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Le renforcement de la liberté d’expression au profit de l’avocat. Par Jonathan Elkaim, Avocat.
Parution : jeudi 19 janvier 2017
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« Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. »

Cette citation de Georges Orwell n’aura peut-être jamais connu meilleure application que dans l’arrêt rendu par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation rendue le 16 décembre 2016 (Assemblée Plénière du 16 décembre 2016 n°08.86-295).

On le sait, la liberté d’expression, principe fondamental gravé dans le marbre de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen à l’article 11 et de la Convention Européenne des Droits de l’Homme en son fameux article 10, ne connaît pas en France une application absolue.

Celle-ci est en effet limitée à l’atteinte qu’elle peut causer tant à la considération, qu’à l’honneur d’une personne et qui peut donner lieu à des actions en diffamation ou en injures.

De telles limites sont toutefois strictement encadrées par la loi du 29 juillet 1881, laquelle vise à faire co-exister la liberté d’expression et le droit accordé à tout à chacun de ne pas voir sa considération ou son honneur atteint par des propos diffamatoires ou injurieux.

A ce titre, l’article 41 alinéa 3 de la loi précitée vise à offrir une véritable liberté de ton aux auxiliaires de justice, lesquels bénéficient d’une véritable immunité à l’occasion des propos tenus lors des débats judiciaires :
« Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux. »

Cette liberté n’a toutefois vocation qu’à s’appliquer dans l’enceinte des tribunaux et ne peut donner lieu à une immunité totale puisqu’elle peut exposer - dans de rares cas - son auteur à des dommages et intérêts.

La formation solennelle de la Cour de cassation, dans l’arrêt commenté a toutefois fait prévaloir la liberté d’expression au profit de l’avocat en lui octroyant un véritable droit de critique en dehors des prétoires et au delà de la protection conférée par l’article 41 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881.

Retour sur cet épilogue jurisprudentiel.

1. Les faits

Maître Morice, représentait les intérêts de Madame Borrel, veuve du juge français, Bernard Borrel, retrouvé mort près de Djibouti dans des circonstances inconnues.

En 1997, une information judiciaire a été ouverte par deux juges d’instruction au terme de laquelle ces derniers rendirent une ordonnance refusant d’organiser une reconstitution des faits en présence des parties civiles.

A la suite d’un recours de Maître Morice initié le 21 juin 2000, la cour d’appel de Paris annula cette ordonnance et désigna un nouveau juge d’instruction.

Ce dernier rédigea le 1er août 2000, un procès-verbal consignant deux nouveaux faits :
- Une cassette vidéo réalisée à Djibouti au mois de mars 2000 lors d’un déplacement des précédents juges d’instruction accompagnés d’experts sur les lieux du décès du juge Borrel, laquelle ne figurait pas au dossier d’instruction qui avait été transmis ;
- Ladite cassette vidéo avait été transmise à sa demande par l’un des précédents juges d’instruction et accompagnée d’un mot rédigé par le procureur de la République de DJIBOUTI mettant en cause Madame Borrel et ses avocats en évoquant « une entreprise de manipulation ».

C’est dans ces circonstances que Maître Morice adressa le 6 septembre 2000 au Garde des Sceaux, une lettre visant à dénoncer les faits consignés par le juge d’instruction nouvellement désigné, lesquels relevaient selon lui « d’un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » des précédents magistrats.

Il sollicitait dans le même temps que soit ordonnée une enquête de l’inspection générale des services judiciaires « sur les nombreux dysfonctionnements (…) mis à jour dans le cadre de l’information (…) ».

Au lendemain de cet envoi, le journal « Le Monde » publiait un article indiquant que les avocats de Madame Borrel auraient « virulemment » mis en cause l’un des précédents juges d’instruction auprès du ministre de la Justice, tout en l’accusant d’adopter un comportement déloyal et impartial.

Cet article devait poursuivre en citant par ailleurs un mot « assez familier » adressé par le procureur de la République de Djibouti au juge d’instruction décrié pour dénoncer « l’étendue de la connivence existant entre le procureur et les magistrats français ».

L’article faisait en outre état de poursuites disciplinaires à l’encontre du magistrat critiqué devant le Conseil Supérieur de la Magistrature à raison d’une disparition de pièces dans un dossier.

De tels faits devaient naturellement déclencher les foudres des précédents juges d’instruction qui ne tardèrent pas à déposer une plainte au mois d’octobre 2000 pour diffamation publique envers un fonctionnaire à l’encontre du Directeur du journal « Le Monde », de l’auteur de l’article et de Maître Morice.

2. La procédure en droit interne

Par un arrêt en date du 16 juillet 2008, la cour d’appel de Rouen a jugé Maître Morice coupable de complicité du délit de diffamation envers un fonctionnaire publique.

Celui-ci a formé un pourvoi en cassation en excipant de l’exception de bonne foi permettant d’excuser le caractère diffamatoire des propos tenus.

La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 10 novembre 2009 a toutefois écarté un tel argumentaire, motif pris que « si toute personne a droit à la liberté d’expression et si le public a un intérêt légitime à recevoir des informations relatives aux procédures en matière pénale, ainsi qu’au fonctionnement de la justice, l’exercice de ces libertés comporte des devoirs et responsabilités et peut être soumis, comme dans le cas d’espèce, où les limites admissibles de la liberté d’expression dans la critique sont dépassées, à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation des droits d’autrui » (n°08-86.295).

3. La procédure devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme

C’est dans ces conditions que l’intéressé a saisi la Cour Européenne des Droits de l’Homme d’une requête fondée sur l’article 6§1 et 10 de la CEDH, estimant que :
- D’une part, son droit à un procès équitable avait été bafoué à raison de la présence d’un des juges incriminés dans la formation de jugement lors de l’audience s’étant tenue devant la Cour de cassation,
- D’autre part, la condamnation pénale dont il a été l’objet a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression.

Au terme d’un arrêt en date du 11 juillet 2013, la Cour de Strasbourg a conclu à la violation du principe relatif au droit à un procès équitable et non à la liberté d’expression de Maître Morice.

Déterminé toutefois à faire reconnaître cette seconde violation, ce dernier a sollicité le 3 octobre 2013 le renvoi de l’affaire devant la grande chambre conformément aux dispositions de l’article 43 de la CEDH.

Par un arrêt du 23 avril 2015, ladite formation de la Cour Européenne des Droits de l’Homme a alors jugé, s’agissant de la violation au droit à la liberté d’expression alléguée, que Maître Morice s’est exprimé par des jugements de valeur reposant « sur une base factuelle suffisante » et concernant un sujet d’intérêt général, à savoir le fonctionnement de la justice et le déroulement d’une affaire médiatique (CEDH, Morice c/ France, 23 avril 2015, n° 29369/10).

En outre, la Cour relevait que le contexte « qui doit toujours être dûment pris en compte dans les affaires portant sur l’article 10 » se caractérisait non seulement par le comportement des juges d’Instruction mais également par un historique très spécifique et son « important retentissement médiatique ».

C’est également au regard de ces circonstances que la Cour a également déduit l’absence d’animosité personnelle du requérant à l’égard des magistrats puisque ces propos s’inscrivaient « dans le cadre d’une démarche professionnelle » et que si ces derniers « faisaient montre d’une certaine hostilité, concernaient d’éventuels dysfonctionnements judiciaire, sur lesquels un avocat doit pouvoir attirer l’attention du public ».

4. Le réexamen de l’affaire par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation

L’Assemblée Plénière saisie d’une demande de réexamen avait donc la lourde tâche d’analyser les deux moyens formés par l’intéressé à savoir :
- D’une part, la question de l’immunité des écrits judiciaires prévus par les dispositions de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881, invoquée par le demandeur concernant les propos contenus dans sa lettre adressée au Garde des Sceaux (i)
- D’autre part, si la liberté d’expression pouvait prévaloir sur l’éventuelle atteinte à la considération des magistrats résultant des critiques portées à leur égard (ii)

(i). Sur la stricte délimitation du périmètre de l’article 41 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881

La formation plénière rappelle tout d’abord que l’article 41 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881, ne protège pas « les écrits faisant l’objet, en dehors des juridictions, d’une publication étrangère aux débats » de sorte que tout document qui n’aurait pas été produit devant les tribunaux ne saurait donner lieu à une telle protection.

Ce faisant, la Haute juridiction rappelle que l’alinéa précité s’apprécie de manière stricte et que la lettre adressée au Garde des Sceaux « ne constitue pas un acte de saisine du Conseil Supérieur de la Magistrature » et qu’elle a de surcroît « été rendue publique par la reproduction partielle de son contenu dans le journal Le Monde ».

(ii). Sur la prévalence de la liberté d’expression

La Cour casse l’arrêt d’appel prononcé en 2008 au motif que « les propos litigieux qui portaient sur un sujet d’intérêt général relatif au traitement judiciaire d’une affaire criminelle ayant eu un retentissement national et reposaient sur une base factuelle suffisante ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression d’un avocat dans la critique et le jugement de valeur portés sur l’action des magistrats ».

Ce faisant, l’Assemblée Plénière confirme l’analyse livrée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans son arrêt du 23 avril 2015, en recherchant dans les propos tenus, la preuve de la bonne foi de l’auteur, permettant d’excuser la diffamation dès lors que – traditionnellement - quatre conditions sont réunies :
- La légitimité du but poursuivi ;
- Une base factuelle suffisante ;
- L’absence d’animosité personnelle ;
- La modération dans le ton.

Or, la particularité de cette décision réside dans le fait que la Haute juridiction a semble-t-il écarté l’application du quatrième critère de cette exception pour affirmer la bonne foi du requérant ainsi que la prévalence de la liberté d’expression.

Ainsi, Maître Morice, en sa qualité d’avocat pouvait formuler des critiques « acerbes » à l’égard des juges d’instruction - en soutenant même que ces derniers menaient une instruction à décharge ! – dès lors que ces propos étaient justifiés par des éléments sérieux et qu’ils visaient un but légitime, celui de l’information au public.

Ce faisant, l’Assemblée Plénière applique la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme visant à promouvoir la liberté d’expression de l’Avocat en dehors des prétoires, en l’étendant désormais même à la critique des magistrats dès lors que les propos tenus sont justifiés par les conditions précitées.

Il convient de relever que la Cour de Strasbourg avait déjà fait largement prévaloir la liberté d’expression d’un avocat – ou d’anciens avocats – à l’encontre de magistrats dès lors que leurs propos « donnaient des informations intéressant l’opinion publique sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire » (CEDH, 1ère section, 11 février 2010, Alfatakis c/ Grèce, n°49330/07), allant même dans certains cas justifier des propos visant à « critiqu(er) la stratégie choisie par un Procureur pour mener l’accusation » (CEDH, 15 juillet 2010, Dumas c/ France, §50, n°34875/07).

L’Assemblée Plénière consacre ainsi en droit interne la possibilité pour l’avocat de porter sa voix au delà de l’enceinte des tribunaux, sans pour autant lui garantir une immunité, puisque ses propos doivent toutefois répondre aux exigences de la légitimité du but poursuivi, d’une base factuelle suffisante et être dépourvus de toute animosité personnelle.

Même si l’on peut y voir un renforcement de la liberté d’expression, il convient toutefois de faire preuve de prudence dans la mesure où la prévalence d’une liberté sur une autre fait souvent l’objet d’une casuistique.

Gageons toutefois que les juridictions étudieront avec attention cette jurisprudence que la formation la plus solennelle de la Cour de cassation a tenu à appliquer.

Jonathan ELKAIM - Avocat au Barreau de Paris
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