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L’application du régime pénal de l’injure au droit du licenciement. Par Victor Daudet, Avocat.
Parution : lundi 7 novembre 2016
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Un arrêt rendu le 13 juillet 2016 (n° 15-16.213) par la Chambre sociale de la Cour de cassation permet de rappeler les traits particuliers du régime de l’injure en droit du licenciement et l’alignement de celui-ci sur le régime pénal de l’infraction d’injure.

Paroxysme de la mésentente pouvant exister entre eux, l’injure proférée par le salarié à l’encontre de son employeur semble caractériser l’existence d’une faute passible de la sanction disciplinaire la plus grave, à savoir le licenciement.

Il serait cependant erroné de déduire l’existence d’un lien automatique entre les deux événements. C’est ce que rappelle un arrêt du 13 juillet 2016 (n° 15-16.213) rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation.

En l’espèce, un journaliste, engagé en 2010 par un quotidien en qualité de reporter avec reprise de son ancienneté professionnelle à 1984, rédige régulièrement au sein du journal des billets sur un ton très polémique, en des termes non dépourvus de violence ou de trivialité.

Courant 2012, le quotidien change de direction. Le nouveau dirigeant, voulant insuffler à l’entreprise des orientations différentes, entend alors mettre fin à la publication de tels billets.

Sans que le journaliste ne s’y attende, il est convoqué dans le bureau du directeur qui lui fait part de vives critiques concernant l’un de ses derniers articles.

S’ensuit une discussion houleuse au terme de laquelle le salarié, sortant dans le couloir, injurie devant témoins son employeur dans les termes suivants : « pour qui il se prend ce connard ! », termes que, sur interrogation du dirigeant, il lui répète sur un ton agressif.

Après une mise à pied conservatoire, le journaliste reçoit la notification de son licenciement pour faute grave.

Débouté de l’ensemble de ses prétentions par le conseil de prud’hommes, le salarié obtient gain de cause devant la cour d’appel qui juge le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse.

La Cour de cassation rejette le pourvoi formé par l’employeur et approuve les juges du fond en ce qu’ils ont souverainement retenu que les faits d’insultes prononcés par le salarié, au regard du contexte dans lequel ils avaient été tenus et de l’ancienneté de leur auteur, n’étaient pas constitutifs d’une faute grave ni même d’une cause réelle et sérieuse de licenciement.

Cette décision permet utilement de rappeler les traits particuliers du régime de l’injure en droit du travail. On observe en effet que le juge prud’homal applique à l’injure prise comme faute commise par le salarié le régime de l’infraction d’injure en droit pénal, tant dans l’appréciation de la gravité de la faute (I) que dans l’existence de faits justificatifs pouvant lui ôter tout ou partie de cette gravité (II).

I – L’appréciation de la gravité de l’injure comme cause de licenciement

Le juge prud’homal suit dans son appréciation de la faute commise par le salarié la même échelle de gravité que celle applicable à la répression pénale de l’injure : l’injure est par principe une faute (A) dont la commission peut s’accompagner de circonstances aggravantes (B).

A – Le caractère fautif de l’injure

Si la liberté d’expression reconnue au salarié lui permet de tenir des propos parfois déplaisants pour son employeur sans pour autant risquer d’être sanctionné, l’injure traduit quant à elle un franchissement des limites tracées par le législateur.

L’injure, prohibée à titre général par les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, l’est bien évidemment dans les relations de travail en particulier.

Le principe est notamment rappelé par la Cour de cassation dans un arrêt du 4 novembre 2015 : « Mais attendu que si le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, d’une liberté d’expression, il ne peut en abuser en tenant des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs » (Soc., 4 nov. 2015, n° 14-19.140).

Dès lors, l’appréciation injurieuse émise par un salarié à l’égard de son supérieur hiérarchique « ne peut entrer dans l’exercice normal de la liberté d’expression du salarié » et justifie le licenciement de celui-ci (Soc., 28 avr. 1994, n° 92-43.917).

B – Les caractères aggravants de l’injure

Injure publique. Le droit pénal met en œuvre un régime différent selon que l’injure est non publique (contravention de première classe, 38 euros d’amende) ou publique (amende portée à 12.000 euros). De la même manière, la faute commise par le salarié sera appréciée plus sévèrement lorsque celui-ci aura entendu donner une publicité aux propos insultants tenus contre son employeur, que le public témoin de l’injure soit constitué d’autres salariés de l’entreprise (Soc., 2 juill. 1997, n° 94-43.976 ; Soc., 25 juin 2002, n° 00-44.001) ou de tiers à celle-ci (Soc., 26 avr. 2006, n° 04-44.538 ; Soc., 7 oct. 1997, n° 93-41.747).

Injure à connotation discriminatoire. On sait également que le droit pénal sanctionne plus sévèrement les injures à connotation raciste, sexiste, homophobe et plus largement discriminatoire (contravention de 4ème classe, 750 euros d’amende en cas d’injure non publique, sanction de 6 mois d’emprisonnement et 22.500 euros d’amende en cas d’injure publique).

Appliquant là encore ce caractère aggravant au droit du licenciement, le juge prud’homal n’hésite pas à retenir l’existence d’une faute grave en présence d’injures prononcées par le salarié lorsque celles-ci revêtent un caractère raciste (Soc., 27 juin 1996, n° 94-45.401), antisémite (Soc., 2 juin 2004, n° 03-45.269) ou discriminatoire à l’égard de collègues handicapés (Soc., 8 avr. 2009, n° 07-45.527).

II – Le caractère fautif de l’injure tempéré par plusieurs critères

Si l’injure est par principe une faute passible de sanction, la présence de certaines circonstances permet parfois de tempérer voire d’excuser la faute commise. On observe que sur ce point également, le juge prud’homal applique au droit du licenciement des critères spécifiques tirés du régime pénal de l’injure (A) qu’il combine aux critères classiques du droit du travail (B).

A – Les critères propres au droit pénal

Contexte. On rappellera que dans l’appréciation de la constitution de l’infraction d’injure, la jurisprudence criminelle prend notamment en compte le contexte dans lequel l’injure a été proférée. C’est ainsi qu’un contexte de polémique politique permet par exemple de légitimer, dans certaines limites, des attaques même vives commises par un candidat à une élection (Crim., 10 déc. 1985, n° 84-94.742 ; CEDH 22 avr. 2010, Haguenauer c/ France, req. n° 34050/05 ; v. Th. MASSIS, J.-Y. DUPEUX et F. BOURG, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Dalloz, juin 2013, n° 38 et s.).

De même, le salarié peut tenter de démontrer l’existence d’un contexte particulier afin d’excuser l’injure qu’il aurait pu proférer. C’est ainsi que la jurisprudence retient qu’un contexte de relations professionnelles viciées ayant abouti à un état d’exaspération et de fragilité psychologique du salarié excuse une agression verbale commise sur son employeur (Soc., 17 juin 2009, n° 08-41.663). Par cette appréciation, la jurisprudence cherche à éviter que l’employeur "obtienne" le licenciement fautif d’un salarié qu’il aurait lui-même placé dans une situation délétère afin de le pousser à la faute.

Provocation. Notion voisine, l’excuse de provocation, en droit pénal de l’injure, constitue quant à elle une véritable immunité permettant à son auteur d’échapper aux poursuites. La provocation, définie par la jurisprudence comme « tous faits accomplis volontairement dans le but d’irriter une personne et venant par suite expliquer et excuser les propos injurieux qui lui sont reprochés » (Crim., 17 janv. 1936, Gaz. Pal. 1936.1.320), peut constituer une excuse à partir du moment où l’auteur de l’injure est encore sous le coup de l’émotion suscitée par la provocation lorsqu’il commet l’infraction et que sa réponse demeure proportionnée à l’attaque subie.

Appliquant cette solution au droit du licenciement, la jurisprudence sociale retient que des insultes proférées par le salarié ne constituent pas une cause réelle et sérieuse de licenciement lorsqu’elles répondent au comportement notamment « agressif et blessant de l’employeur à son égard » (Soc., 6 mai 2009, n° 08-40.048).

B – Les critères propres au droit du travail

L’ancienneté et le passif disciplinaire. De manière classique, le juge prud’homal s’attache dans chaque cas à l’examen de l’ancienneté et du passif disciplinaire du salarié. C’est ainsi qu’une ancienneté de douze (Soc., 17 juin 2009, n° 08-41.663), quinze (Soc., 6 mai 1998, n° 96-41.163) ou vingt années (Soc., 27 février 2013, n° 11-27.474) sans passif disciplinaire constituera toujours une circonstance pouvant ôter au comportement injurieux du salarié tout ou partie de sa gravité.

Les usages du milieu professionnel. La Cour de cassation retient également que les propos familiers ou injurieux tenus par un salarié ne constituent pas nécessairement une faute lorsqu’ils s’inscrivent « dans un milieu professionnel où la familiarité et la plaisanterie facile étaient coutumières » (Soc., 8 oct. 1992, n° 91-43.526), ce qu’il reviendra à l’auteur des propos de démontrer.

En conclusion, le juge prud’homal, dans son pouvoir souverain d’appréciation des faits de l’espèce, procèdera à une combinaison des différents caractères aggravants et critères justificatifs précédemment énoncés pour juger du caractère fautif ou non de l’injure proférée par le salarié et de sa gravité éventuelle.

C’est ainsi qu’un contexte de vive tension opposant les représentants du personnel et la direction, combiné à une ancienneté de vingt ans et à un langage relativement rustre en usage dans le milieu professionnel, peut faire dégénérer en cause réelle et sérieuse un licenciement prononcé pour faute grave à l’encontre d’un salarié adoptant un comportement récurrent fait de termes grossiers et insultants à l’égard de son employeur (Soc., 27 févr. 2013, n° 11-27.474).

En revanche, une ancienneté de vingt années dans l’entreprise sans passif disciplinaire ne protègera pas le salarié qui profère de manière réitérée des injures à caractère discriminatoire à l’encontre de collègues handicapés (Soc., 8 avr. 2009, n° 07-45.527). De même, le salarié qui adopte une réaction disproportionnée avec l’éventuelle provocation qui l’a précédée, par exemple en injuriant son supérieur et en lui jetant des documents à la figure suite à une simple observation même désobligeante de celui-ci, encourt la rupture immédiate de son contrat de travail (Soc., 29 nov. 2000, n° 98-43.936).

L’appréciation en reviendra aux juges du fond et toutes les combinaisons seront théoriquement possibles. L’on peut ainsi imaginer que, comme en droit pénal, l’injure à connotation raciale commise par un salarié puisse être excusée par une provocation préalable de la victime (Crim., 13 avr. 1999, n° 98-81.625) !

Victor DAUDET Avocat au Barreau de Paris