Village de la Justice www.village-justice.com

Inaptitude physique du salarié protégé : entre cause et « présomption de causalité »… Par Eric Vermot-Gauchy.
Parution : mardi 11 octobre 2016
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/Inaptitude-physique-salarie-protege-Entre-cause-presomption-causalite,23236.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Abstrats : Droit du travail – Salarié protégé – Inaptitude physique – Demande d’autorisation de licenciement – Office de l’administration – Présomption de causalité – Refus du licenciement.

Avis CE, 4ème - 5ème ch. réunies, 21 sept. 2016, req. n° 396887, Publié au recueil Lebon.

Le Conseil d’État précise l’office de l’inspecteur du travail saisi d’une demande d’autorisation de licenciement pour inaptitude physique d’un salarié protégé. Un nouvel outil juridique lui est donné.

L’apparition d’un statut protecteur remonte à l’ordonnance du 22 février 1945, instituant des comités d’entreprise [1]. Les deux juridictions supérieures qualifièrent tour à tour le statut légal de protection exceptionnelle et exorbitante du droit commun [2] et de protection exceptionnelle [3], exposant qu’il s’agissait là d’une règle d’ordre public [4] absolu qui ne souffre aucune dérogation conventionnelle [5].

Ce statut, institué dans l’intérêt de l’ensemble des travailleurs que le salarié représente, s’articule principalement autour de l’autorisation administrative préalable de licenciement. Dès lors que l’inspecteur du travail est saisi par l’employeur d’une telle demande, sa mission consiste à l’instruire à l’aune du droit du travail et du droit administratif. Son contrôle sera d’autant plus important que le salarié visé est « dépositaire d’une mission d’intérêt général » [6] et qu’à ce titre, la protection spéciale organisée à son profit trouve son fondement dans des exigences constitutionnelles [7]. Lorsque le licenciement de l’un de ces salariés est envisagé, il ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées par l’intéressé ou avec son appartenance syndicale. Cependant, lorsque le licenciement procède de l’inaptitude physique du salarié, l’office de l’inspecteur du travail est en principe limité au contrôle de la réalité de cette inaptitude (I). Il apparaissait donc nécessaire d’amplifier les prérogatives de l’administration dans les hypothèses où l’inaptitude est la conséquence directe des difficultés mises par l’employeur à l’exercice des fonctions représentatives du salarié protégé (II).

I/ - Un contrôle administratif limité à la réalité de l’inaptitude du salarié protégé

La question de l’étendue du contrôle administratif s’est posée dans le cas où la demande de licenciement est motivée par l’inaptitude physique du salarié. Par un arrêt du 20 novembre 2013, le Conseil d’État est venu préciser que si l’administration doit vérifier que l’inaptitude physique du salarié est réelle et justifie son licenciement, il ne lui appartient pas, dans l’exercice de ce contrôle, de rechercher la cause de cette inaptitude, y compris dans le cas où la faute invoquée résulte d’un harcèlement moral dont l’effet, selon les dispositions combinées des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 du Code du travail, serait la nullité de la rupture du contrat de travail.

Les Hauts magistrats ont fait une juste application du principe de séparation des pouvoirs tel qu’il résulte de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III. La Cour de cassation s’inscrit dans la même jurisprudence [8]. Il s’en infère que la décision de l’inspecteur du travail ne fait pas obstacle à ce que le salarié, s’il s’y estime fondé, fasse valoir devant le juge judiciaire les droits résultant de l’origine de l’inaptitude lorsqu’il l’attribue à un manquement de l’employeur. Le contrôle administratif étant ainsi jalonné et délimité, la cause (ou l’origine) de l’inaptitude du salarié protégé échappe en principe à l’examen de l’inspecteur du travail et, partant, ne relève pas non plus de la compétence du juge administratif.

Toutefois, contrôler la réalité de l’inaptitude en faisant abstraction de son origine peut dans certains cas relever d’une gageure, surtout quand l’inspecteur du travail doit vérifier que le licenciement envisagé n’est pas en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées par l’intéressé ou avec son appartenance syndicale .

II/ - Une « présomption de causalité », amplifiant les prérogatives de l’inspecteur du travail

Le Conseil d’État vient tout récemment d’apporter un éclairage pertinent sur la question de savoir si l’inspecteur du travail, saisi d’une demande d’autorisation de licenciement pour inaptitude physique d’un salarié protégé, doit refuser le licenciement comme étant en rapport avec les fonctions représentatives, lorsque l’inaptitude du salarié résulte d’une dégradation de son état de santé en lien direct avec les difficultés mises par son employeur à l’exercice de ces fonctions.

Tout d’abord, dans son avis du 21 septembre 2016, la Haute juridiction administrative rappelle une règle bien établie selon laquelle, lorsque le licenciement d’un salarié protégé est envisagé, il ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées par l’intéressé ou avec son appartenance syndicale. Ensuite, précisément quand la demande de licenciement est motivée par l’inaptitude du salarié, le Conseil d’État entérine sa jurisprudence en considérant qu’il appartient à l’inspecteur du travail et, le cas échéant, au ministre, de rechercher, sous le contrôle du juge, si cette inaptitude est telle qu’elle justifie le licenciement envisagé, compte tenu des caractéristiques de l’emploi exercé à la date à laquelle elle est constatée, de l’ensemble des règles applicables au contrat de travail de l’intéressé, des exigences propres à l’exécution normale du mandat dont il est investi et de la possibilité d’assurer son reclassement dans l’entreprise.

Tout en maintenant sa position de 2013 sur l’incompétence de l’administration relative à l’origine de l’inaptitude, le Conseil innove et l’articule avec l’obligation qui est faite en toutes circonstances à l’autorité administrative de faire obstacle à un licenciement en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées par un salarié ou avec son appartenance syndicale, y compris quand le salarié est atteint d’une inaptitude susceptible de justifier son licenciement.

Il est ainsi précisé que le fait que l’inaptitude du salarié résulte d’une dégradation de son état de santé, elle-même en lien direct avec des obstacles mis par l’employeur à l’exercice de ses fonctions représentatives est à cet égard de nature à révéler l’existence d’un tel rapport. C’est en quelque sorte une présomption de causalité qu’instaure le Conseil d’État. L’inspecteur du travail pourra tirer des faits qui lui sont soumis, l’existence d’un « lien » ou d’un « rapport » entre le licenciement envisagé et les fonctions représentatives du salarié.

Certes, la frontière devient ténue entre l’absence de recherche quant à l’origine de l’inaptitude et l’enquête contradictoire administrative au cours de laquelle l’inspecteur du travail pourra désormais révéler l’existence d’un « lien causal » ou d’un rapport entre le licenciement envisagé pour inaptitude physique et les fonctions représentatives du salarié, dès lors que cette inaptitude résulte d’une dégradation de son état de santé, elle-même en lien direct avec des obstacles mis par l’employeur à l’exercice de ses fonctions. Pour autant, la réponse de Conseil d’État mérite d’être saluée. En effet, sans porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs, elle facilitera la tâche de l’administration du travail qui, jusqu’à présent, devait se borner à autoriser le licenciement d’un salarié protégé déclaré inapte tout en s’abstenant de rechercher la cause de cette inaptitude.

Dorénavant, lorsque l’inspecteur constatera que l’inaptitude du salarié résulte d’une dégradation de son état de santé en lien direct avec les difficultés mises par son employeur à l’exercice de ces fonctions, il devra refuser le licenciement sollicité. La « présomption de causalité » instituée par le Conseil d’État aura pour effet d’éviter le télescopage habituel de deux actions judiciaires concomitantes, l’une devant le tribunal administratif, et l’autre, devant le conseil de prud’hommes. Si un recours administratif ou contentieux est exercé contre la décision administrative de refus, les relations contractuelles se poursuivront quand même, sans qu’il ne soit besoin, dans l’immédiat, de saisir le juge judiciaire.

Eric Vermot-Gauchy

[1Ordonnance n° 45-289 du 22 février 1945, instituant des comités d’entreprise (JO du 23 février 1945, p. 954).

[2« Attendu que les dispositions législatives (-) ont institué, au profit de tels salariés et dans l’intérêt de l’ensemble des travailleurs qu’ils représentent, une protection exceptionnelle et exorbitante du droit commun » : Cass. Ch. mixte, 21 juin 1974, n° 71-91.225, Bull. ch. mixte n° 3 ; Bull. crim. n° 236, arrêt « Perrier » ; D. 1974. 593, concl. Touffait ; Dr.Soc. 1974. 454 ; JCP 1974. II. 17801, concl. Touffait.

[3« Les salariés légalement investis de fonctions représentatives bénéficient, dans l’intérêt de l’ensemble des travailleurs qu’ils représentent, d’une protection exceptionnelle. » CE Ass., 5 mai 1976, Safer d’Auvergne, nos 98647 et 98820, Rec., p. 232, Concl. Dondoux, Droit social 1976, p. 346.

[4CE 17 oct. 1997, req., n° 162597, RJS 12/97, n° 1398.

[5Cass. Crim., 26 nov. 1996, n° 94-86.016, Bull. crim. 1996, n° 428 p. 1239 : « Les stipulations d’une convention collective ne sauraient faire obstacle à ces dispositions d’ordre public ».

[6F. Favennec-Héry, P-Y Verkindt, Droit du travail, 4ème éd., Paris : LGDJ Lextenso éditions, 2014. p.273.

[7Cass. soc., 20 fév. 2013, n° 12-40.095, Bull. 2013, V, n° 48.

[8Cass. soc., 15 avr. 2015, n° 13-21.306 et n° 13-22.469, FS-P+B.