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Menus de substitution : le juge administratif au rendez-vous de la laïcité. Par Geoffrey Delepierre.
Parution : mardi 18 août 2015
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Cette question datant de plus de dix ans [1] a été remise au goût du jour à travers la récente décision du Maire de Châlon-sur-Saône d’interdire la distribution de menus de substitution dans les cantines scolaires. Saisi en référé, le TA de Dijon [2] a néanmoins le 13 août dernier, manqué d’apporter une réponse de fond à cette question, mais laisse entrevoir la prochaine discussion du sujet par la juridiction administrative et l’espérance de la constitution d’une décision de principe.

Toujours est-il, qu’au-delà de toute considération politique, il convient cependant de regretter le vide jurisprudentiel concernant cette question, tant le juge administratif n’a pas encore eu l’occasion de s’exprimer sur le fond de ce débat, pourtant de plus en plus récurant. En effet, si le juge s’est déjà borné à rappeler qu’il n’existe aucune obligation pour les communes d’assurer le service de tels menus, il n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur la légalité d’une éventuelle interdiction se basant sur le principe de neutralité du service public.

C’est pour cela qu’il nous faut dès lors nous interroger sur la véritable définition d’une telle neutralité et sur la nécessaire conciliation entre l’impératif laïque et la liberté religieuse, consacrée tant par les textes internationaux que par nos textes constitutionnels.

Neutralité du service public, impératif de laïcité, liberté religieuse et cantines scolaires : la quadrature du cercle.

Avec son fameux arrêt du 2 novembre 1992, « Kherouaa et autres » [3], le Conseil d’État a déjà eu l’opportunité d’adopter une conception ambivalente de la laïcité ; en considérant que cette dernière impose que le service public de l’enseignement soit assuré dans le respect du principe de neutralité, tout en permettant aux élèves d’exprimer librement leurs croyances religieuses conformément au principe de liberté de conscience.

Toutefois, il convient dès à présent de nous demander si une pratique alimentaire peut constituer une pratique religieuse ? En l’espèce, la Cour EDH a répondu par l’affirmative en considérant que les pratiques alimentaires font parties des pratiques et de l’accomplissement des rites mentionnés en l’article 9 de la CESDHLF, relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Si bien qu’il convient d’écarter d’emblée tout préjugé pouvant nous pousser à considérer les revendications alimentaires comme un caprice obéissant à une quelconque logique obscurantiste et superfétatoire de la pratique religieuse.

Toujours est-il que cette reconnaissance de la pratique alimentaire comme une composante de la liberté de conscience, nous interroge quant à sa potentielle conflictualité avec le principe de neutralité du service public ; mais aussi sur les limites légitimement opposables à cette liberté en matière de restauration scolaire.

D’autre part, il convient de rappeler que les cantines scolaires sont des services publics facultatifs dont l’organisation ne relève pas de l’Éducation Nationale mais des collectivités territoriales agissant en régie ou en déléguant leur gestion à des associations.

Cette précision est en cela essentielle qu’elle implique une certaine souplesse dans l’encadrement de telles prestations qui ne sont pas incontournables pour l’usager ; au risque toutefois que cette souplesse de gestion n’entraîne de véritables différences d’une commune à l’autre, en fonction de l’interprétation de la laïcité par les élus locaux. Dès lors - même si bien sûr ce service est régit par les principes cardinaux du service public, tel que systématisés par Louis Rolland – l’on ne peut qu’apercevoir aisément les difficultés d’une absence d’une position de principe de la jurisprudence administrative à propos d’un sujet de plus en plus propice à toutes les exploitations – souvent maladroites - politiques possibles.

En effet, jusqu’alors la jurisprudence ne s’est jamais aventurée au-delà d’un simple rappel du fait que la commune n’a en la matière aucune obligation ou interdiction de proposer un menu adéquat aux impératifs religieux [4]. Si bien qu’il n’est pas rare de retrouver des menus sans porc ou proposant uniquement du poisson le vendredi dans certaines écoles de la république.

De ces expériences, l’on pourrait donc retenir une pratique souple du principe de laïcité, conforme aux exigences de la liberté religieuse dont l’État est également le garant par les dispositions de l’article 5 du Préambule de la Constitution de 1946 et les dispositions de l’article 10 de la DDHC.

Néanmoins ne pourrait-on pas ici contester ces pratiques, en objectant que la confection de plats religieux par des agents du service public et que le financement de tels repas, pourraient être regardés comme étant en contradiction avec l’article 2 de loi de 1905, relatif à l’interdiction faite aux pouvoirs publics de reconnaître, de salarier ou de subventionner quelque culte que ce soit ?

C’est d’ailleurs au nom de cette interprétation du principe de laïcité qu’à travers plusieurs décisions voisines de cette problématique alimentaire, que la juridiction administrative a déjà eu l’occasion de se prononcer s’agissant de la mise à disposition de menus halal ou casher dans un centre pénitentiaire. En l’espèce alors que le TA de Grenoble [5] avait pu enjoindre le centre pénitentiaire à proposer des menus correspondant aux convictions religieuses des détenus, la CAA de Lyon [6] estimait qu’une telle mise à disposition de plats explicitement religieux, portait atteinte au principe de neutralité du service public.

Pourtant ne pourrait-on pas considérer a contrario qu’une telle interdiction dans les centres pénitentiaires, comme l’absence d’obligation de servir des menus de substitution dans les cantines scolaires, constitue une atteinte à la liberté religieuse consacrée par l’article 9 de la CESDHLF ?

En ce sens qu’il est désormais admis qu’une telle pratique alimentaire, constitue une telle liberté et que comme en dispose le paragraphe 2 de l’article 9 de la CESDHLF, l’administration n’est en droit d’apporter à cette liberté que des restrictions « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, la protection de l’ordre, de la santé ou à la protection des droits et des libertés d’autrui ».

Or une telle restriction ne saurait être considérée comme étant d’ordre public, si ce n’est comme s’en prévalent un certain nombre de communes, dans l’hypothèse de moyens financiers insuffisants pour assurer un tel service. En s’exposant pourtant à ce que le juge administratif puisse selon le cas d’espèce, y trouver une erreur manifeste d’appréciation, et continue de refuser de s’exprimer sur le fond de la question.

Le second enseignement de l’arrêt CAA de Lyon, semble être une piste de réflexion intéressante quant au traitement d’un tel dilemme ; en effet au-delà du seul argument de préservation du caractère laïque d’un service public, les juges estimèrent devoir annuler la décision du TA de Grenoble en raison de l’existence de plats végétariens dans le centre pénitentiaire. Ils considèrent ainsi que la préservation de la liberté religieuse des détenus était garantie par la mise à disposition d’une nourriture non prohibée par les différents cultes, qui d’ailleurs permettait la réalisation d’un juste équilibre entre nécessité du service public et protection des droits individuels.

Cette solution est aujourd’hui reprise par un certain nombre de responsables politiques – et ce de manière transpartisane – au travers de la pétition portée par le député Yves Jégo [7] visant à rendre obligatoire la mise à disposition de plats végétariens dans l’ensemble des cantines scolaires.

De la nécessaire clarification du principe de laïcité.

Néanmoins cette solution, si elle savait revêtir l’avantage du compromis, ne semble pouvoir être prompte à régler durablement le conflit qui oppose les tenants de conceptions divergentes de la laïcité. C’est en ce sens qu’il serait opportun pour le juge administratif de redéfinir cette notion au regard de notre société contemporaine au sein de laquelle la question de laïcité est devenue un nouveau point de cristallisation du débat politique.

En effet il serait opportun que le juge rappelle que le principe de laïcité est avant tout autre chose, une notion de droit public caractérisant un Etat dans lequel toutes les compétences politiques et administratives sont exercées par des autorités laïques en supposant une distinction entre la vie privé de l’homme et sa dimension politique de citoyen. Résumée ainsi par Victor HUGO, « la laïcité, c’est l’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ».

Principe constitutionnel, la laïcité repose sur la séparation du politique et du religieux et garantit la liberté de culte et de conscience. Cette notion est toutefois l’objet aujourd’hui de remises en cause dans ses fondements car confrontée aux profonds changements sociaux, politiques et culturels de la société française. Si bien que devons-nous continuer à sacraliser la laïcité ou considérer que le pacte laïc est toujours en construction ? N’oublions pas que notre notion de « laïcité à la française » résulte du triomphe de la logique de conflit entre les « deux France » du XIXe siècle.

Le sens actuel donné au principe de laïcité doit faire toutefois l’objet d’un profond renouvellement.

L’école laïque a longtemps été l’élément moteur de l’unité nationale, permettant d’échapper aux divisions religieuses, ethniques et sociales. Elle répond à l’exigence des Lumières, celle de promouvoir le citoyen par l’éducation et l’information.

Henri Pena-Ruiz [8] , écrit : « La laïcité de l’école doit se comprendre à partir de la fonction qu’elle remplit dans la République. Celle-ci requiert des citoyens incommodes qui ne confondent pas obéissance et servitude (...). Une première implication en découle : la prise en compte de l’instruction comme processus conduisant à l’autonomie effective de jugement, mais ne pouvant la présupposer que comme une potentialité à cultiver ».

L’école, plus que tout autre institution, se trouve par ailleurs aujourd’hui confrontée au défi de l’intégration de nouvelles cultures. Ainsi, la présence de l’islam vient bouleverser la vision classique de la laïcité. L’avis rendu par le Conseil d’Etat le 27 novembre 1989 [9] sur le port de signes d’appartenance religieuse se heurte pour partie au principe de libre expression des élèves, posé par la loi d’orientation du 10 juillet 1989. Il doit cependant s’analyser comme interprétant le principe de laïcité dans un sens qui implique la neutralité des programmes et des enseignants, tout en respectant la liberté de conscience des élèves, interdisant toute discrimination fondée sur la religion dans l’accès à l’enseignement. Comme le port de tels signes par les élèves dans l’enceinte des établissements d’enseignement, le service de repas de substitution n’est pas lui-même incompatible avec la laïcité.

Conclusion :

C’est ainsi qu’il nous faut garder à l’esprit que la laïcité induit des balises mais qu’il est nécessaire de toujours les fixer à partir des principes fondamentaux : les finalités que sont la liberté de conscience et l’égalité des citoyens, et les moyens, à savoir la neutralité et la séparation.

Le débat sur la laïcité est donc bien ouvert et les partis politiques, de l’ensemble de l’échiquier, semblent bien décidés à en faire un thème central de la prochaine campagne présidentielle. Toutefois le risque est grand de voir la laïcité instrumentalisée dans un but moins avouable de débat sur la place de l’Islam en France et le prétendu choc des civilisations.

La laïcité est aujourd’hui une des notions les plus touchées par la crise du modèle républicain. La fragmentation culturelle qui touche de plein fouet la société française entraîne un désir de reconnaissance des identités particulières. S’il n’y a pas de crise de la laïcité, cette notion doit toutefois continuer à s’adapter face à la mutation de la société. Mais, dans cette mobilité il ne faut pas perdre de vue les trois principes qui constituent l’idéal laïque ; à savoir l’égalité des religions, la non-domination de la religion sur l’Etat et le respect de la liberté de conscience ; et il appartiendra donc au juge administratif de nous apporter rapidement des réponses de fond, afin de réaffirmer cet idéal contre des positions politiques ruinant le principe de laïcité à travers son objectif de pacification sociale.

Geoffrey DELEPIERRE Collaborateur parlementaire. Elève avocat SciencesPo Lille. Faculté de Droit de l\'Université de Lille

[1TA Marseille, 26 novembre 1996, « Mme Zitoussi, Ghribi et autres c/. commune de Marignac » - CE, ord. 25 octobre 2002, « Mme Renault ».

[2Saisi en référé, le TA de Dijon a considéré dans sa décision, que, dans la mesure où aucun repas contenant du porc ne sera servi avant le 15 octobre, « l’accès aux services de restauration scolaire de l’ensemble des usagers, y compris les enfants de confession musulmane, ne paraît pas compromis ». En ajoutant que la condition d’urgence, qui justifie la procédure en référé, « n’apparaît dès lors pas remplie ».

[3TA Marseille, 26 novembre 1996, « Mme Zitoussi, Ghribi et autres c/. commune de Marignac » - CE, ord. 25 octobre 2002, « Mme Renault », op.cit.

[4TA Marseille, 26 novembre 1996, « Mme Zitoussi, Ghribi et autres c/. commune de Marignac » - CE, ord. 25 octobre 2002, « Mme Renault », op.cit.

[5TA Grenoble, 7 novembre 2013, « M . AB c. Directeur du centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier ».

[6CAA Lyon, 22 juillet 2014 « Ministre de la Justice c/. M.AB ».

[7Le Figaro, 16 août 2015 « Yves Jégo veut un menu végétarien obligatoire dans les cantines scolaires ».

[8Pena-Ruiz Henri, Qu’est-ce que la laïcité ?, Gallimard, collection Folio actuel, 2003.

[9CE, SJS., 27 novembre 1989, « Kherouaa ».

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