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Lutte anti-blanchiment et blockchain : transparence et vie privée ne sont pas inconciliables. Par Cody Olson, Juriste.
Parution : jeudi 26 mai 2016
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Qu’il s’agisse de la condamnation des scandales des « Panama Papers » ou des « Luxleaks », ou de la consécration de la monnaie virtuelle et de la blockchain comme moyen de faciliter la désintermédiation des échanges, ces deux phénomènes nous poussent à nous interroger sur les conséquences liées à la transparence des flux et à l’anonymat des acteurs.

Toute personne a droit à la protection de ses données personnelles et au respect de sa vie privée et peut souhaiter agir de manière anonyme.
Mais ce droit n’est pas absolu.
Ainsi, le droit de l’Union européenne ou d’un État membre peuvent limiter les droits des personnes, à condition de respecter l’essence des libertés et droits fondamentaux et que cela reste une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. Il peut notamment s’agir de garantir la prévention et la détection d’infractions pénales comme le blanchiment des capitaux, ou des limitations pour les besoins d’enquêtes ou de poursuites d’infractions pénales afin d’assurer des sanctions pénales ou d’autres objectifs importants d’intérêt public général, notamment un intérêt économique ou financier important de l’Union ou d’un État membre.

L’anonymat est un risque pour le blanchiment

En 2015, le Groupe d’action financier a souligné le caractère élevé du risque de blanchiment pour les monnaies virtuelles ou « crypto-monnaies » utilisant une solution décentralisée pour l’exécution de transactions sous pseudonymes telles que Liberty Reserve ou Bitcoin. Le Groupe souligne deux éléments clés dans ses lignes directrices :
-  la nécessité d’identifier le bénéficiaire effectif des fonds,
-  et la multiplication des outils logistique créées avec le seul but de rendre ces transactions anonymes. Les « mixers » externes comme BitLaunder obscurcissent la chaine de transactions sur la blockchain en liant les transactions à des adresses fictives. A cause de ces outils, les fondateurs de Liberty Reserve ont pu blanchir pendant 6 ans des centaines de millions de dollars au profit d’organisations criminelles [1].

Le pseudo-anonymat ne garantit pas le respect de la vie privée

A la différence de Liberty Reserve, le Bitcoin et la blockchain sont présentés comme des innovations permettant de préserver la vie privée tout en garantissant la transparence des transactions. Or de deux choses l’une ; soit un grand livre comptable anonyme est rendu public et dans ce cas, les avantages liés à la transparence ne sont pas si évidents. Soit, au nom de la transparence, un grand libre comptable contenant les données personnelles est rendu public, auquel cas cela risque de porter atteinte à la vie privée.

En matière de « privacy » et de protection des données personnelles, l’utilisation de pseudonymes ne peut être assimilée à l’anonymisation de données qui par définition devrait être irréversible et sans possibilité d’inférence ou de relier des informations à une personne. Ces deux termes ne sont pas des synonymes mais des antonymes. Par définition, la technique de l’anonymisation consiste à retirer le caractère personnel de la donnée quand il n’est pas nécessaire à la réalisation de la finalité du traitement (cf. les données statistiques). Cette technique permet également aux entreprises comme les institutions financières de conserver et de traiter des données après expiration de la durée de conservation ou pour les fins ultérieures. Dans ce cas, les données sortent du champ d’application des règles de protection des données personnelles.

La nécessaire identification et la protection de la vie privée relèvent des intérêts légitimes en présence

L’Union européenne et les États ont un intérêt légitime à lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ou contre toute activité criminelle visant à déstabiliser leur économie. Au cœur de la lutte anti-blanchiment se trouve l’identification des bénéficiaires effectifs sans laquelle toute mesure deviendrait ineffective ou vide de sens.
En revanche, cette étape n’est pas sans garanties pour la vie privée des citoyens. La réglementation relative à la lutte anti-blanchiment tout comme celle sur la protection des données personnelles requièrent une approche fondée sur le risque de blanchiment dès lors que des institutions financières traitent de données personnelles pour l’identification des bénéficiaires effectifs.
Par conséquent, seule une approche fondée sur le « Data Protection by Design » devrait permettre de concilier l’ensemble des intérêts en présence.

Data Protection by Design : la mise en balance

Seule une démarche intégrant une vision protectrice des informations traitées dès la conception des technologies d’exécution de transactions ou de paiements peut permettre de répondre aux obligations de vigilance tout en satisfaisant aux besoins de transparence et d’anonymat.
Prenons par exemple, une règle d’utilisation du compte et d’identification du client qui s’accroît en fonction du montant transféré ou alimenté vers son compte. Cela permettrait de garder l’anonymat pour des transactions à risque insignifiant, tout en garantissant l’identification des bénéficiaires effectifs en cas de dépassement des seuils. On pourrait aussi envisager un rapprochement entre l’identifiant unique de la directive sur les services de paiement de 2015 et la pseudonymisation utilisée par la blockchain.

Contrairement à la stratégie du « tout ou rien », le Data Protection by Design permettrait d’intégrer les principes de protection des données et de la vie privée dans les technologies tout en respectant les obligations de vigilance liées à la réglementation sur la lutte anti-blanchiment.

Cody Olson Juriste CIL Consulting

[1Le fondateur de Liberty reserve, Arthur Budovsky, a été condamné par la justice américaine à 20 ans de prison le 6 mai 2016