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Clients-mystères : la jurisprudence Optical Center. Par Vincent Baille, Chercheur en droit.
Parution : jeudi 2 mars 2017
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Optical Center est un réseau d’opticiens partiellement franchisés (la 5ème enseigne d’optique de France en nombre de magasins) très présent sur le terrain judiciaire. Aux prises avec plusieurs de ses concurrents locaux ou nationaux, grandes enseignes ou magasins indépendants, les actions d’Optical Center ont été récemment l’occasion d’une clarification discrète par la Cour de cassation sur les usages des « clients-mystère ». En l’espèce, la Cour de cassation produit une jurisprudence [1] qui tranche avec les usages communément admis jusqu’ici.

L’usage de clients mystères est une pratique courante dans les secteurs intensifs en transactions B2C : services à la personne, santé, commerces de détails, restaurations… Le but des clients mystères est, le plus souvent, de fournir aux consommateurs des informations, objectives et neutres, sur les pratiques d’une enseigne ou d’un commerçant, sur la qualité des produits, ou les caractéristiques de la relation-client. Pour l’ensemble des commerces et des marques concernées, il s’agit d’une pratique plutôt vertueuse : avec la certitude qu’une épée de Damoclès plane en permanence au-dessus du « capital réputation », l’immense majorité des marques et magasins fait tout pour améliorer la qualité de services ou garantir celle des produits. Pour le consommateur et citoyen, une telle pratique ne présente que des avantages : mieux informé et plus respecté, le client gagne en passant un moyen de pression sur les enseignes. Les clients-mystères, très utilisés notamment par les associations de consommateurs, font ainsi office de contre-pouvoir.

Mais l’usage des client-mystères intervient aussi dans certains cas très spécifiques : lorsqu’il s’agit de prouver, en amont d’une action judiciaire, que les pratiques d’un concurrent, d’un fournisseur ou d’un distributeur sont de nature à fausser la concurrence ou à porter atteinte aux intérêts de la marque, de l’enseigne ou du commerce. Sur des marchés très concurrentiels, il n’est en effet pas rare que certaines vérifications s’imposent auprès de concurrents pas toujours très respectueux des règles déontologiques propres à chaque profession.

C’est tout l’objet du contentieux commercial entre Optical Center et deux opticiens indépendants, soupçonnés de procéder à des optimisations de facture auprès de leurs clients. Optical Center a, à l’époque, mandaté des clients-mystères et produit des attestations prouvant la réalité des pratiques incriminées. Pour autant, là comme ailleurs, certaines règles sont de mise, et tout n’est pas recevable devant un tribunal de commerce, comme vient de le découvrir à ses dépens l’enseigne Optical Center. L’arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation mérite à ce titre un éclairage particulier.

En effet, jusqu’à présent, les règles entourant l’usage de clients-mystères, accompagnés ou non d’huissiers, demeuraient relativement souples : la plupart des jurisprudences portant sur des litiges du même ordre tendaient à reconnaitre la validité du procédé et des preuves, en dépit, bien souvent, de certaines irrégularités de méthode constatées. La constitution de l’élément de preuve n’étant pas du ressort d’une autorité judiciaire, on peut supposer qu’il n’était pas question de reconnaitre l’équivalent d’un vice de procédure, dans le cas d’un client-mystère outrepassant quelque peu ses prérogatives ou d’un huissier trop zélé. En ce sens, l’action des clients-mystères était jugées comparables à celles des détectives privés : l’élément de preuve est considéré comme bien plus important que les moyens pour l’obtenir. Or, compte tenu de la possibilité de recours à des méthodes ou moyens illégaux, il est finalement apparu nécessaire de fixer des limites légales à l’exercice. Et c’est précisément ce dont vient de faire les frais Optical Center.

En effet, le 6 décembre 2016, la Chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, a rendu un arrêt cassant celui de la cour d’appel de Metz, au nom du « principe de loyauté dans l’administration de la preuve ». La cour d’appel de Metz avait jugé recevables les attestations de clients-mystères fournies par Optical Center (attestations obtenues via la société Qualivox, elle-même mandataire des dits clients-mystères).

Compte tenu des irrégularités avérées dans les procédés utilisés, notamment de la part des huissiers (intervenus aux côtés des clients-mystères sans faire état de leur qualité d’officier ministériel), la Chambre commerciale a cassé la décision de la cour d’appel de Paris. C’est précisément le caractère déloyal du comportement d’Optical Center qui a motivé la cassation. Si le procédé des clients-mystères n’est pas mis en cause, pas plus que le recours à des huissiers pour attester de l’authenticité des attestations ainsi produites, il y eu violation des règles applicables en matière d’intervention des huissiers : en tant qu’officier public et ministériel, l’huissier intervient dans un cadre strict et réglementé, et est tenu de décliner son identité dans le cadre de son action.

Les libertés prises avec ce cadre d’action ont motivé la décision de la Cour de cassation, au regard du principe de loyauté dans l’administration de la preuve. Cet arrêt définit ainsi le premier équivalent d’un « vice de procédure » en matière de clients-mystères. Gageons que cette jurisprudence ne manquera pas d’être ressortie à l’avenir dans bien des litiges commerciaux impliquant des clients-mystères. Il s’agit aussi d’un avertissement discret à l’attention des huissiers sur la rigueur à observer dans leurs interventions.

Il semblerait donc que l’alignement des astres judiciaires ne soit pas en faveur d’Optical Center en ce moment : la société de monsieur Laurent Lévy finit en effet l’année 2016 sur un certain nombre de décisions défavorables. Le 24 mai 2016, dans le contexte d’un litige opposant Optical Center à « Optical Centre » (ce dernier étant accusé de concurrence déloyale en raison de la proximité des noms commerciaux), la cour d’appel de Paris a statué que le nom commercial « Optical Center » n’est pas suffisamment distinctif [2]. Il ne peut donc pas faire l’objet d’une protection. Le 13 décembre 2016, Optical Center est à nouveau jugée coupable par la cour d’appel de Paris de « pratiques commerciales trompeuses ». Sur la question d’une offre proposée par Optical Center, la cour d’appel a cette fois condamné Optical Center à cesser sa pratique « consistant par le biais de campagnes de rabais promotionnels à attirer les consommateurs en leur faisant croire que ces rabais leur offrent un avantage tarifaire alors qu’ils sont proposés ou appliqués aux consommateurs toute l’année » [3]. Dans les deux cas, Optical Center a annoncé se pourvoir en cassation. A noter que M. Laurent Lévy n’est pas forcément exempt de tout grief : il a lui-même été condamné quatre fois pour « pratiques commerciales trompeuses » à titre personnel [4].

Le feuilleton judiciaire impliquant Optical Center se poursuit donc, et d’autres jurisprudences, en matière de droit de la concurrence ou de droit de la consommation, risquent de sortir dans les prochains mois.

Vincent Baille, chercheur en droit des affaires.

[4Lien vers l’article.