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Harcèlement moral : la protection renforcée du salarié en 2015. Par Judith Bouhana, Avocat.
Parution : lundi 5 octobre 2015
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9% de salariés français déclarent avoir été victime d’intimidation ou de harcèlement moral plaçant la France au premier rang des salariés des 27 pays de l’Union Européenne (source Dares Analyses décembre 2014, n°100). Le sujet est d’une actualité certaine : une trentaine de députés socialistes œuvrent pour faire reconnaître l’épuisement au travail comme une maladie professionnelle (source Lefigaro.fr, 7 décembre 2014), et dans le même temps un salon professionnel se déroule dédié à la qualité de vie au travail (juin 2015 salon Vitaelia).
Rien de surprenant donc à ce qu’en 2015 la Chambre sociale de la Cour de cassation ait rendu plus de 17 décisions sur le sujet, confirmant le mal-être au travail des salariés français.

L’analyse de cette abondante jurisprudence apporte des précisions et des confirmations sur :

-  La définition du harcèlement (1) ;
-  La preuve du harcèlement (2) ;
-  La responsabilité de l’employeur (3) ;

1) Sur la définition du harcèlement moral.

Les articles L.1152-1 et L.154-1 du Code du travail sont désormais bien connus :
le harcèlement à l’encontre d’un salarié est constitué par les agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail, susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

La Cour suprême revient sur cette définition légale à deux reprises :

Dans un premier arrêt la Haute juridiction précise que le harcèlement moral est indépendant de l’intention du harceleur, en d’autre terme, le harcèlement moral peut être caractérisé nonobstant l’absence consciente de harceler de son auteur.

Condamné à des dommages et intérêts pour licenciement nul et harcèlement moral à l’encontre d’un directeur d’une association licencié pour inaptitude après un arrêt pour longue maladie, l’employeur contestait tout harcèlement notamment au motif qu’il n’aurait pas eu connaissance de la surcharge de travail alléguée par le salarié.

La Cour de cassation rejette le pourvoi de l’employeur en précisant : « Mais attendu qu’un harcèlement moral peut être constitué indépendamment de l’intention de son auteur…, la cour d’appel a pu en déduire…l’existence d’éléments qui, appréciés dans leur ensemble, en ce compris les éléments médicaux qui décrivaient des signes de souffrance au travail, laissaient supposer un harcèlement moral » [1].

Dans une seconde décision la Cour de cassation légitime le devoir d’immixtion des Juges sur le pouvoir de gestion de l’employeur lorsque les méthodes employées par la hiérarchie caractérisent un harcèlement moral.

Un chef de cuisine de restaurant sollicitant la requalification de sa démission en prise d’acte arguait avoir été victime de harcèlement moral, demande rejetée par la Cour d’Appel qui retient que la grossièreté de l’employeur était habituelle à l’égard de l’ensemble de l’équipe.

La Cour de cassation conteste cette interprétation au motif que : « peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu’elles se manifestent, pour un salarié déterminé, par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ;

Qu’en se déterminant comme elle l’a fait, alors que, outre le comportement humiliant et insultant de l’employeur, la pression considérable et la surcharge de travail, le salarié invoquait un état d’affaiblissement physique et psychologique qui a donné lieu à un arrêt de travail, la cour d’appel, qui n’a pas recherché, ainsi qu’elle y était invitée, si l’attitude de l’employeur ne s’était pas traduite pour l’intéressé par une dégradation des conditions de travail de nature à porter atteinte à ses droits, à sa dignité et d’altérer sa santé physique, n’a pas donné de base légale à sa décision » [2].

2) Sur la preuve du harcèlement moral

En premier lieu, la Cour suprême rappelle que la charge de la preuve du harcèlement moral ne pèse pas sur le salarié, celui-ci n’étant tenu que d’apporter des éléments qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral, l’employeur devant démontrer de son côté que cette situation serait justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Les attendus réitérés de la Cour suprême confirment que la charge de la preuve n’incombe pas au salarié :

«  Qu’en statuant ainsi, en procédant à une appréciation séparée de chaque élément invoqué par la salariée,… la cour d’appel, qui a fait peser sur la salariée la charge de la preuve du harcèlement, a violé les textes susvisés  » [3].

« Qu’en statuant ainsi alors que le salarié n’est tenu que d’apporter des éléments qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral…  » [4] ;

« …le salarié qui n’est tenu que d’apporter des éléments qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral, la Cour d’Appel qui ne pouvait estimer certains faits non établis au motif qu’ils auraient été justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral ni rejeter la demande de la salariée au seul motif de l’absence de relation entre l’état de santé et la dégradation des conditions de travail, a violé le texte susvisé  » [5].

« Attendu cependant que la charge de la preuve du harcèlement moral ne pèse pas sur le salarié qui n’est tenu que d’apporter des éléments qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral ;… » [6] ;

« Attendu cependant que la charge de la preuve du harcèlement moral ne pèse pas sur le salarié qui n’est tenu que d’apporter des éléments qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral » [7].

En second lieu, la Cour de cassation valide les éléments permettant aux juges du fond de présumer l’existence d’un harcèlement moral :

1/ « … la Cour d’appel a pu retenir que le placement d’un cadre supérieur dans une situation d’isolement géographique et fonctionnel, la privation des attributions de sa fonction telles que les missions d’encadrement ou de management et la remise en cause systématique ou l’abandon des projets confiés alors que son état de santé s’était concomitamment altéré, constituaient des éléments permettant de présumer l’existence d’un harcèlement… » [8].

2/ « qu’ayant retenu l’existence d’une surcharge de travail… qui avait persisté malgré les sollicitations écrites du salarié, le non-respect des dispositions de la convention collective relatives à la fixation de sa rémunération et à l’organisation d’un entretien annuel d’évaluation…, le fait d’avoir été… sollicité pour travailler sur des dossiers… alors qu’il se trouvait en arrêt de travail pour maladie » [9].

3/« Qu’en se déterminant ainsi, sans se prononcer sur l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, notamment la modification unilatérale de ses fonctions avec affectation à des tâches ne relevant pas de sa qualification, et sans rechercher si les faits de non-paiement de la prime de treizième mois et d’absence d’organisation d’une visite médicale de reprise à la suite d’un arrêt de travail… n’étaient pas de nature à faire présumer l’existence d’un harcèlement moral  » [10]

On retiendra donc que :

-  l’isolement/la mise à l’écart du salarié tant sur son lieu de travail que dans ses fonctions,
-  son dénigrement par voie de contestation de son travail ou de contradiction des directives avec une altération parallèle de l’état de santé,
-  la surcharge de travail,
-  le non-respect des clauses conventionnelles ici la convention collective sur la rémunération et sur l’entretien individuel d’évaluation,
-  faire travailler le salarié durant son arrêt de travail,
-  la modification unilatérale de ses fonctions avec affectation à des tâches ne relevant pas de sa qualification,
-  le non-paiement de la prime de treizième mois,
-  et l’absence d’organisation d’une visite médicale de reprise à la suite d’un arrêt de travail,

Constituent, sous réserve de l’appréciation souveraine des Juges du fond, des éléments permettant de présumer de l’existence d’un harcèlement moral.

En troisième lieu, la Cour de Cassation rappelle qu’il appartient à l’employeur d’écarter la présomption d’existence du harcèlement moral en justifiant la situation contestée par le salarié par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement [11]

En quatrième lieu, la Cour de Cassation reproche à 4 reprises aux juridictions du fond de ne pas avoir tenu compte de l’ensemble des éléments invoqués par le salarié pour apprécier l’existence du harcèlement :

« Qu’en se déterminant ainsi, sans se prononcer sur l’ensemble des éléments invoqués par le salarié… » [12].

« …alors qu’il lui appartenait de dire si, pris dans leur ensemble, les éléments matériellement établis laissaient présumer l’existence d’un harcèlement moral » [13].

« …le Juge doit se prononcer sur l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, y compris les certificats médicaux, afin de dire s’ils laissent présumer l’existence d’un harcèlement moral [14]

« … Attendu cependant que le Juge doit se prononcer sur l’ensemble des éléments invoqués par le salarié… [15] la cour d’appel, qui devait prendre en compte l’ensemble des éléments invoqués devant elle pour dire s’ils laissaient présumer l’existence d’un harcèlement moral » [16].

Les Juges du fond doivent donc nécessairement examiner dans leur ensemble et non séparément les éléments invoqués par le salarié pour apprécier si le harcèlement moral est matériellement établi.

Explicites les attendus de la Cour de Cassation insistent notamment sur la nécessité pour les Juges du fond de prendre en compte les certificats médicaux et la dégradation de l’état de santé avérée du salarié :

« Qu’en statuant ainsi, en procédant à une appréciation séparée de chaque élément invoqué par la salariée, alors qu’il lui appartenait de dire si, pris dans leur ensemble, les éléments matériellement établis, dont les certificats médicaux, les pourparlers transactionnels et le changement de bureau, laissaient présumer l’existence d’un harcèlement moral… » [17]

« Qu’en statuant comme elle l’a fait, sans prendre en considération les certificats médicaux faisant état d’une altération de l’état de santé du salarié et alors qu’elle avait constaté que la supérieure hiérarchique de celui-ci avait tenu des propos racistes à son encontre… ce dont il résultait l’existence de faits laissant présumer un harcèlement moral » [18].

« …le Juge doit se prononcer sur l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, y compris les certificats médicaux …qu’en statuant comme elle l’a fait, alors qu’elle avait relevé que la salariée produisait des témoignages faisant état à son égard du comportement injurieux et déplacé de son responsable hiérarchique et des certificats médicaux relevant une dégradation de l’état de santé de l’intéressée, ce dont il résultait des éléments de fait laissant présumer l’existence d’un harcèlement moral » [19]

« Qu’en statuant comme elle l’a fait, alors d’une part qu’elle avait constaté que les attestations produites décrivaient le salarié comme débordé par ses tâches et dépressif… d’autre part que le salarié soutenait que les exigences de son employeur, qui lui avait confié des missions excédant son niveau de compétence et d’expérience, l’avait mené à un épuisement puis à un grave état dépressif » [20]

La Cour de Cassation attend donc des Juges du fond un examen de l’ensemble des éléments invoqués et établis par le salarié incluant la prise en compte de la dégradation de l’état de santé du salarié, dès lors que l’ensemble des éléments présentés par le salarié laissent présumer l’existence d’un harcèlement moral.

3) Sur la responsabilité de l’employeur

Une salariée en arrêt de travail pour état pathologique résultant de la grossesse puis en congé parental a donné sa démission à son employeur puis a sollicité une requalification de la rupture de son contrat de travail en prise d’acte aux torts de l’employeur en invoquant le harcèlement dont elle a été victime.

La Cour de Cassation rejette le pourvoi de l’employeur qui « bien qu’informé de tels faits (de harcèlement moral), n’avait pris, au jour de la rupture, aucune mesure pour les faire cesser et que la salariée pouvait légitimement craindre la perpétuation des agissements de harcèlement moral lors de son retour dans l’entreprise où l’auteur du harcèlement pouvait toujours se manifester puisque l’employeur ne s’était pas encore décidé à la licencier ; qu’elle a pu en déduire que cette situation rendait impossible la poursuite de la relation contractuelle » [21].

L’employeur doit donc prendre toutes les mesures nécessaires pour faire cesser le harcèlement moral, sanctionner le harceleur mais également tout mettre en preuve pour protéger le salarié.

En outre, une fois ces mesures prises, l’employeur pourra voir sa responsabilité engagée pour manquement à son obligation de sécurité de résultat et devra réparer le préjudice causé au salarié « victime sur le lieu de travail d’agissement de harcèlement moral ou sexuel exercés par l’un ou l’autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures pour faire cesser ces agissements ». [22].

En poursuivant de manière pragmatique sa jurisprudence protectrice du salarié harcelé, la Cour de Cassation œuvre vers une véritable reconnaissance des risques psycho-sociaux et l’amélioration du bien-être des salariés dans leur entreprise.

Merci à Estelle Minatchy .

Judith Bouhana Avocat spécialiste en droit du travail www.bouhana-avocats.com

[110 juin 2015 n°13-22808.

[27 juillet 2015 n°13-26726.

[311 mars 2015 n° 13-24526.

[420 mai 2015 n°13-28199.

[520 mai 2015 n°13-28199.

[616 juin 2015 n°13-27974.

[716 juin 2015 n°13-28189.

[828 janvier 2015 n°13-26255.

[910 juin 2015 n°13-22808.

[1028 janvier 2015 n°13-27631.

[11Arrêt précité du 28 janvier 2015 n°13-26255, 11 février 2015 n°13-23001, le 28 mai 2015 n°13-28464 et 16 juin 2015 n°13-27974 etc.

[1228 janvier 2015 n°13-27361.

[1311 mars 2015 n°13-24526.

[14Arrêt précité 16 juin 2015 n°13-27974.

[15Même formulation dans les arrêts du 16 juin 2015 n°13-27974 et 20 mai 2015 n°14-16381.

[1616 juin 2015 n°13-28189.

[1711 février 2015 n°13-23001.

[1820 mai 2015 n°14-13831.

[19Arrêt précité 16 juin 2015 n°13-27974.

[2016 juin 2015 n°13-28189.

[218 juillet 2015 n°14-13324.

[2211 mars 2015 n°13-18603.

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