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Le droit internationnal privé français à l’épreuve de la polygamie. Par Sosso Gnakpaou.
Parution : lundi 14 mars 2016
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Le 6 Février 2007, Nicolas Sarkozy, invité dans l’émission « J’ai une question à vous poser » sur TF1, martelait : « Personne n’est obligé d’habiter en France. Et quand on aime la France, on la respecte. On respecte ses règles, c’est à dire qu’on n’est pas polygame... ». Ces propos austères de Nicolas Sarkozy ne sont guère surprenants dans une France où le mariage polygamique est prohibé. Cette prohibition est source de plusieurs questionnements pour le droit international privé français.

La polygamie est en fait un terme générique qui recouvre plusieurs réalités. Elle inclut la polyandrie, le fait d’une femme mariée à plusieurs hommes, ainsi que la polygynie, le fait d’un homme marié à plusieurs femmes. En droit français, la polygamie est le fait de contracter un second mariage sans avoir mis fin au premier. Elle est interdite par l’article 147 du Code civil : « L’on ne peut contracter un second mariage avant la dissolution du premier ». Tout contrevenant est punissable d’un emprisonnement et de 45.000 euros d’amende (art 433-20 du Code pénal).

La prohibition de la polygamie en France remonte au code Napoléon de 1804. Aucun mariage polygamique ne pouvait donc être valablement célébré ni produire des effets en France. En effet, hormis le fait que la condition monogamique constituait un empêchement bilatéral à la célébration du mariage polygamique, un tel mariage heurtait la conception française de l’ordre public en droit international en ce qu’il serait une atteinte à l’égalité entre époux, laquelle a valeur constitutionnelle en France.

Néanmoins, à partir du XIXème siècle, l’expansion coloniale, en multipliant les contacts entre pays occidentaux et pays de tradition polygamique a conduit à une certaine prise en considération du phénomène. Prise de conscience qui sera manifestée par l’admission de la validité des unions polygamiques valablement célébrées à l’étranger en France. Le glas fut sonné par les arrêts Chemouni à l’occasion desquels la jurisprudence a accordé une pension alimentaire à la seconde épouse d’un Tunisien qui vivait en terre française au moment de la requête.
Le Canada a adopté aussi une position similaire à celle de la France, face à la question de la polygamie. En effet, après avoir adopté la loi anti polygamique en 1980, un tribunal canadien reconnut en 1924 pour la première fois des effets à un mariage polygamique. Idem pour l’ordre juridique anglais, lequel après une période de vive hostilité à l’égard des unions polygamiques, admettait dans l’affaire Yew, que les deux épouses d’un homme avaient droit à une part de la succession de leur mari et qu’elles devaient payer les taxes s’y rattachant.

L’admission du mariage polygamique célébré à l’étranger à produire des effets en France à l’occasion des affaires Chemouni, a soulevé moult problématiques qui touchent le cœur même de la matière du droit international privé français, d’où l’intérêt de notre sujet. Ces problématiques sont relatives entre autre à la qualification de l’union polygamique, laquelle en soi est une institution étrangère au droit français ; à la règle de conflit ; à la réaction de l’ordre public ; à la condition des ménages polygames en France ; etc.
Autant de problématiques que pour une question d’opportunité nous allons grouper en une : à quelles conditions un mariage polygamique célébré à l’étranger peut produire des effets en France ?

Afin d’appréhender le sujet dans toute sa splendeur, la première partie de notre devoir sera consacrée à la validité en France de l’union polygamique célébrée à l’étranger (I). La seconde partie traitera des effets en France du mariage polygamique célébré à l’étranger(II).

I/ La validité en France de l’union polygamique célébré à l’étranger

La validité en France d’un mariage polygamique célébré à l’étranger est subordonnée d’une part à l’exigence d’un mariage conforme à la loi compétente en vertu du DIP français (A) et d’autre part, au franchissement de l’obstacle de l’ordre public (B).

A/ L’exigence d’un mariage conforme à la loi compétente en vertu du DIP français

La détermination de la loi compétente en vertu du DIP Français pour l’appréciation de la validité du mariage polygamique a traditionnellement buté contre deux difficultés : celle tenant à la qualification d’une institution inconnue du droit français et celle tenant à la définition de la règle de conflit.

L’ensemble des règles de conflit françaises doit pouvoir couvrir l’ensemble des questions de droit qui peuvent se poser en relation avec n’importe lequel des ordres juridiques qui coexistent dans le monde. A cet effet, l’on s’accorde aujourd’hui à reconnaitre qu’il convient de partir des concepts de notre droit interne, quitte à élargir de façon à leur permettre d’englober des notions étrangères suffisamment proches (Batiffol et Lagarde, t.1, n°296 ; P.Mayer et V.Heuzé, n°162).
Pour procéder à cette extension des concepts du for, il a été proposé de s’attacher moins à la structure des institutions étrangères qu’à leur fonction, c’est-à-dire la considération des buts qu’elles poursuivent. Ainsi comme l’a souligné Batiffol et Lagarde (t.1, n°297), « tout système juridique pour autant qu’il soit suffisamment développé n’est jamais qu’une solution déterminée de problèmes qui dans leur tréfonds sont universels ».

La doctrine s’accorde à reconnaitre que la polygamie s’inscrit dans la qualification internationale du mariage. La jurisprudence française s’inscrit elle aussi dans ce courant doctrinal (Cass, civ, 1re, 3 janvier 1980, Bendeddouche). Cependant, la possibilité de la polygamie doit-elle être envisagée de manière autonome comme une condition du second mariage ou rattachée aux effets du premier ?
Il est traditionnellement enseigné que l’interdiction de contracter un mariage polygamique constitue un empêchement bilatéral susceptible de résulter de la loi personnelle de chacun des futurs époux. En conséquence, la seconde union est valide dès lors que le statut personnel de ceux-ci admet, au jour de la célébration du mariage, la polygamie. Cette analyse a été critiquée, on a souligné que si elle permettait d’éviter le mariage d’une Française célibataire et d’un étranger de statut polygamique déjà marié, elle n’était en revanche, d’aucun secours lorsque la Française est la première femme d’un étranger de statut polygamique désireux d’épouser à l’étranger une compatriote. Or cette situation est sans doute plus choquante que la première. Partant de là, il serait légitime de puiser dans le caractère monogamique du premier mariage un empêchement au second. Malheureusement, la jurisprudence a toujours maintenu la position traditionnelle. Elle a notamment, à l’occasion de l’affaire Baaziz, raisonné exclusivement en terme de formation du second mariage (Civ.1re, 17 février. 1982).

La seconde condition pour qu’un mariage polygamique célébré à l’étranger puisse être valide en France, est celle du franchissement de l’obstacle de l’ordre public.

B/ Le franchissement de l’obstacle de l’ordre public

L’exception d’ordre public permet l’éviction de la loi étrangère compétente d’après les règles de conflit de lois du for et l’application subsidiaire de la loi du for. En effet, grâce à l’exception d’ordre public, le for peut prendre en considération le contenu de la loi étrangère afin d’écarter l’application de cette dernière et protéger ainsi les valeurs et principes essentiels de son ordre juridique. Il convient avant tout de ne pas confondre l’ordre public international, lequel serait l’ordre public en matière internationale, et l’ordre public national (interne), mais valant dans des litiges internationaux.
La raison la plus souvent invoquée pour interdire ou limiter la reconnaissance de la polygamie est que celle-ci entre en conflit avec une valeur centrale de l’ordre juridique : l’égalité entre les sexes. Cette valeur est d’abord exprimée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme qui prévoit respectivement, à ses articles 2 et 16, le droit à l’égalité des sexes et le droit à l’égalité au sein du mariage, laquelle fait partie intégrante du préambule de la Constitution de 1946. L’intensité de la réaction du système juridique et donc la mise en jeu de l’exception d’ordre public est différente selon qu’il s’agit de faire obstacle à l’acquisition d’un droit en France, ou qu’il s’agit de laisser se produire en France les effets d’un droit acquis à l’étranger sans fraude et en application de la loi compétente selon le droit international privé français. Ce principe a été consacré par l’arrêt Rivière du 17 avril 1953.

L’ordre public s’oppose donc à la célébration en France d’un mariage polygamique même si la loi personnelle des intéressés l’autorise mais ne fait pas obstacle à la reconnaissance en France d’un mariage polygamique valablement célébré à l’étranger. C’est une application de la doctrine de l’effet atténué de l’ordre public. Il s’agit de trouver un équilibre entre la défense de l’ordre public et le respect de la sécurité juridique et des droits acquis par les parties et éviter ainsi une discontinuité dans la situation juridique internationale.

Le mariage polygamique ainsi valide au regard du droit international privé français peut produire des effets en France.

II/ Les effets du mariage polygamique célébré à l’étranger en France

Il faut distinguer les effets admis (A) des effets exclus (B).

A/ Les effets admis

Le droit français privilégie une approche pragmatique et tolère la reconnaissance des effets d’un mariage polygamique célébré à l’étranger entre époux de statut personnel polygame. La seconde épouse peut donc se prévaloir d’une pension alimentaire en France (Cass.,civ. 1ère, Chemouni, 19 février 1963, cass., 1ère civ., 24 septembre 2002).
Profitant de la jurisprudence Chemouni, les juges ont progressivement étendu les effets des mariages polygamiques en France. Ainsi, la seconde épouse et ses enfants peuvent hériter, concurremment avec la première épouse, d’un étranger polygame décédé selon la loi successorale française (Cass. civ. 1ère, 3 janvier 1980). Enfin, les épouses d’un assuré social polygame peuvent se partager la pension de réversion attribuée au conjoint survivant (Cass, civ. 1ère 22 avril 1986 ,Cass, civ.2ème, 14 février 2007,ch. soc. 4 février 2011). La jurisprudence actuelle a le mérite de préserver les droits des coépouses et de leurs enfants.

B/ Les effets exclus

Certains effets qu’auraient pu produire un mariage polygamique sont exclus en France.
Ainsi, s’agissant de l’assurance maladie, la polygamie a toujours été écartée car la prise en compte de plusieurs épouses pour un même assuré social serait de nature à générer une charge excessive. Les caisses ne prennent en compte qu’une seule femme : la première qui demande des droits (Soc. 1er mars 1973) ou encore celle qui est en France pendant que l’autre est à l’étranger.

La prohibition se maintient également à l’encontre d’un droit étranger qui permet au mari polygame d’imposer à sa première femme non consentante la venue d’une seconde épouse au domicile conjugal en France (TGI Versailles, 31 mars 1965). Par ailleurs, il a été jugé qu’un étranger de religion musulmane qui, après avoir épousé une Française, a contracté un second mariage avec une étrangère musulmane, ne peut réclamer la nationalité française au titre de son premier mariage (Paris, 24 mars 1998).

Enfin, la loi du 24 aout 1993 (art 30) refuse à l’étranger polygame, résidant en France avec une première épouse, le bénéfice du regroupement familial pour un autre conjoint et les enfants de celui-ci.

Sosso GNAKPAOU