Village de la Justice www.village-justice.com

Bureaux secondaires des avocats en entreprise : une fausse bonne idée.
Parution : lundi 26 septembre 2016
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/Bureaux-secondaires-des-avocats-entreprise-une-fausse-bonne-idee,23065.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

La nouvelle a agité la profession au début de l’été : lors de l’Assemblée générale des 1er et 2 juillet, le Conseil national des Barreaux a voté la modification de l’article 15.2 du RIN, afin d’autoriser l’ouverture de bureaux secondaires en entreprise. Une décision qui a provoqué une levée de boucliers, tant pour cette mesure, jugée au mieux inutile, au pire dangereuse, que pour le déroulé du vote. Celui-ci est d’ailleurs contesté par la Conférence des Bâtonniers, qui maintient son recours devant le Conseil d’Etat déposé le 2 septembre.
La décision a depuis été publiée au Journal officiel le 1er octobre 2016. Mais les bureaux secondaires posent toujours de nombreuses questions. Est-ce véritablement une opportunité pour les avocats ?

Bureaux secondaires : quels objectifs ?

Quel était d’abord le but poursuivi ? Issue du rapport final rendu par le groupe de travail « Legal privilege – Avocats et juristes d’entreprises  », cette « opportunité » vise à renforcer le lien avec une entreprise cliente, et avec le monde de l’entreprise en général, selon Leila Hamzaoui, présidente de la commission « droit en entreprise » du CNB et rapporteur du groupe de travail. La principale cible : les PME, afin de « créer du lien avec les entreprises qui n’ont pas de juristes » [1].
Ouvrir un bureau secondaire en entreprise serait donc possible, à condition que les locaux respectent les conditions générales du domicile professionnel et les règles de la profession – notamment le secret professionnel – et que l’entreprise concernée n’exerce pas d’activité s’inscrivant dans le cadre d’une interprofessionnalité avec un avocat. Comme pour toute autre installation secondaire, l’avocat devrait en informer son Conseil de l’Ordre et solliciter l’autorisation du Conseil de l’Ordre du barreau dans le ressort duquel il envisage de s’établir.

Selon Denis Raynal, président national des Avocats Conseils d’Entreprise (ACE), cette nouvelle possibilité n’a rien de révolutionnaire : « C’est, en quelque sorte, une régularisation d’une situation existante. La délégation ou le détachement d’un collaborateur se fait depuis toujours, pour des missions ponctuelles : restructurer les contrats, mettre en place des conditions générales au sein de l’entreprise, des relations juridiques entre les commerciaux ou un enseignement juridique... Ces pratiques se passaient bien et ne nécessitaient pas d’encadrement. »
Si le bureau secondaire ne fait que consacrer une situation existante, pourquoi cette décision a-t-elle provoqué tant d’émoi ?

Une mesure qui fragilise les avocats …

La mesure pourrait, à terme, mettre les avocats en danger, plutôt que de les aider à développer leur activité. « C’est surtout dans les déviances qu’il y a des problèmes » confirme Denis Raynal.

La première serait un déséquilibre entre grands et plus petits cabinets : en implantant des bureaux secondaires dans les grandes entreprises, les premiers auraient ainsi l’occasion « de capter tout le juridique et le judiciaire » de ce marché, laissant peu de place à leurs confrères. Autre risque : l’implantation de « coffres-forts juridiques » dans les entreprises. « Le cabinet installerait un avocat – probablement un jeune collaborateur, qui aurait peu d’expérience - dans un bureau au sein des entreprises, afin qu’il devienne le ‘gardien du temple’. L’entreprise y mettrait tout ce qui pourrait concerner les éléments à couvrir par le secret professionnel, que ce jeune avocat aurait par le fait de sa prestation de serment. »
Et le président de l’ACE craint que les jeunes collaborateurs ne soient mis en difficulté. « On raisonne, potentiellement, sur un avocat possédant un cabinet structuré, qui envoie éventuellement un jeune collaborateur pour être en cabinet secondaire dans l’entreprise, mais sans avoir la compétence qui correspond. Ce n’est pas adapté à la situation : on va les noyer. »

Dernière crainte, et non des moindres : placer l’avocat en situation de faiblesse et de dépendance face à l’entreprise cliente. Une conséquence presque ironique, quand on sait que la question de l’avocat en entreprise crée toujours de très vifs débats. « L’un des arguments sans arrêt soulevé sur l’avocat salarié en entreprise est qu’il n’aurait pas son indépendance, souligne Denis Raynal. Mais il aurait au moins une indépendance qui relèverait du droit du travail, avec un contrat qui gérerait les relations avec l’entreprise et qui le protègerait en cas de licenciement. Ici, l’avocat libéral, en plus un jeune, va être totalement dépendant financièrement d’une entreprise, en étant en plus dans ses locaux. »

… et qui ne répond pas aux besoins des entreprises.

Et du côté des entreprises ? Là encore, la mesure raterait sa cible. Les petites entreprises, sans juristes, n’auraient que peu d’intérêt à accueillir un avocat dans leurs locaux, surtout un jeune avocat. « Un avocat expérimenté ne va pas s’amuser à s’installer et être dépendant, y compris pour ses locaux, de l’entreprise en question. Quant au jeune avocat, l’entreprise va se dire qu’il est inexpérimenté, alors qu’elle a besoin d’être auprès de professionnels plus aguerris. »

Mais surtout, les bureaux secondaires éludent la principale préoccupation des entreprises, explique Denis Raynal : « Aujourd’hui, l’inquiétude des directions juridiques et des entreprises, des grandes entreprises en particulier, c’est cette difficulté qu’il y a dans la rupture de la chaine de confidentialité. Lorsque le directeur juridique travaille avec des avocats extérieurs et qu’il donne un avis à son chef d’entreprise, cet avis-là n’est pas confidentiel. »

La question de la confidentialité des juristes, toujours en suspens.

Le legal privilege était en effet le sujet d’étude du groupe de travail, mais a finalement été totalement ignoré par le CNB. Pourtant, « la question est urgente à régler, affirme le président de l’ACE. Elle est indispensable en terme d’économie et de compétitivité pour les entreprises françaises. » L’ACE avait proposé une solution alternative, « celle du juriste admis au barreau. Elle permettait d’inscrire ces juristes dans un volet B, de telle manière qu’il était quand même rattaché à nos barreaux, qu’il bénéficiait du secret professionnel, et qu’il était astreint à la confidentialité. »
Dans le cadre du projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dit Sapin 2, le Sénat n’a justement pas retenu un amendement proposant l’inscription des juristes au barreau, et en a rejeté un second qui traitait du legal privilege. La question crispe donc les institutions comme le législateur… laissant les juristes et les entreprises sans réponse.

Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice
Comentaires: