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Délais excessifs de la procédure prud’homale : l’Etat face aux actions des salariés en indemnisation de leur préjudice moral. Par Tahar Jalain, Avocat.
Parution : mercredi 16 août 2017
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L’inadéquation entre les prescriptions d’un texte de loi et les moyens alloués par l’Etat pour en permettre l’effectivité. C’est ce qui conduit certains justiciables à devoir attendre deux ou trois ans pour connaître le dénouement de leur affaire prud’homale.
A tel point que les plaintes contre l’Etat pour « déni de justice » se multiplient et les condamnations financières s’accumulent pour l’agent judiciaire de l’Etat.
La loi Macron va t-elle changer la donne ? Il semblerait que non.

« (...) le déni de Justice ne s’entend pas seulement du refus de répondre aux requêtes ou de la négligence à juger les affaires en l’état de l’être, mais plus largement de tout manquement de l’Etat à son devoir de protection juridique de l’individu et notamment du justiciable en droit de voir statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable, conformément aux dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme ».

C’est au terme de ce type d’attendus que l’agent judiciaire du Trésor, représentant l’Etat français, se trouve de plus en plus fréquemment condamné sur la requête de justiciables éprouvés par l’accroissement du délai de jugement lié à un "renvoi en départage" qui porte à deux, parfois trois ans, le délai pour voir leur affaire jugée par le Conseil de prud’hommes.

Ainsi, les tribunaux civils condamnent régulièrement l’État à indemniser les salariés requérants à des sommes allant de 2.000 euros et 8.500 euros à titre de dommages et intérêts pour le préjudice moral "résultant notamment de l’attente d’une décision et des tensions psychologiques entrainées par l’incertitude ou il s’est trouvé, renforcé par la perte de confiance dans les capacités de la juridiction à répondre à ses missions" [1]

En ce qui concerne la procédure prud’homale, il importe de rappeler qu’elle se déroule en deux phases :
- une première phase de conciliation, qui a généralement lieu le mois suivant la saisine de la juridiction,
- une seconde phase de jugement, en cas d’échec de la conciliation, dont les délais de traitement dépendent surtout de l’application des règles de procédure en matière de communication de pièces et de renvois.

Cette phase de jugement classique n’est pas en cause et on arrive à des délais à peu près raisonnables de jugement par les juges paritaires avec une moyenne nationale des affaires d’environ 11 à 12 mois avec de fortes disparités selon les conseils de prud’hommes (2 ans de procédure à Bobigny ; 6 mois devant le conseil de prud’hommes à Libourne en Gironde pour ne prendre que ces exemples).

Ce qui pose de réelles difficultés pour le justiciable c’est donc ce "renvoi en départage" faute d’entente entre juges prud’homaux, qui concerne une moyenne nationale de 20% des affaires qui seront donc jugées par le juge départiteur.

Des délais insupportables sont alors constatés devant une grande majorité des conseil de prud’hommes lorsque les conseillers prud’hommes se trouvent en "partage de voix" devant laisser le soin à un magistrat professionnel de convoquer les parties pour une seconde audience de plaidoirie et trancher l’affaire... parfois jusqu’à deux années après réception du procès verbal de départage !

Or, nous disent les textes, cette audience de départage doit être tenue dans le délai d’un mois comme le prévoient les articles L. 515-3 et R. 516-40 du code du travail. La date d’audience est fixée en accord avec le juge d’instance.

En pratique, et compte tenu du manque de moyens alloués en terme de magistrats professionnels détachés pour ces audiences de départage, les délais de jugement s’envolent, l’Etat n’étant ainsi plus en mesure de rendre la Justice prud’homale dans un laps de temps qui satisfait les besoins du justiciable.

Ainsi, de plus en plus de justiciables éprouvés par cette étape du "départage" demandent des comptes à L’Etat et obtiennent désormais des Tribunaux civils (Tribunal de Grande Instance ou du Tribunal d’Instance) des indemnisations réelles pour "déni de justice".

Une célérité particulière s’impose dans le contentieux du travail.

L’article R. 1454-29 du Code du travail oblige à fixer la date de l’audience de départage dans le délai d’un mois suivant la décision de renvoi en cas de procédure au fond et de quinze jours en ce qui concerne les procédures de référé.

A cet égard, les jugements rendus sanctionnent cette exigence renforcée d’un délai raisonnable lorsque l’action se rattache aux moyens de subsistance du salarié qui se trouve suspendu à une justice qui n’est pas rendue dans le délai qu’il pouvait pourtant espérer des textes.

Les nombreux jugements rendus désormais qui indemnisent les justiciables sont rendus sur le fondement de l’article 141-1 du Code de l’organisation judiciaire et de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, les magistrats caractérisant que l’État s’est rendu responsable de déni de justice.

Les tribunaux français s’inspirent à cet égard des nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme qui considèrent depuis l’arrêt Delgado c/ France du 14 novembre 2000 que les conflits du travail « portant sur des points qui sont d’une importance capitale pour la situation professionnelle d’une personne et doivent être résolus avec une célérité particulière" [2].

Ces décisions qui viennent sanctionner financièrement l’Etat pour les délais devant les juridictions prud’homales sont bien évidemment importantes pour les salariés concernés, mais elle sont également essentielles pour amener l’État à prendre ses responsabilités et donner les moyens de parvenir à une justice efficiente en matière prud’homale.

La Responsabilité de L’Etat dans le dysfonctionnement du service public de la justice.

L’effectivité du droit à un procès rendu dans un délai raisonnable est une prérogative mise à la charge de L’Etat par les textes internes et européens.

Aussi, un délai excessif de trois ou quatre années dans le rendu du jugement prud’homal caractérise pour les tribunaux civils un dysfonctionnement grave du service public de la justice qui engage la responsabilité de l’ETAT pour "déni de justice".

Il faut ainsi entendre par déni de justice non seulement le refus par une juridiction de répondre aux requêtes, mais aussi plus largement tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu qui comprend le droit pour tout justiciable de voire statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable [3].

Plusieurs jugements rendus le 16 janvier 2012 pointent ainsi sévèrement la responsabilité de l’État jugé défaillant dans son obligation d’assurer l’effectivité de la justice à ses citoyens : « (...) Si manifestement ces délais excessifs résultent du manque de moyens de la juridiction prud’homale, il n’est pas discutable qu’il revient à l’État de mettre en œuvre les moyens propres à assurer le service de la justice dans des délais raisonnables, faute de quoi il prive le justiciable de la protection juridictionnelle qui lui est due (...) » [4]

Depuis plusieurs années et sous l’impulsion d’actions collectives initiées par le Syndicat des avocats de France, L’Etat se trouve de plus en plus fréquemment condamné et doit régler chaque année plusieurs millions d’euros aux justiciables en réparation de leur préjudice lié au "déni de justice".

Quelle juridiction saisir : Tribunal de Grande Instance ou Tribunal d’Instance ?

Si le Tribunal de Grande Instance (TGI) dispose d’une compétence générale de principe pour connaître de ces actions en indemnisation pour un montant (taux de ressort) supérieur à 10.000 euros, il faut, à mon sens, lui préférer nettement le Tribunal d’Instance compétent pour les demandes dont le montant est compris entre 4.000 et 10.000 euros.

Ce, pour au moins deux raisons.

La première tient à la célérité de la procédure d’instance qui permet d’obtenir des délais de jugement bien plus courts (3/4 mois à Bordeaux sur ce type de dossier) que devant le Tribunal de Grande Instance ( 18 mois à Bordeaux).

La deuxième tient au fait que l’étude des décisions judiciaires en la matière (TI, TGI Cour d’appel) indique que les indemnisations octroyées à titre de dommages et intérêts sont toujours inférieures à 10.000 € selon une fourchette comprise selon la situation du salarié entre 2.000 et 8.500 €.

A ce titre, il est notable que les indemnisations octroyées par le Tribunal de Grande instance ne sont pas - selon mon expérience - plus importantes que devant le juge d’Instance.

La loi Macron changera-t-elle la donne ?

L’exécutif se dit conscient des dysfonctionnements actuels aux prud’hommes. « C’est précisément l’un des objectifs de la loi Macron, que de tenter d’y remédier », explique la Chancellerie [5].

Une formation restreinte du bureau de jugement ou le renvoi direct en départage.

C’est la principale création de la loi en ce qui concerne la procédure prud’homale : une formation restreinte du bureau de jugement, composée d’un conseiller employeur et d’un conseiller salarié, chargée de statuer dans un délai de 3 mois (C. trav. art. L 1454-1-1, 1o).

En permettant désormais aux justiciables de passer directement devant en formation restreinte, comprenant seulement un conseiller salarié et un conseiller employeur (contre deux et deux, dans une formation classique) il est prévu, en théorie, de gagner plusieurs mois de procédure. Cette formation restreinte devrait statuer alors dans un délai de trois mois.

Peuvent être renvoyés devant cette formation les litiges portant sur un licenciement ou une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail, mais à condition que les parties aient donné leur accord.

De même, le bureau de conciliation peut également désormais renvoyer une affaire directement devant la formation de départage présidée par un juge professionnel, si les parties le demandent ou si la nature du litige le justifie.

Mais, en pratique, ces possibilités données par le texte ne sont pas pertinentes et donc quasiment pas utilisées tout simplement car elles nécessitent l’accord des deux parties.

Or, comme souvent en matière contentieuse, l’intérêt d’une partie (salarié) de faire juger de façon rapide son affaire n’est pas forcement, ni réellement partagé par son adversaire ( employeur)... Cette mesure est donc clairement inapplicable en pratique.

En pratique également, il ressort que les conseillers du bureau de conciliation prennent connaissance du dossier à leur audience, si bien qu’ils leur est bien difficile de se faire, à ce stade de la procédure, une idée précise de la complexité de l’affaire qui pourrait justifier un renvoi direct en formation de départage.

Enfin, pour que telle ou telle mesure puisse avoir un véritable impact sur la réduction des délais de procédure encore faudrait-il que les magistrats professionnels soient en nombre suffisant pour juger dans les délais prescrits par les nouveaux textes, sans quoi ces nouveaux textes seront, de nouveau ... inapplicables.

En filigrane : la question récurrente des moyens alloués à la justice.

Cette problématique de la lenteur excessive de la justice prud’homale est révélatrice des moyens insuffisants portés sur les effectifs de magistrats qui constituent l’un des points faibles du système judiciaire français.

S’agissant de l’effectif total des juges professionnels, en 2012, la France ne comptait que 10,7 juges professionnels pour 100.000 habitants, soit moitié moins que la moyenne des pays du Conseil de l’Europe qui est de 21.

A niveau de richesse comparable, l’Allemagne en compte plus du double avec 24,7 juges, ce qui est également le cas de l’Autriche avec 18,3 juges et de la Finlande avec 18,1 juges.

Plus au Sud, le Portugal, frappé par des politiques d’austérité de ses dépenses publiques, on comptait en 2012, 19,2 juges professionnels pour 100.000 habitants, alors que son PIB par habitant est moitié moindre que celui de la France [6].

Bref... ce constat aurait surement fait dire en 2017 à Charles-Maurice De Talleyrand sur la question des moyens alloués à la justice prud’homale :
"Quand je m’examine, je m’inquiète. Quand je me compare, je me désole".

Maître JALAIN Avocat en droit du travail Barreau de Bordeaux https://www.avocat-jalain.fr email: [->contact@avocat-jalain.fr]

[1TGI Paris, 18 janv. 2012, no 11/02506 et suivants/ ou encore TGI Paris 5 juin 2013 n°12/04402).

[2CEDH 8 avr. 2003, n° 42277/98, Jussy contre France, n° 23, ; CEDH 14 nov. 2000 n ° 38437-97,Retour ligne automatique
Delgado c/ France, JCP Social 2006, n° 1431, D. 2001 p. 2787.

[3TGI Paris 6 juillet 1994, JCP 1994 I.3805, n°2 obs Cadier ; TGI Paris 22 septembre 1999).

[4Dans le même sens .TGI Bordeaux, 1re ch. civ., 12 déc. 2006, no 3168/2006 pour un délai de 28 mois - Pour une autre affaire dans laquelle la Cour d’appel d’Amiens a condamné l’État à verser 8 000 € de dommages et intérêts à un salarié voir CA Amiens, 7 déc. 2004, RPDS 2006, p. 369.

[5Prud’hommes, l’État condamné pour « déni de justice » Article du journal La Croix du 6 avril 2016.

[6Chiffres de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice - Rapport d’évaluation des systèmes judiciaires européens - Edition 2014 - CEPEJ.