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Suffit-il de négocier pour suspendre le délai de la prescription extinctive ? Un parallèle franco-allemand. Par Camille Grupe, Avocat.
Parution : vendredi 11 décembre 2015
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Une partie à un litige doit se décider sans trop tarder sur l’opportunité d’engager un procès. Se rappelant peut-être de la citation de H. de Balzac : « un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès », elle pourrait envisager d´entrer au préalable en négociations avec son contradicteur, surtout si celui-ci est susceptible de faire valoir lui-même des prétentions au titre du litige.

Le délai de droit commun de la prescription extinctive est en effet relativement bref en droit français (cinq années ; Code Civil Art. 2224), comme en droit allemand (trois année ; § 195 BGB, Code civil allemand, ci-après « BGB »), étant précisé que les parties auront dans certains cas valablement convenu d´une durée de prescription plus courte (Art. 2254 al. 1 Code civil ; § 202 BGB).

La négociation préalable à l’introduction d’une procédure judiciaire est encouragée par les législateurs français et allemand, lesquels voient dans le règlement amiable des conflits un moyen de minimiser l’encombrement des tribunaux. Cette démarche est également soutenue au niveau européen.

L’entrée en négociations n’est toutefois acceptable pour la partie demanderesse qu’à la condition que ce préalable ne mette pas en péril, du simple fait de l´écoulement du temps, l’existence de ses droits ou la possibilité de les faire valoir.

Conscients de cette difficulté, les législateurs français et allemand ont imaginé des cas de suspension de la prescription extinctive en cas de négociations. La méthode choisie des deux côtés du Rhin diffère néanmoins, les dispositions légales allemandes admettant beaucoup plus largement la suspension que les dispositions françaises.

Selon le § 203 du BGB : « En cas de négociations menées entre le débiteur et le créancier sur la prétention ou les circonstances justifiant l´existence de celle-ci, la prescription est suspendue jusqu´à ce que l´une ou l´autre des parties refuse la poursuite des négociations. La prescription est acquise au plus tôt trois mois après la fin de la suspension. »

C´est le principe de bonne foi qui sous-tend cette disposition : un débiteur qui accepte des négociations avec son créancier, et l’incite ainsi à ne pas saisir les tribunaux, ne peut en toute bonne foi invoquer la prescription lorsque celle-ci est intervenue précisément pendant lesdites négociations. L’idée du législateur allemand est également d’offrir au créancier la possibilité d´entamer des négociations sans avoir à saisir un tribunal pour stopper le cours de la prescription (BT-Drs. 14/6040, 111 ; BGH-01.07.2010 - IX ZR 40/07 - BeckRS 2010, 17883, BGH-NJW 2008, 576 (577)). La saisine du tribunal à titre purement conservatoire peut ainsi être évitée dans de nombreux cas de figure. Il est à noter que cette législation est relativement récente - le BGB datant lui de l´année 1900 - puisqu’elle est entrée en vigueur lors de la grande réforme du droit allemand des obligations au mois de janvier 2002.

La notion de négociations « Verhandlungen » tel qu’entendu par les dispositions du § 203 BGB précité doit être interprétée largement selon une jurisprudence constante de la Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof ; BGH-26.10.2006 - VII ZR 194/05). Il est ainsi suffisant - mais nécessaire - pour suspendre le cours du délai de prescription, que le créancier fasse connaître au débiteur ses prétentions ainsi que les éléments essentiels de leur fondement et qu´un échange de vues sérieux intervienne ensuite entre le débiteur et le créancier sur les demandes exprimées. A l´inverse, si le débiteur répond au créancier sans équivoque qu´il rejette les prétentions alléguées, il n’y a pas de négociations et le délai de prescription n’est pas suspendu.

Ce qui importe donc, c´est la volonté commune - exprimée de manière expresse ou tacite - de discuter de la demande du créancier ou de son bien-fondé. A titre d’exemple, la prescription est suspendue lorsque le créancier (directement ou représenté par son avocat) fait part des défauts de l’ouvrage au débiteur et que ce dernier accepte de les examiner ; ou lorsque le débiteur, suite à une réclamation du créancier, rejette des demandes qui, selon lui, sont formulées de manière trop générale mais indique qu’il est prêt à les examiner si le créancier les précise. Le fait que le débiteur informe le créancier qu’il a transmis les demandes de celui-ci à son assureur peut suffire à constituer la preuve suffisante de négociations selon les dispositions de l’article 203 du BGB (BGH-03.02.2011 − IX ZR 105/10, NJW 2011, 1595).

Pour certains auteurs allemands, il est également suffisant, pour que le cours de la prescription soit suspendu, qu’une partie demande à l’autre de participer aux négociations ou à la procédure de médiation lorsque ces parties sont tenues, du fait d’une obligation contractuelle, d’engager une procédure de médiation ou de négociations (Mansel/Budzikiewicz).

La suspension prend fin lorsqu’une des parties fait clairement savoir à l’autre partie qu’elle refuse de poursuivre les négociations (BGH-30.06.1998 - VI ZR 260/97, NJW 1998, 2819 ). Elle prend également fin lorsque le créancier laisse les négociations s´enliser (le BGH parle de « Einschlafenlassen », c´est à dire laisser les négociations s´endormir), ce qui est le cas lorsque le créancier laisse les propositions du débiteur sans réponse. Dans ce cas, la suspension prend fin au moment où le débiteur aurait pu légitimement s´attendre à recevoir une réponse du créancier (BGH 06.11. 2008 - IX ZR 158/07, NJW 2009, 1806).

Pour permettre au créancier de réagir en cas de rupture brutale des négociations par le débiteur, la prescription extinctive n’est acquise au plus tôt qu’après l’expiration d´un délai de trois mois suivant la fin des négociations (§ 203 BGB, seconde phrase).

C’est au créancier qu’il incombe de démontrer l’existence des négociations, étant précisé qu’il n’a pas à apporter la preuve que les négociations avaient une chance d´aboutir (BGH-08.05.2001 - VI ZR 208/00, NJW-RR 2001, 1168 ; BGH-15. 8. 2012 − XII ZR 80/11, NJW 2012, 3635). Le débiteur qui, pour sa part, veut se prévaloir de la prescription aura à démontrer que les négociations ont pris fin. La preuve se fait par tous moyens.

Les dispositions du § 203 BGB s’appliquent aux prétentions de toute nature (contractuelles ou délictuelles) et la suspension de la prescription vaut non seulement pour les prétentions précisément identifiées et réclamées par la partie demanderesse mais également pour toutes prétentions qui sont fondées au titre des faits faisant l´objet des négociations.

Ainsi, selon le droit allemand, l’intervention d’un tiers médiateur n’est pas nécessaire, même si dans la pratique les parties font généralement appel à leur avocat, une fois les négociations entamées, ou en vue de les engager.

Le Code civil français, pour sa part, prévoit dans son article 2238, modifié en dernier lieu par la loi 2015-990 du 06.08.2015 :

« La prescription est suspendue à compter du jour où, après la survenance d’un litige, les parties conviennent de recourir à la médiation ou à la conciliation ou, à défaut d’accord écrit, à compter du jour de la première réunion de médiation ou de conciliation. La prescription est également suspendue à compter de la conclusion d’une convention de procédure participative ou à compter de l’accord du débiteur constaté par l’huissier de justice pour participer à la procédure prévue à l’article 1244-4.

Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter de la date à laquelle soit l’une des parties ou les deux, soit le médiateur ou le conciliateur déclarent que la médiation ou la conciliation est terminée. En cas de convention de procédure participative, le délai de prescription recommence à courir à compter du terme de la convention, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois. En cas d’échec de la procédure prévue au même article 1244-4, le délai de prescription recommence à courir à compter de la date du refus du débiteur, constaté par l’huissier, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois. »

Ainsi le législateur français a pris le parti de circonscrire la suspension du cours de la prescription aux cas où les négociations ont lieu dans le cadre des procédures de règlement amiable des litiges telles qu’organisées par la loi. Celles-ci impliquent nécessairement l’intervention d’un tiers (avocat ou médiateur ou huissier). En d’autres termes, les « simples pourparlers » à l´allemande ne déclenchent pas la suspension de la prescription extinctive prévue par l´article 2238 du Code civil (Cass. 1ère civ. 13.05.2014 n°13-13.406).

Des parties en litige souhaitant négocier sans craindre la survenance de la prescription sont donc contraintes, soit de conclure par écrit avec un avocat une convention de procédure participative (Art. 2062 et suivants du Code civil), soit de recourir à la médiation ou la conciliation (Art. 127 et suivants du Code de procédure civile) ou, depuis la loi du 06.08.2015, à la procédure simplifiée de recouvrement des petites créances (C. civ. art. 1244-4 ; le décret d´application n´est pas encore paru).

Ceci oblige la partie demanderesse à observer le formalisme imposé par les dispositions légales précitées et en toute hypothèse à faire appel à un tiers.

La modification de l´article 56 du CPC en vigueur depuis le 1er avril 2015 ne devrait pas, selon nous faciliter l´engagement de négociations directes entre les parties, même si l´objectif affiché dans le Décret du 11 mars 2015 (n° 2015-282 relatif à la simplification de la procédure civile, à la communication électronique et à la résolution amiable des différents) est « d’inciter les parties à recourir à un mode alternatif de résolution des litiges, quel qu´il soit (médiation, conciliation, procédure participative ou négociation directe)  » (Cf. également la Circulaire de présentation du Décret du 20.03.2015).

D’ailleurs, la négociation préalable n’est pas une condition de validité de l’assignation. Si depuis le 1er avril 2015, l’assignation doit préciser, « sauf justification d’un motif légitime tenant à l’urgence ou à la matière considérée, en particulier lorsqu’elle intéresse l’ordre public, les diligences entreprises en vue de parvenir à une résolution amiable du litige », cette mention n’est pas prévue à peine de nullité, (cf. Circulaire précitée).

Au niveau européen, notons que la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré dans son arrêt du 26 mars 2015 (MOMČILOVIĆ c. CROATIE n° 11239/11) que ne constitue pas une entrave substantielle au droit effectif des demandeurs à avoir accès au juge, l’obligation imposée par la loi (croate) de tenter de trouver une solution amiable, préalablement à toute demande devant une juridiction civile, à peine d’irrecevabilité, si par ailleurs le processus amiable suspend le cours de la prescription et qu’en cas d’échec, les parties disposent d’une possibilité de saisir le juge compétent.

Dans le cadre des litiges transfrontaliers, la Directive 2008/52/CE du 21 mai 2008 sur certains aspects de la médiation en matière civile et commerciale précise dans son article 8 « Effets de la médiation sur les délais de prescription » : « Les États membres veillent à ce que les parties qui choisissent la médiation pour tenter de résoudre un litige ne soient pas empêchées par la suite d’entamer une procédure judiciaire ou une procédure d’arbitrage concernant ce litige du fait de l’expiration des délais de prescription pendant le processus de médiation. »

Tous s’accordent donc sur les objectifs à atteindre. Dans la pratique, la solution proposée par le législateur allemand offre toutefois davantage de souplesse aux parties et à leur conseil. Une plus grande confiance semble être accordée en Allemagne aux parties pour gérer seules - ou assistées par un avocat - leurs intérêts sans craindre l’intervention de la prescription.

A l’inverse, en France, les négociations menées directement entre les parties ou par l’intermédiaire de leur avocat, mais en dehors des procédures de règlement amiable susvisées, font courir un risque à la partie demanderesse qui, après avoir fait l’effort de trouver une solution amiable au litige, s´expose finalement à la prescription de ses demandes. Le législateur français, qui manifestement souhaite également favoriser la négociation directe, ne donne actuellement pas aux parties la sécurité juridique suffisante pour les y inciter.

Camille Grupe Avocat au barreau de Paris et Rechtsanwältin au barreau de Brême (Allemagne) www.bdr-legal.de