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Innovation technologique et propriété intellectuelle. Par François Campagnola, Juriste.
Parution : mercredi 28 juin 2017
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Ne pouvant se satisfaire de l’étanchéité des catégories juridiques et des institutions qui le sous-tendent, le droit de l’innovation technologique a vocation à insérer son examen des normes dans celui des mutations qui affectent le développement technologique des sociétés industrielles et post-industrielles actuelles. L’économie de marché étant ce qu’elle est, il s’agit également d’évaluer les instruments juridiques de l’innovation technologique au tamis de leurs performances économiques du moment.

Dans ce cadre, le droit de la propriété intellectuelle présente une physionomie particulière. Longtemps dominée par des impératifs de la production littéraire et artistique, il a eu tendance à cantonner le droit de la propriété industrielle dans le registre de la technique. Il se trouve en cela conforté par le caractère très largement technique du domaine de l’innovation technologique.
Il en néglige donc souvent le dimensionnement économique des critères et des modalités de la création technologique alors qu’ils décident de la pertinence des institutions juridiques en place. Ce sont notamment les marchés qui, au final, tranchent la compétition qui se joue entre les différents moyens juridiques de l’innovation technologique tout comme entre les droits nationaux de la propriété intellectuelle qui en sont à la source. Aussi, convient-il d’y être particulièrement vigilant.

I) Les manifestations de l’ouverture au marché du droit de la propriété intellectuelle.

Malgré les adaptations positives qui ont marqué ses développements récents, le droit de la propriété intellectuelle reste pour partie prisonnier de ses principes fondateurs. En France, ceci tient largement à sa summa divisio. Celle-ci puise en effet ses racines davantage dans les critères régaliens du fonctionnement de l’État que dans le besoin de cohérence des catégories juridiques elles-mêmes. Malgré le renforcement de la pression des enjeux économiques sur la matière, il en résulte encore une distance du droit de la propriété intellectuelle avec les règles du marché qui est génératrice de distorsions entre esprit de la loi et la pratique juridique des acteurs.

1) Propriété intellectuelle et droits des marchés.

En vue d’une adaptation à l’évolution des besoins juridiques en question et sous la pression du développement du droit européen, le droit de la propriété intellectuelle a évolué au cours des 20 dernières années et ne se réduit plus, notamment, à être un simple droit de la propriété clos sur lui-même. Il s’est développé dans sa substance et tend également à s’ouvrir aux impératifs des autres branches du droit et tout particulièrement au droit de la concurrence. Cela se traduit par l’expansion d’une liability approach ou approche de responsabilité au détriment de la classique property aproach ou approche de propriété.

Deux phénomènes illustrent cette tendance. D’une part, en droit de la propriété littéraire et artistique, le développement des accès libres à l’information est aujourd’hui régi par l’article L. 122-5, al 3 a) du Code de la propriété intellectuelle pour ce qui est du domaine des citations et par l’article L. 613-5 a) du même code concernant les usages exclusivement privés. Surtout, dans un certain nombre de situations préjudiciables à la circulation de l’innovation technologique, le titulaire de droits de propriété industrielle ne peut plus forcément aujourd’hui empêcher un tiers d’accéder à un bien protégé. Dans un cadre bien délimité, un jugement peut en effet venir imposer au titulaire de droits une licence obligatoire moyennant rémunération.

Cette tendance à l’ouverture du droit de la propriété intellectuelle n’est toutefois pas sans obstacle ni lacune. Le premier de ces obstacles résida dans la volonté de réformer à droit constant. La construction du Code de la propriété intellectuelle fut effectivement longtemps présentée comme une opération neutre du point de vue du fond du droit. Il fut notamment considéré, dans les années 1990, que les réformes s’inséraient dans une vaste entreprise de codification du droit français dont le but principal était simplement d’ordonner la matière pour en faciliter l’accessibilité, la lisibilité et l’intelligibilité pour le citoyen.

Or, tout opération de codification juridique produit nécessairement une évolution de la substance même du droit qu’elle appréhende. Il en est ainsi notamment lorsqu’elle fait le choix des textes à codifier et à exclure ou lorsqu’elle fusionne deux dispositifs législatifs. Il en est également ainsi quand l’œuvre de codification fait suite à une inflation législative marquée. Enfin, penser pouvoir légiférer uniquement à droit constant peut s’avérer préjudiciable lorsque cela brouille l’objectif de la nécessaire adaptation du droit aux besoins.

Le second obstacle réside dans l’économie qui, dans le code français de la propriété intellectuelle, est faite d’une définition générique de la notion même de propriété intellectuelle. De ce point de vue, l’absence de disposition commune a notamment montré ses limites lorsqu’il s’est notamment agi en 2007 d’étoffer le domaine de la contrefaçon et d’insérer dans le code des dispositions sur les bases de données. Pour une part, cette situation est le produit d’une summa divisio du code critiquable tant dans sa genèse que dans ses fondements. Le code français de la propriété intellectuelle oppose en effet, de façon quasi hermétique, les domaines de la propriété littéraire et artistique, d’une part, et de la propriété industrielle, d’autre part.

Concernant sa genèse, cette dichotomie procède d’une volonté initiale d’assurer au droit français de la propriété intellectuelle un pilotage ministériel bicéphale des Ministères de la culture et de l’industrie. En pratique, il en résulta notamment un éclatement des régimes procéduraux et une moindre ouverture de la matière aux besoins du commerce intellectuel. Enfin, c’est un truisme que de dire que cette summa divisio ne fit pas l’unanimité. Une partie de la doctrine proposa notamment une autre summa divisio opposant les domaines de la création (droits d’auteur, droit voisins, droit des dessins et modèles, droit des brevets et droit des obtentions végétales) et des signes distinctifs (marques, indications d’origine, nom commercial et nom de domaine). D’autres propositions et perspectives existent également en la matière.

Pour pouvoir s’adapter à l’évolution des besoins, le droit de la propriété intellectuelle est donc tenu de prendre en compte les réalités du marché de la création intellectuelle dans ses multiples dimensions. Dans certains cas, il est amené à opposer titulaires de droits et utilisateurs finaux comme c’est le cas en matière de diffusion musicale ou de commerce de détail en ligne. Dans d’autres cas, il prend en compte les oppositions entre concurrents lorsque, par exemple, le titulaire d’un droit de brevet refuse de concéder sa licence pour conserver ou étendre sa position d’exclusivité sur le marché. Dans le prolongement, le droit de la propriété intellectuelle régit les cas dans lesquels des titulaires de droits s’entendent au détriment des tiers notamment par des distorsions de concurrence.

Ce besoin d’adaptation est enfin d’autant plus légitime que le droit de propriété intellectuelle est devenu un élément à part entière des stratégies commerciales et concurrentielles des entreprises pour la conquête et la conservation des marchés. Il peut ainsi être utilisé en vue de nuire à un concurrent, de dominer une activité économique ou d’entraver un marché. Il en résulte de nouvelles formes de concurrence par l’exercice des droits de la propriété intellectuelle et l’action en contrefaçon comme c’est le cas avec les patent trolls ou les ambuschs trolls. Ces nouvelles formes viennent alors compléter les concurrences classiques par les prix et la qualité affichée des produits.

2) La prégnance des considérations d’intérêt public en droit de la propriété intellectuelle.

Le droit de la propriété intellectuelle est une branche du droit privé qui est par ailleurs peu appréhendé sous l’angle de l’intérêt public. Pourtant, les différents régimes de propriété intellectuelle existants reflètent très largement des orientations définies par le législateur à l’aune des conceptions qu’il se fait de l’intérêt général et de l’arbitrage entre acteurs et intérêts divergents. De ce point de vue, le seuil de créativité requis en vue de la reconnaissance d’un droit de propriété est effectivement un élément constitutif fondamental du droit de la propriété intellectuelle.

Ce seuil s’apprécie au moyen d’une évaluation de l’effort de créativité visant à répondre à la question fondamentale de savoir de quoi est fait l’intérêt intellectuel à protéger. Au plan technique, ce seuil d’appropriation doit être suffisamment précis pour être, respectivement, identifié, caractérisé et certain. Il ne doit pas non plus être trop élevé pour prendre en compte les petites créations qui sont à la base du développement de l’activité intellectuelle. A cet égard, le soutien à l’innovation passe en effet par l’espoir donné d’une reconnaissance juridique de l’acte de création.

Sur le fond, l’institution de la propriété intellectuelle pose la question de l’équilibre à réaliser entre deux perspectives. La première perspective réside dans l’objectif de permettre la constitution de droits privatifs à caractère intellectuel négociables sur le marché. Elle s’intéresse donc notamment à la question de la fluidité du marché de la connaissance et de l’innovation. Elle doit en même temps chercher à minimiser des pertes sociales résultant de l’attribution d’un monopole temporaire lorsque le patrimoine intellectuel est envisagé d’un point de vue collectif.

Cette première perspective s’oppose parfois au double intérêt général que sont l’incitation à la création intellectuelle et scientifique et le respect des impératifs d’intérêt public correspondants. Dans le premier cas, il est souvent souligné que la propriété intellectuelle n’est pas une fin en soi mais bien, aujourd’hui, un instrument de promotion de la créativité, de l’innovation et de la diffusion des savoirs. Ceci étant, l’équilibre recherché dépend très largement du contexte technologique et économique dans lequel l’acte créateur vient s’insérer. Aussi, le droit de l’innovation technologique se doit-il d’intégrer également le point de vue des perspectives futures du développement technologique.

En pratique, plusieurs dispositions du code de la propriété intellectuelle reconnaît à l’Etat, en matière de droit des brevets, le pouvoir d’exproprier un breveté ou d’attribuer autoritairement une licence. Parallèlement, les articles L. 612-8 et R. 612-26 à R. 612-32 donnent aux services du ministère de la Défense le pouvoir d’effectuer un examen préalable des demandes de brevet déposées à l’INPI (Institut national de la propriété industrielle) en vue de conserver secrètes celles qui présentent un intérêt pour la défense nationale. En matière de droit d’auteur, deux exceptions au droit de reproduction découlent de la prise en compte d’impératifs de service public. Il s’agit, d’une part, de l’exception au profit de la reproduction à des fins de préservation du patrimoine culturel et historique de l’article L. 122-5, 8°. Il s’agit, d’autre part, de l’exception relative à la diffusion des discours officiels ou politiques de l’article L. 122-5, 3°.

Enfin, la propriété intellectuelle n’est pas uniquement une politique publique dans ses objectifs, elle l’est également et peut-être surtout dans ses moyens. En amont, le droit de la propriété industrielle procède, à la différence des autres droits intellectuels, d’une autorité administrative ayant reçu l’habilitation législative. L’INPI qui en a la charge est un établissement public placé sous la tutelle du ministère de l’Industrie. Sa mission est d’analyser, d’accepter ou de rejeter les requêtes des déposants de marques, de brevets, de dessins ou modèles et de topographies de semi-conducteur. Elle est également de fixer une temporalité aux titres de propriété.

En la matière, l’article L. 411-4 du Code de la propriété intellectuelle donne pleine compétence au Directeur général de l’INPI en précisant bien que « dans l’exercice de cette compétence, il n’est pas soumis à l’autorité de tutelle ». On retrouve par ailleurs les mêmes types d’instruments dans d’autres domaines de la propriété industrielle comme avec le Comité de la protection des obtentions végétales de l’article L. 412-1 Code de la propriété intellectuelle placé sous la tutelle du ministère de l’Agriculture. A l’aval, l’implication de la puissance publique s’apprécie également dans les moyens mis en œuvre pour lutter contre la contrefaçon des droits de propriété intellectuelle. En matière de répression, l’action civile qui domine la matière du droit des brevets se double ainsi d’une action publique pour infraction devant le tribunal correctionnel.

II) Les grands points d’équilibre dégagés par le droit de la propriété intellectuelle en matière d’innovation technologique.

En tant que discipline juridique régissant le domaine des créations de l’esprit, le droit de la propriété intellectuelle se trouve aux prises avec le statut de la création en économie de marché dont les contours sont particulièrement évolutifs à l’heure actuelle. La question se pose en matière de création littéraire et artistique. Elle se pose assurément également en matière d’innovation technologique. Il en est ainsi en raison de la puissance de l’assise intellectuelle qui fonde les processus d’innovation technologique. Il en est également ainsi par le besoin juridique qu’elle a de s’alimenter auprès des mécanismes du marché pour permettre à ses standards de répondre au mieux aux besoins juridiques de ses acteurs.

1) Le droit de la propriété intellectuelle aux prises avec l’innovation technologique.

Nombreuses sont les interrogations concernant le degré d’ouverture du droit de la propriété intellectuelle et sa capacité à promouvoir les droits de l’innovation. Sa fonction initiale consiste en effet à créer de la rareté par le monopole qu’il confère aux titulaires de droits. De ce point de vue, se pose donc la question de l’efficience du droit de propriété intellectuelle en matière d’innovation technologique. Du point de vue de l’intérêt collectif, se pose également la question de l’optimisation de la gestion des ressources en innovation technologique par l’optimisation des droits à l’exploitation, des mécanismes d’incitation et du coût des transactions. A cet égard, depuis le XVIIIème siècle, une des préoccupations des économistes libéraux vise, par exemple, à limiter les surcoûts sociaux de l’innovation engendrés par l’exclusivité.

Dans ce contexte, le brevet d’invention comporte quatre éléments constitutifs discriminants. Il s’agit de sa largeur qui est l’usage que peut en faire le détenteur à l’égard de ses concurrents, de sa profondeur qui recouvre principal et accessoire, de sa durée qui varie selon les systèmes et les domaines et, pour finir, de son espace de développement qui est aujourd’hui celui de son immersion dans le monde globalisé. En matière de durée, la période du monopole d’exploitation est celle de l’exclusion des tiers au droit de propriété intellectuelle. La question se pose donc de son efficience économique. En droit des brevets, il y a convergence relative des différents systèmes juridique sur un point d’équilibre fixé à 20 ans alors qu’il est souvent de 50 ou 60 ans en matière de droit d’auteur.

Pour ce faire, il existe également des mécanismes d’autorégulation du droit de la propriété intellectuelle en soutien à l’innovation. Bien que peu usité dans la pratique judiciaire, le mécanisme de la licence obligatoire est un dispositif juridique particulièrement bien adapté à la situation où une protection par le droit des brevets heurte un intérêt général. Outre les appréhensions concernant la matière, sa mise en œuvre se heurte néanmoins, dans certains pays, au fait que la définition des conditions de son octroi doit être complétée par des dispositions procédurales connexes qui font parfois défaut. Enfin, la fixation des redevances adéquates par les juridictions est un exercice délicat qui nécessite probablement des évaluations subtiles. De ce point de vue, la rémunération doit notamment être conforme aux usages du marché.

En matière d’efficience, il n’est tout d’abord pas sûr que l’existence de la licence obligatoire ait pour effet de limiter l’incitation des entreprises à innover et à investir dans la R&D. Du point de vue du droit de la concurrence, loin de l’entraver, la licence obligatoire vise en effet à optimiser les mécanismes du marché de l’innovation. Au regard de la longueur des temps procéduraux, ce dispositif peut néanmoins avoir un effet contre-cycle lorsque les cycles d’innovation technologiques sont très courts comme c’est souvent le cas aujourd’hui. A cela vient s’ajouter, en l’absence de mécanismes internationaux et régionaux performants, la nécessité d’engager autant de procédures qu’il y a d’États sur le marché de l’innovation en question.

Dans le prolongement, se pose, en droit de la propriété industrielle, la question de l’optimisation recherchée du poids de la technologie dans les économies. Cette question se pose tout particulièrement aujourd’hui avec le développement des mises en réseaux qui bouleversent fondamentalement les économies contemporaines. En la matière, l’économie de réseaux est en effet marquée par la fonction essentielle qu’y joue la technologie. Les réseaux n’existent en effet pas sans un très large éventail d’outils technologiques permettant la transmission, la diffusion et le stockage des données. La question se pose enfin également du régime de la neutralité numérique en droit de la propriété intellectuelle. Il s’agit en effet d’une question de fond qui, sur le fond, vise à déterminer s’il y a lieu ou non d’adapter la norme à son objet technologique.

Du principe de neutralité peut en effet résulter une meilleure adaptation de la norme aux contraintes techniques de son objet. Mais il peut également en résulter un émiettement des droits applicables en fonction de ces mêmes objets. En pratique, la tendance des tribunaux penche aujourd’hui vers la reconnaissance d’une certaine neutralité technologique. Dans un arrêt du 12 juillet 2012, la Cour suprême du Canada a, par exemple, admit l’absence de différence juridique entre l’acquisition de l’exemplaire physique d’une œuvre et le téléchargement de cette même œuvre sur internet. Dans le même esprit, la CJUE a, dans une décision du 3 juillet 2012, constaté la même fonctionnalité juridique entre les ventes de programmes d’ordinateur respectivement sur CD-Rom et sur internet. Elle en a dégagé le principe selon lequel la transmission en ligne d’un logiciel est « l’équivalent fonctionnel de la remise d’un support matériel ».

2) Les dimensionnements intellectuels de l’innovation technologique.

Deux instruments juridiques principaux permettent d’ajuster le point d’équilibre entre privatisation des droits et droits des marchés au plus près de l’effet d’optimisation recherché. Il s’agit des critères d’assise concurrentielle de l’innovation et de durée de réservation des droits. Au-delà du périmètre du brevet fixé par son descriptif, l’assise concurrentielle de l’innovation est la mesure de l’usage qui en est faite par son détenteur vis-à-vis de ses concurrents. Elle correspond à la liste des revendications du demandeur de brevet. Celles-ci ont pour but de définir la portée juridique d’un brevet et, donc, de délimiter le monopole d’exploitation de son titulaire. En fournissant une définition précise de l’invention, les revendications servent de références aux concurrents, au public ainsi qu’aux tribunaux pour déterminer la portée juridique d’un brevet et l’étendue du monopole d’exploitation accordé par celui-ci.

Du point de vue juridique, seul ce qui est revendiqué dans un brevet est protégé. Ce qui est simplement décrit mais non revendiqué n’est donc pas protégé et reste disponible aux tiers. En pratique, chaque revendication doit contenir suffisamment d’informations pour préciser clairement ce qui a été inventé. Pour être valide, une revendication doit enfin être « complète » et « opérante ». Dans ce cadre, les revendications se présentent sous la forme de paragraphes numérotés figurant à la fin de la description du brevet. On y distingue les revendications dites « indépendantes » qui ne sont rattachées à aucune autre et les revendications dites « dépendantes ». Celles-ci sont rattachées à, au moins, une revendication précédente en se référant à celle-ci par son numéro à laquelle elle apporte des éléments optionnels ou préférentiels. Chaque revendication doit enfin se présenter sous la forme d’une seule et unique phrase, ce qui est contraignant lorsque l’invention est compliquée et nécessite de nombreuses spécifications.

Pour être valide, une revendication doit définir l’invention de façon suffisamment précise et restrictive afin qu’elle puisse être distinguée des techniques antérieures et répondre aux exigences de nouveauté et d’originalité requises pour être brevetable. En pratique, elle doit être suffisamment étroite pour permettre de distinguer l’invention de l’état de l’art antérieur. Dans le même temps, elle doit être suffisamment large pour couvrir des équivalents techniques et les variantes de réalisation. Il s’agit là, en effet, de couvrir l’invention non seulement contre les copies à l’identique mais aussi contre les imitations. Tout est alors question d’équilibre.

La manière habituelle de régler cette question est de rédiger un jeu de revendications comprenant, d’une part, une ou plusieurs revendications indépendantes très larges, qui définissent l’invention en termes généraux avec le minimum d’éléments essentiels pour qu’elle reste fonctionnelle et, d’autre part, une pluralité de revendications plus étroites qui définissent l’invention plus en détail. A cet égard, plus la protection demandée est restreinte et moins il y a de risque d’empiéter sur le territoire des autres innovations de même nature. Dans ce cadre, si pendant l’examen d’une demande de brevet ou pendant un procès en contrefaçon, les revendications larges sont acceptées et/ou confirmées, la protection offerte au titulaire du brevet sera extrêmement large. A l’inverse, si la ou les revendications larges sont refusées ou annulées, le breveté peut se rattraper en s’appuyant sur les revendications plus étroites de la demande de brevet.

L’ensemble des revendications d’un même brevet doit enfin viser un seul et même concept inventif. Ceci n’empêche pas un brevet de comporter plusieurs revendications indépendantes couvrant divers aspects d’une même invention. Il n’est toutefois pas permis de revendiquer deux concepts inventifs différents dans une même demande de brevet. Une revendication n’est en effet acceptable que si les éléments structurants ou les étapes procédurales revendiqués y coopèrent pour produire un résultat unique. Dans ce cas, on a affaire à une combinaison effectivement brevetable. Si, par contre, les parties constituantes de l’invention revendiquées ne coopèrent pas pour produire un résultat unique, il y a simple juxtaposition d’éléments non brevetable.

A partir du domaine des revendications, le concept économique de largeur du brevet traduit le pouvoir qu’il lui confère sur le marché de produit, c’est-à-dire l’usage que peut en faire le titulaire de droits vis-à-vis de ses concurrents. En pratique, la largeur du brevet est, pour une grande part, la mesure du coût de R&D nécessaire aux concurrents pour imiter la technologie en question ou pour y substituer une autre technologie sans enfreindre le brevet. Aussi, plus un brevet est large et plus il oblige à augmenter les coûts d’imitation ou de substitution. Dans ce cas, le brevet ne confère plus à l’innovateur un simple monopole de marché, il définit à quelles conditions le détenteur du brevet peut partager le marché couvert par l’innovation.

Cette dernière approche se trouve enfin consolidée par la capacité qu’a le détenteur de brevet d’accorder des licences d’exploitation du brevet en question. En accordant des licences, le détenteur de brevet érode en effet son monopole. Dans le même temps, il ne l’érode que de façon limitée en contrepartie de royalties. Or, celles-ci ne sont pas autre chose que l’appropriation d’une partie des revenus des concurrents tirés de l’usage de la licence. Dans ce cadre, plus le coût de l’imitation est élevé et plus le détenteur de droits tire profit de son monopole sans avoir besoin d’accorder de licences.

A l’inverse, un coût peu élevé ou une imitation aisée de l’innovation tend à obliger le titulaire de droits à accorder des licences pour dissuader les concurrents de produire l’équivalent ou un substitut du brevet en question. Du point de vue de la collectivité enfin, l’objectif est de pouvoir bénéficier d’un prix d’innovation concurrentiel qui permette à la fois de stimuler l’innovation et d’éviter les investissements de R&D redondants. De ce point de vue, un brevet étroit permet de réduire les coûts d’imitation et de limiter les surcoûts globaux que génère la course à l’innovation.

3) Pouvoirs de marché et durée du brevet.

L’autre variable d’ajustement de l’économie brevetable est la durée même du brevet. Il s’agit sans doute du moyen le plus direct dont dispose le législateur pour contrôler l’étendue des droits accordés aux innovateurs. Dans ce cadre, il convient d’avoir à l’esprit que le rapport entre durée du brevet et coûts de l’innovation est variable d’un secteur à l’autre ainsi que d’un type de produit à l’autre. Dans les secteurs économiques où le poids de l’innovation mobilise beaucoup de moyens, il apparaît qu’une durée plus longue de protection des droits permet d’amortir les investissements lourds et donc d’y stimuler l’innovation. Au-delà de cette durée et du point de vue de l’intérêt collectif, il est par contre couramment admis qu’il y a perte sèche pour l’économie de la connaissance.

Du point de vue de l’investisseur, il existe très certainement une durée optimale dont la limite est déterminée par le ratio de profit entre le niveau d’amortissement de la R&D sur la durée et le gain tiré d’un placement équivalent sur les marchés financiers. Ici, la règle est que, plus le profit attendu de l’innovation est éloigné dans le temps, plus cette même innovation aura du mal à rivaliser avec les revenus tirés des marchés financiers. Enfin, les gains tirés d’une innovation à bas coût sur une durée supérieur à son temps d’amortissement équivalent pour une large part à une subvention indirecte à l’investissement.

Sur l’ensemble de ces bases, la question est également celle des combinaisons optimales possibles de largeur du brevet et de longueur du monopole d’exploitation. Du point de vue de l’intérêt collectif, il a été dégagé la règle selon laquelle, à niveau équivalent d’incitation à l’innovation, un brevet étroit sur un temps long est préférable à un brevet large sur un temps court. Du point de vue de la concurrence, un brevet large dissuade l’innovation en augmentant les coûts d’imitation alors qu’un brevet long donne le temps d’amortir les investissements de R&D. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, le temps médian de monopole dégagé par les sociétés industrialisées est aujourd’hui de 20 ans à compter du moment de l’obtention du brevet.

Deux dernières variables viennent tempérer les modes de calcul concernant les pratiques de l’innovation technologique. Dans le premier cas, les systèmes modernes de brevets prévoient des mécanismes de renouvellement qui permettent un allongement des redevances à payer. Il semble que ce mécanisme est incitatif surtout pour les innovations les plus coûteuses. A titre indicatif, des études faites en France dans les années 1990 ont enfin montré qu’à l’époque 50% des brevets étaient maintenus par les firmes au-delà de 10 ans et que seulement 7% avait une durée de vie allant jusqu’à leur terme légal. Ceci tend donc à tempérer l’idée de l’importance des durées longues de brevet en économie de l’innovation. Il devrait donc en être d’autant plus ainsi aujourd’hui que les cycles de vie des innovations technologique sont plus courts.

La seconde variable d’ajustement est la mécanique des innovations dites cumulatives. Elle part du constat que la protection des investissements en R&D n’est pas l’unique finalité du brevet mais qu’elle se combine avec d’autres objectifs comme la diffusion des externalités de la connaissance. A cet égard, un dépôt de brevet permet de rendre public des connaissances scientifiques et techniques qui participent au développement global de la recherche en innovation. Globalement, il en résulte un élargissement du domaine des applications possibles, une amélioration de la qualité des produits existants, le développement de technologiques alternatives ainsi que la diminution du coût des procédés de production. Telle est la question qui se pose notamment aujourd’hui dans les domaines des technologies numériques et des biotechnologiques.

A cela viennent s’ajouter les éléments constitutifs du processus d’innovation cumulative pris en tant que tel. Ici, la création d’un médicament est, par exemple, souvent l’aboutissement de plusieurs découvertes. La question se pose donc forcément du point d’équilibre optimal à trouver en matière de distribution des droits de brevet. Afin de neutraliser les risques du « hold-up » technologique au sein des processus d’innovation, plusieurs cas de figure de distribution des droits, avec leurs revers, se présentent.

Il peut s’agir respectivement : de donner l’ensemble des droits au premier innovateur au risque de dissuader les autres, de donner un brevet étroit à chacun au risque de ne pas prendre suffisamment en considération le surcoût fréquent de la première innovation ou encore de créer un brevet collectif dont il convient alors de définir la clé de répartition des droits respectifs. Une dernière solution de politique juridique consiste à ne pas recouvrir du tout l’innovation de droits de propriété intellectuelle. Dans ce cas, le manque à gagner peut être effectivement compensé par le gain tiré du surplus de ressources technologiques disponibles qui en résulte. C’est, par exemple, sur cette base qu’a pu se développer la pratique du logiciel libre dans le domaine de l’économie numérique.

François Campagnola Juriste