aujourd’hui qu’un livre II titre IV relatif aux « interceptions de sécurité », lequel est donc appelé à disparaitre.

La loi votée par le Sénat, qui modifie dans une certaine mesure le projet adopté par l’Assemblée nationale, ne fait pas l’unanimité : ses opposants la qualifient de liberticide et n’hésitent pas à la rapprocher du Patriot Act américain. Elle est actuellement en attente d’examen par la commission mixte paritaire afin d’aboutir à une version commune aux deux chambres du Parlement. Le vote définitif devrait quant à lui avoir lieu à la fin du mois.

Pour l’heure, la loi est articulée autour de 17 articles dont les principales mesures concernent les motifs de recours aux techniques de renseignement, les nouveaux outils et la procédure applicable aux techniques d’accès à l’information, la création d’une autorité administrative indépendante, l’ouverture d’un recours devant le Conseil d’Etat et enfin la protection administrative et juridique des agents des services de renseignement.

1/ Le respect de certains grands principes par le nouveau texte

Conformément à la pratique législative, le texte adopté contient un premier titre relatif aux dispositions générales. Cette partie de la loi permet au gouvernement de rappeler son attachement au respect de la vie privée des citoyens, du secret des correspondances et de la protection des données personnelles  [2].

Le gouvernement a tenu également à mettre l’accent sur le respect de certains principes juridiques tels que ceux de proportionnalité, de nécessité et de subsidiarité. Avant d’accorder une autorisation pour la mise en œuvre d’une technique de renseignement, il conviendra de se demander si la technique de recueil est proportionnelle au risque d’atteinte au respect de la vie privée des personnes qu’elle vise. Pareillement en ce qui concerne le principe de subsidiarité, le gouvernement devra s’assurer avant de recourir à une mesure de surveillance que le résultat ne peut pas être atteint par une autre voie légale moins intrusive pour les libertés.

Compte tenu du caractère très critiqué de ce projet de loi, le Sénat a pris soin d’introduire dans le texte un dix-septième article permettant son réexamen après un délai de cinq ans d’application, afin de revenir ou non sur un certain nombre de dispositions controversées. Une telle disposition atteste du caractère sensible d’une telle loi.

2/ Le débat sur les motifs de recours aux techniques de renseignement

Le texte rappelle que la politique publique de renseignement poursuivie par l’Etat repose sur une stratégie de sécurité nationale et de défense des intérêts fondamentaux de la Nation. Selon le nouvel article L.811-2 du CSI, les agents des services de renseignement auront pour mission, en France et à l’étranger, de rechercher et d’exploiter au profit du gouvernement des renseignements intéressant la sécurité de la nation.

Les motifs ou finalités pour lesquels une technique d’accès à l’information peut être mise en œuvre par les services de renseignement sont limitativement énumérés au nouvel article L811-3 du CSI. La loi votée par le Sénat supprime deux cas de recours possible aux techniques de renseignement, portant ainsi à six le nombre de motifs susceptibles d’être invoqués pour engager une technique de recueil de renseignement.

L’un de ces motifs concerne « la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ». Or, le terme de paix publique a suscité un certain nombre de débats et fait l’objet de nombreux amendements devant le Sénat, dans la mesure où il était prétexte pour le gouvernement d’imposer un contrôle sur les manifestations publiques à connotation politique. La loi votée par le Sénat ne l’a toutefois pas modifié.

De nombreux amendements ont dénoncé des risques d’abus dans la mise en œuvre des dispositifs de surveillance par rapport à certains motifs, et en ont proposé une importante restriction. Toutefois, le Sénat est finalement allé dans le sens contraire, notamment en supprimant le caractère essentiel et majeur des « intérêts économiques et scientifiques de la France  ». Cette suppression compromet le principe de sécurité juridique, en ce qu’elle élargit de manière considérable le champ d’application des techniques de renseignement.

3/ La procédure de recours à une technique de recueil de renseignement

Le nouvel article L.811-4 énumère les différents services de renseignement habilités à présenter au 1er Ministre une autorisation de recours à une technique de recueil de renseignement. Il s’agit des services spécialisés des Ministère de la défense, de l’intérieur, de l’économie, du budget ou des douanes, soit respectivement de la DGSE, DGSI, TRACFIN et de la DNRED.

Le véritable chef d’orchestre pour la mise en œuvre d’une technique de renseignement reste le 1er Ministre. L’article L.821-1 dispose en effet que le recours à une technique de recueil d’information par les services de renseignement spécialisés est soumis à l’autorisation préalable du 1er Ministre.

Cette demande d’autorisation motivée et écrite devra par ailleurs préciser la ou les techniques qui seront utilisées, la finalité poursuivie (c’est-à-dire mentionner l’un des motifs), la durée de validité et la ou les personnes, lieux ou véhicules concernés par la mesure. Les personnes concernées par la mise en œuvre d’une mesure de surveillance sont celles « susceptibles de fournir des informations » dans le cadre du motif de surveillance invoqué.

S’agissant de l’objet de la mesure de renseignement, le texte tel qu’adopté par l’Assemblée Nationale le 5 mai envisageait les « informations et documents », formulation très critiquée en ce qu’elle permettrait potentiellement l’accès à tous types de données sans restriction. Un amendement proposait de remplacer ce terme par celui de « données de connexion », mais il n’a pas été retenu et le texte se trouve aujourd’hui inchangé.

L’autorisation de mise en œuvre sera délivrée par le 1er Ministre pour une durée de quatre mois, renouvelable selon les mêmes modalités. Le 1er Ministre a la charge d’organiser la traçabilité de l’exécution des techniques de renseignement autorisées et d’établir un relevé de chaque mise en œuvre d’une technique [3]. Les informations ainsi collectées doivent être détruites à l’issue d’un délai variant de 30 jours à trois ans en fonction de la technique mise en œuvre.

L’article L.821-1 de la loi prévoit que les autorisations du 1er Ministre, sauf urgence, sont délivrées après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Cette commission, dont nous verrons la composition et le rôle par la suite, constitue un élément essentiel dans l’encadrement des services de renseignement, bien que le 1e Ministre puisse passer outre un avis défavorable émis à l’encontre d’une technique de recueil de renseignement.

La loi adoptée par l’Assemblée Nationale soumettait la mise en œuvre d’une technique de recueil de renseignement à l’encontre d’un magistrat, avocat, journaliste ou parlementaire, à une autorisation motivée du 1er Ministre. Le Sénat a conservé un statut particulier octroyé à ces professionnels dans le souci de sauvegarder la confiance légitimement attendue d’eux. Toutefois, désormais, la mise en œuvre de techniques de recueil de renseignement à l’égard de ces professionnels est assujettie à un avis de la CNCTR en formation plénière [4].

L’examen du projet de loi par l’Assemblée Nationale a également porté le débat du rôle joué par le ministère de la Justice. Certains souhaitaient en effet qu’il figure parmi les donneurs d’ordre des opérations de renseignement, ce qui a finalement été refusé compte tenu de l’opposition d’un grand nombre de députés, ce que le Sénat a confirmé. Le texte a en revanche été clarifié s’agissant du rôle de l’administration pénitentiaire  : celle-ci peut uniquement signaler les activités suspectes d’un détenu aux services de renseignement compétents, sans pour autant demander directement une mise sous surveillance.

4/ Les nouveaux outils mis à la disposition des services de renseignement

Le nouveau texte reprend plusieurs techniques déjà en vigueur et utilisées par les services judiciaires en matière d’interceptions de sécurité, de balisage de véhicules, de sonorisation ou captation d’images dans les lieux privés. Ces techniques ont été adaptées au renseignement dans la mesure où il s’agit de collecter et de rechercher des informations aux fins d’anticipation et de prévention.

L’article L.851-4 introduit une nouvelle disposition qui permet au 1er Ministre d’imposer aux opérateurs de télécommunication et fournisseurs de service Internet la mise en œuvre sur leur réseau d’un dispositif destiné à détecter une menace terroriste. L’accès au réseau des opérateurs de télécommunication permettra ainsi aux services de renseignement de prendre connaissance de données de connexion suspectes à propos d’un individu identifié comme présentant une menace terroriste via l’utilisation d’algorithmes de détection de celle-ci.

La dénonciation de ces boîtes noires, notamment par les acteurs du Net, est quasi-unanime, en ce qu’elles permettent de collecter les métadonnées relatives à l’activité des usagers de l’Internet, ce qui s’inscrit davantage dans le cadre d’une surveillance de masse que d’une enquête ciblée. Elles sont considérées comme une menace et une atteinte inadmissible à la liberté des internautes à naviguer librement et en toute confidentialité sur Internet.

Tous les groupes politiques présents au Sénat ont en conséquence adopté des amendements destinés à supprimer ces techniques attentatoires aux libertés fondamentales. La mise en œuvre d’algorithmes suscite de grandes inquiétudes dans la mesure où le texte est très largement rédigé et ne respecte aucunement l’anonymat des internautes. Cette mesure est par ailleurs considérée comme disproportionnée et efficace compte tenu du caractère éminemment subjectif du traitement et des nombreuses possibilités de contournement (Tor, proxy, outils VPN…).

Toutefois, le principe reste inchangé à l’issue du texte voté par le Sénat : seuls 60 sénateurs se sont opposés aux boîtes noires, 270 s’étant prononcés pour leur maintien. La seule véritable modification du texte tient à l’ajout d’une disposition prévoyant la destruction sous soixante jours des données collectées via ces algorithmes, sauf en cas d’élément sérieux confirmant l’existence d’une menace terroriste, la formule étant peu précise.

5/ La mise en place de la CNCTR

Comme ce fut le cas pour les interceptions de sécurité (loi du 10 juillet 1990) avec la création de la CNCIS, la présente loi envisage d’instaurer une autorité administrative indépendante appelée Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). La loi a souhaité ainsi renforcer le contrôle des activités des services de renseignement, ce qui est salutaire dès lors que ces services vont disposer désormais de certains outils qui ne sont pas sans conséquence pour l’exercice de certaines libertés des citoyens. Cette commission veillera à ce que la mise en œuvre des techniques de recueil de renseignements sur le territoire soit effectuée conformément à la présente loi.

La Commission est dotée d’un pouvoir d’avis consultatif obligatoire avant toute délivrance d’autorisation par le 1er Ministre. En cas d’urgence, le 1er Ministre devra néanmoins informer la CNCTR dans un délai maximal de vingt-quatre heures des éléments justifiant le caractère d’urgence absolue. La CNCTR pourra également demander au 1e Ministre d’interrompre une technique de recueil qu’elle considèrerait comme contraire aux dispositions de la loi. La commission aura accès à tous les éléments et informations utiles à l’accomplissement de sa mission.

Plusieurs amendements avaient été déposés s’agissant des prérogatives de la commission, tendant notamment à lui conférer un réel pouvoir d’autorisation et à lui octroyer un monopole s’agissant de la centralisation des données afin d’assurer l’effectivité de ses capacités de contrôle. Le Sénat n’a toutefois pas modifié le texte à cet égard, il a seulement précisé que la CNCTR devait disposer d’un accès « direct, immédiat et permanent » aux données recueillies.

6/ Compétence du Conseil d’Etat en matière de contentieux des techniques de renseignement

La loi du 9 juin 2015 permet à la CNCTR et à toute personne concernée par une technique de recueil de renseignement de saisir le Conseil d’Etat, mentionné dans le nouvel article 1er A comme étant le garant du contrôle desdites techniques. Cette juridiction sera compétente en premier et dernier ressort pour connaître des requêtes concernant la mise en œuvre des techniques de recueil de renseignement.

Toutefois, étant donnés le caractère sensible de la matière et des contraintes liées au secret de la défense nationale, les requêtes seront portées devant une formation spécialisée du Conseil d’Etat. Les garanties habituelles inhérentes à tout procès, telles que le principe du contradictoire, seront ici adaptées à celles du secret de la défense nationale.

L’instauration d’une formation spéciale, sans possibilité de renvoi à la section du contentieux ou à l’assemblée du contentieux laisse l’impression d’une juridiction d’exception, qui enlève au contrôle une part de sa crédibilité, bien que par ailleurs l’instruction du contentieux soit effectuée conformément aux règles de la justice administrative.

{{Antoine Cheron ACBM Avocats }} [mail->acheron@acbm-avocats.com]

[1Voir par exemple Aff. KRUSLIN c. France du 24 av.1990 n°11801/85.

[2Article 1er de la loi et L.811-1 du CSI.

[3Article L.822-1.

[4Article 821-5-2.

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