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Vers la fin de l’expression « cause nécessairement un préjudice » ? Par Pauline Goetsch.
Parution : mercredi 22 juin 2016
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Par un deuxième arrêt rendu le 25 mai 2016, la Cour de cassation vient entériner le revirement de jurisprudence qu’elle avait initiée il y a un peu plus d’un mois sur la réparation des préjudices nés de la violation des dispositions du Code du travail.
Ce faisant, la Haute Juridiction revient sur une position qu’elle avait adoptée en 1991 et à laquelle elle n’avait que très rarement dérogé depuis…

Dans un arrêt du 23 octobre 1991 (n° de pourvoi : 88-43.235) la Cour de cassation avait pu considérer que le non-respect par l’employeur de la procédure légale de licenciement entraînait nécessairement, pour le salarié, un préjudice dont il appartenait au conseil des prud’hommes d’apprécier l’importance.
Pour la première fois, on voyait apparaitre dans un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation l’expression « cause nécessairement un préjudice ».
Dans cet arrêt, les juges créaient au profit du salarié dont la procédure de licenciement n’avait pas été respectée une « présomption de préjudice » qui emportait nécessairement une indemnisation du seul fait de la constatation de l’existence du fait générateur.

En l’espèce, le salarié n’avait qu’à démontrer le non-respect de la procédure de licenciement pour se voir indemnisé sans avoir ni à prouver l’existence de son préjudice, ni même à établir un lien de causalité entre les deux éléments.
Cette position consistant en la mise à l’écart des mécanismes classiques du droit des obligations a rencontré un franc succès en droit du travail si bien qu’elle a très vite été étendue à d’autres cas de figure jusqu’à presque s’ériger au rang de principe en matière de réparation des préjudices nés de la violation des dispositions du Code du travail !

On a en effet pu voir se multiplier les cas de « réparation systématique » des préjudices en matière sociale.
A titre d’exemple on peut rappeler que la Cour de cassation a pu considérer que le fait pour un employeur de ne pas avoir pris les dispositions nécessaires pour soumettre le salarié à la visite médicale d’embauche causait nécessairement un préjudice au salarié (Cass. soc. 11 juillet 2012 n° 11-11.709).
De la même manière, les juges ont pu considérer que le respect d’une clause de non concurrence illicite causait nécessairement un préjudice au salarié (Cass. soc. 7 mars 2007 n°05-43.750) allant même jusqu’à préciser que la seule insertion d’une clause de non concurrence illicite dans le contrat de travail d’un salarié causait nécessairement un préjudice au salarié, alors même que celui-ci était encore en poste et donc non encore soumis au respect de la clause (Cass. soc. 12 janvier 2011 n° 08-45.280).
La présomption d’existence d’un préjudice a même été appliquée récemment par la Cour de cassation pour reconnaitre que le fait pour un salarié d’exercer une activité pour une société concurrente pendant un arrêt de travail causait nécessairement un préjudice à l’employeur (Cass. soc. 28 janvier 2015 n°13-18.354) !

Par un premier arrêt rendu le 13 avril 2016 (n° de pourvoi 14-28.293), la Cour de Cassation a donc provoqué la surprise générale en abandonnant ce raisonnement vieux de vingt-cinq ans.
En l’espèce un salarié avait saisi le Conseil des prud’hommes de Lisieux afin de voir sanctionner son employeur qui lui avait remis tardivement son bulletin de salaire et son certificat de travail.
Le salarié demandait notamment à ce que lui soit versé des dommages et intérêts en réparation du préjudice qu’il avait subi du fait du caractère tardif de la remise de ces documents.
Le Conseil des prud’hommes avait alors débouté le salarié de sa demande d’indemnisation du préjudice au motif que ce dernier ne rapportait aucun élément laissant présumer l’existence d’un quelconque préjudice du fait de la remise tardive des documents par l’employeur.
Le salarié s’était alors pourvu en cassation, brandissant les règles développées depuis plus de quinze ans par la jurisprudence et faisait valoir que la non-délivrance ou la délivrance tardive des certificats de travail et bulletins de paie causait nécessairement un préjudice au salarié et que ce dernier devait être réparé.
La solution avait déjà été retenue par la Cour dans un arrêt rendu le 19 mai 1998 (n° de pourvoi : 09-43.005).

Alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que la Cour de cassation réaffirme une nouvelle fois le principe de réparation systématique du préjudice du salarié du fait du non-respect des règles du Code du travail par l’employeur, cette dernière a confirmé le raisonnement suivi et la solution retenue par le Conseil de prud’hommes de Lisieux.
En effet, les juges ont retenu qu’en l’absence de démonstration concluant à l’existence d’un préjudice, le salarié ne pouvait prétendre à aucune indemnisation.
Ce faisant la Cour de cassation revient certes à sa jurisprudence initiale mais elle renoue surtout avec les règles du droit commun de la responsabilité civile qui obligent le demandeur à une action en réparation du préjudice à prouver au préalable l’existence du préjudice dont il se prévaut et à établir l’existence d’un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage invoqué.

On aurait pu craindre que cette décision ne soit qu’un arrêt d’espèce et que la Cour de cassation revienne, dans sa jurisprudence ultérieure, au principe de « réparation systématique » du préjudice, mais un second arrêt rendu le 25 mai 2016 vient confirmer la volonté de la Cour de cassation d’appliquer à nouveau le droit commun de la responsabilité civile.

En l’espèce, un salarié avait saisi le Conseil des prud’hommes afin notamment de demander l’indemnisation du préjudice résultant de l’illicéité et de l’annulation de la clause de non-concurrence figurant dans son contrat de travail.
Saisie du litige, la cour d’appel de Poitiers avait alors relevé que le salarié ayant, dès la rupture de son contrat de travail, exercé l’activité interdite par la clause de non-concurrence litigieuse, ce dernier n’avait subi aucun préjudice du fait de l’illicéité de la clause.
Le salarié avait alors saisi la Cour de cassation, et rappelé la position que la jurisprudence avait tenue dans de nombreux arrêts et selon laquelle la stipulation dans le contrat de travail d’une clause de non-concurrence nulle cause nécessairement un préjudice au salarié.
La Cour de cassation a alors réaffirmé la solution qu’elle avait retenue dans son arrêt précédant en maintenant la nécessité pour le salarié demandeur à une action en réparation d’établir l’existence d’un préjudice et le lien de causalité entre le fait générateur et le dommage subi.

On ne sait si cette solution a été retenue en écho au récent assouplissement de la jurisprudence quant aux obligations pesant sur l’employeur (voir notamment l’arrêt Air France dans lequel la Cour a abandonné l’obligation de résultat pour une obligation de moyen renforcée) ou si les juges ont souhaité rapprocher les raisonnements tenus par la chambre civile et la chambre sociale de la Cour de cassation à l’approche de l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, qui aura à n’en pas douter un fort impact sur le droit du travail.

Si cette position n’enchantera guère les futurs demandeurs aux actions en réparation devant la juridiction sociale, il convient tout de même de souligner que ce revirement de jurisprudence est particulièrement heureux pour ce qui est de la cohérence juridique, puisque rappelons-le : le contrat de travail est avant tout un contrat et, en tant que tel, il est en partie régi par les dispositions du Code civil ayant trait au droit des obligations et de la responsabilité civile.
Or, il était tout de même difficilement compréhensible qu’une action en réparation d’un manquement contractuel ne requiert pas les mêmes mécanismes selon la chambre de la Cour de cassation devant laquelle on se trouvait…

Il est cependant encore trop tôt pour savoir quelle portée auront ces arrêts et si la Cour de cassation va abandonner définitivement le recours au mécanisme de la « réparation systématique du préjudice » qu’elle avait développé jusqu’alors ou le circonscrire à certains préjudices relativement graves…

Pauline GOETSCH
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