Village de la Justice www.village-justice.com

Lutte contre le changement climatique : la stratégie du Droit.
Parution : lundi 7 décembre 2015
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/Lutte-contre-changement-climatique,20982.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

A l’automne 2015, les états participants à la COP 21 débattaient et s’entendaient pour mettre en place un accord pour contenir le réchauffement climatique en deçà de 2°C. De façon plus générale, le Village de la Justice a voulu savoir comment le Droit pouvait-être un outil dans la contre le réchauffement climatique. Quelle stratégie devrait-être celle du droit et des professionnels qui composent ce domaine ?
Le Village s’est entretenu avec deux spécialistes du droit de l’environnement : Mathilde Boutonnet, Maître de conférence, responsable de la Chaire CNRS de Droit de l’Environnement et Morgane Piederriere, Juriste en droit international public et en droit de l’environnement à la fédération France Nature Environnement.

Cet article s’inscrit dans le cadre de notre chronique régulière valorisant le rôle d’acteur de la société que le juriste peut avoir, au-delà de son métier spécifique. Retrouvez les autres chroniques sur ce sujet en bas d’article.

Mathilde Boutonnet, en charge de la chaire CNRS de Droit de l’Environnement "Quel droit face au changement climatique ?", dirige un groupe de juristes représentant différentes disciplines juridiques. Ce groupe de professionnels réfléchit sur la façon dont le droit peut concrètement contribuer à orienter nos sociétés vers la transition énergétique, à favoriser la mise en œuvre des mesures d’atténuation et d’adaptation au changement climatique. Dans le cadre de la COP 21, ils ont fait part de leur travail et présenté leurs "Propositions pour un droit au secours du climat" dans le Recueil Dalloz [1].

Morgane Piederriere, quant à elle, travaille dans le domaine de la protection de l’environnement. Elle occupe le poste de chargée des relations institutionnelles et du suivi législatif au sein de France Nature Environnement [2].

Mathilde Boutonnet, pour quelles raisons avez-vous jugé important d’engager cette réflexion et de présenter ces propositions pour un droit au secours du climat ?

"La lutte contre le réchauffement climatique est interdisciplinaire."

« Le problème du changement climatique est assez peu abordé chez les juristes. Il reste un sujet réservé aux économistes, politiques ou scientifiques. Au mieux, ce sont les spécialistes de droit international qui se sont saisis de cette problématique. Il nous est pourtant apparu qu’il s’agissait d’un phénomène social auquel le droit ne peut rester insensible tant il bouleverse la manière de le penser.
Le changement climatique invite à penser la gestion du risque de manière globale et à mobiliser tout un ensemble de disciplines : droit privé et public, droit international européen et interne, droit des affaires, droit de l’environnement, droit des contrats et de la responsabilité... La lutte contre le réchauffement climatique est interdisciplinaire.
De ce fait, il nous est apparu nécessaire de s’engager dans ce combat en réunissant nos différentes compétences disciplinaires pour répondre à cette même question vue selon notre champ disciplinaire : "quel droit face au changement climatique ?" La réflexion dont rend compte le numéro spécial du Dalloz résulte donc d’une volonté collective d’engager le droit dans cette réflexion et de lui attribuer la place qu’il mérite dans ce combat. »

Mathilde Boutonnet.

A qui s’adressent ces propositions ?

« Ces propositions s’adressent d’abord aux juristes, aux universitaires. Il faut que la doctrine se saisisse de ce sujet et devienne plus fortement force de proposition dans ce combat. La doctrine a de tout temps été porteuse de propositions pour influencer le politique et le juridique. Ces propositions ne sont que le début d’une réflexion plus générale à mener dans toutes les disciplines.
Ces propositions s’adressent plus généralement aux praticiens pour qu’ils puissent les porter en pratique et eux aussi relayer ce combat devant notamment le juge.
Ces propositions s’adressent aussi aux hommes politiques qui pourraient trouver une inspiration dans certaines d’entre elles et à la société civile, en particulier les ONG, qui pourraient y trouver des solutions dans leur action militante et transformatrice du droit de demain... »

Morgane Piederriere, comment les juristes interviennent-ils en amont et durant les négociations ? Quelle est leur force de proposition ?

« Pour les juristes de France Nature Environnement, c’est plutôt au niveau national que nous nous battons pour le climat : nous analysons les textes débattus au Parlement et faisons des propositions d’amélioration pour mieux lutter contre les changements climatiques. Et nous engageons des contentieux pour mieux faire appliquer le droit de l’environnement sur l’ensemble du territoire, par exemple face à des industriels qui polluent particulièrement. »

Le droit est-il actuellement un moyen de contrainte suffisant en matière de protection de l ’environnement ?

"Le problème n’est plus celui de la contrainte."

Mathilde Boutonnet : « Le problème n’est plus celui de la contrainte. On sait dorénavant que dans ce domaine, le droit souple et doux a toute sa place. Le but n’est pas d’imposer, mais d’inciter et de modifier les comportements en profondeur.
Aujourd’hui, sans la contrainte, les entreprises peuvent déjà s’engager à améliorer leur comportement écologique en adhérant à des systèmes de normalisation. Elles peuvent aussi inciter leurs partenaires commerciaux à adopter un comportement favorable à la réduction des Gaz à Effet de Serre. Les ONG peuvent aussi, par la voie de partenariats, faire évoluer certains comportements...
Si le droit international butte, à l’issue de la COP 21, face au caractère contraignant d’un accord, la société civile pourrait bien d’elle-même faire évoluer les comportements... »

" Il est nécessaire de réglementer pour imposer une prise en compte de la pollution..."

Morgane Piederriere : « Comme dans tous les domaines, le droit n’est pas une finalité en soi, il ne s’agit pas de produire des normes pour le plaisir de compliquer la vie des acteurs économiques notamment, comme on l’entend parfois dans les multiples comités de "simplification" qui fleurissent dernièrement.
Mais le fait est qu’actuellement, la nature rend de multiples services à la communauté (protection contre les risques d’inondation, assainissement des eaux par filtration, assainissement de l’air, stockage du carbone...). Pourtant, la destruction de la nature et donc des services qu’elle rend n’est souvent pas empêchée, ni sanctionnée ou même évaluée. Par exemple, le transport routier de marchandises est plus rentable que le transport ferroviaire car tout ce qu’on appelle ses "externalités", la pollution de l’air, la contribution au changement climatique, ne sont pas supportées par les transporteurs, mais par la collectivité, via la Sécurité sociale par exemple.
Il est donc nécessaire de réglementer pour imposer une prise en compte de la pollution et de ses coûts et imposer une certaine forme de justice sociale et environnementale. Et de veiller aussi à ce que les règles bénéfiques et existantes pour le climat soient elles aussi tout simplement appliquées… »

La création d’un tribunal international de Justice climatique, voulue par certains états, est-elle souhaitable ?

Morgane Piederriere.

Morgane Piederriere : « les changements climatiques sont par nature des problèmes qui dépassent les frontières. D’où la nécessité d’un accord international. Pour FNE, cet accord doit être contraignant juridiquement. Il doit fixer des objectifs précis, chiffrés, sur les mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre, par pays et par secteur, d’adaptation aux changements climatiques et leur financement, afin que les pays du Nord, responsables historiques du réchauffement actuel, participent aux efforts des pays du Sud, en particulier les plus vulnérables, qui ont la plus grande marge de progression. Le non-respect de ces objectifs devra être sanctionné.
Il est donc essentiel qu’un mécanisme de sanction soit mis en place, avec des moyens pour les faire appliquer. »

"Aujourd’hui, plus que le juge international c’est le juge interne qui prend le pouvoir !"

Mathilde Boutonnet : « La Justice climatique est aujourd’hui un vrai sujet. Après les Pays Bas, c’est le Pakistan qui s’est saisi de cette question. Surtout le 19 novembre dernier, l’Etat de Washington a été condamné par un juge et se voit imposer de prendre des mesures face au changement climatique pour respecter le droit des générations futures... Aujourd’hui, plus que le juge international c’est le juge interne qui prend le pouvoir !
Certes, l’on peut toujours discuter de l’opportunité de créer un Tribunal international... Mais alors se posera toujours les questions de compétence et de pouvoir de sanctions de ce Tribunal. Quels sont les Etats qui accepteraient ici d’être jugés...?
Or de manière pragmatique, il me semble que la compétence et les pouvoirs du juge interne apportent une vraie solution car, n’oublions pas qu’en imposant au niveau local aux Etats de prendre des mesures climatiques, ces juges rendent des décisions qui on des conséquences au niveau international : les mesures climatiques sont en effet porteuse d’effets positifs pour la communauté internationale elle-même et non uniquement pour les demandeurs à l’action !
Preuve que ce sujet mérite aujourd’hui de mobiliser le droit interne autant que le droit international... »

Propos recueillis par Marie Rédaction du Village de la Justice.

[1Recueil Dalloz du 12 Novembre 2015.

[2France Nature Environnement (FNE) est la fédération française des associations de protection de la nature et de l’environnement. Elle est la porte-parole d’un mouvement de 3.000 associations, regroupées au sein de 80 organisations adhérentes, présentes sur tout le territoire français, en métropole et outre-mer.

Comentaires: