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Quand le juge doit se faire historien. Brèves observations sur l’arrêt rendu le 18 janvier 2018 par la cour d’appel de Paris dans l’affaire dite du « Jubé de Chartres ». Par Jean-Baptiste Schroeder, Avocat.
Parution : jeudi 8 février 2018
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La cour d’appel de Paris vient de confirmer, dans un arrêt rendu le 18 janvier 2018, la décision prise par le tribunal de grande instance de Paris de restituer à l’État qui le revendiquait un fragment intitulé « Fragment de l’Aigle » provenant du Jubé de la Cathédrale de Chartres.

Cette décision mérite d’être signalée pour son intérêt historique ; et pour les questions juridiques qu’elle pose.

Les faits de l’espèce

En 2002, un célèbre antiquaire parisien acquiert une pierre sculptée longue de plus de 1,60 mètre, pesant une centaine de kilos provenant du jubé gothique de la cathédrale de Chartres détruit en 1763.

Courant septembre 2003, le ministre de la Culture et de la communication refuse de délivrer le certificat en raison du caractère de « trésor national » du bien en cause.

L’État ayant envisagé d’acquérir le bien en question, une offre d’achat a été adressée pour un montant d’un million d’euros. La vente ne se fit pas, le montant proposé par l’État s’avérant très inférieur aux estimations réalisées évoquant une somme comprise entre 2 et 7 millions d’euros.

Au mois de février 2007, la ministre de la Culture et de la communication fit savoir à la l’antiquaire que le fragment du jubé appartenait au domaine public de l’État. L’antiquaire fut en conséquence mis en demeure de restituer le bien.

Devant le refus de l’antiquaire d’obtempérer, la Direction Nationale d’Interventions Domaniales (il s’agit du service à compétence nationale chargé de diverses opérations domaniales dont les ventes mobilières et immobilières ainsi que les évaluations de biens) a, au mois de mars 2008, saisi le tribunal de grande instance de Paris pour voir reconnaître sa propriété sur le bien litigieux et obtenir sa restitution.

Par jugement du 26 octobre 2010, le tribunal avait désigné un expert aux fins de donner son avis sur la possibilité que le fragment litigieux soit celui évoqué dans un rapport établi par l’architecte Jean-Baptiste Lassus en 1848 dans le cadre d’opérations de fouilles réalisées dans l’enceinte de la Cathédrale.

Le 26 novembre 2015, le tribunal de grande instance de Paris a accueilli la demande de l’État.

C’est dans ces conditions que la cour d’appel de Paris a été saisie par l’antiquaire.

La question posée à la cour d’appel était donc de savoir si le fragment du jubé pouvait être considéré comme appartenant au domaine public auquel cas les règles d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité régissant le domaine public autorisaient l’État à le revendiquer sans que l’antiquaire puisse lui opposer une possession de bonne foi.

La réponse à cette question supposait de déterminer la date à laquelle le fragment du jubé était sorti de l’enceinte de la Cathédrale de Chartres.

Le contexte historique

Un bref rappel historique est nécessaire pour comprendre les termes du litige.
Apparus dans les églises et cathédrales françaises au XIIème siècle, les jubés sont des clôtures, le plus souvent en pierre, séparant le chœur des Chanoines de la nef et rendant le chœur invisible pour les fidèles.
Erigé dans les années 1230-1240, le jubé de la Cathédrale de Chartres se composait d’un mur de 20 m de long, sur 4,50 m de haut et 3,50 m de largeur, barrant la largeur du chœur et percé d’une porte en son centre.
Au XVIème siècle, en réponse au succès des églises protestantes, le Concile de Trente provoqua une évolution de la liturgie catholique incitant à rendre le chœur visible pour les fidèles.
En conséquence, les jubés furent démontés : le XVIIème siècle verra ainsi la destruction de nombreux jubés de cathédrales dont celui de Notre Dame de Paris en 1708 ; et celui de la cathédrale de Chartres à partir de 1763.

Les recherches historique réalisées à propos du Jubé de Chartres font apparaître que le démontage fut particulièrement soigné afin de permettre de réemployer le plus d’éléments possible dans la cathédrale et son enceinte, conformément à la tradition canonique d’enfouissement.
C’est ainsi qu’une partie des grandes dalles et des sculptures ont servi de remblai pour combler les désordres du sol à l’entrée et sur le pourtour du chœur, de sorte que le culte puisse être célébré, les matériaux non utilisés étant été stockés dans la cathédrale dans l’attente d’usages futurs.
Il est cependant avéré que d’autres fragments ont, dès le XVIIIème siècle, quitté le site de la cathédrale, pour être remployés comme matériau de construction.
C’est à la suite de l’incendie de 1836 que les premiers fragments furent redécouverts dans la cathédrale. Une campagne de fouilles systématiques ordonnée en 1847 par Jean-Baptiste Lassus a mis au jour près de mille éléments arrachés au jubé. Ces travaux ont ainsi révélé l’existence de six bas-reliefs, retournés et servant de dalles, parmi lesquels un bas-relief provenant probablement d’un retable et un bas-relief formant la contrepartie du précédent et composé d’animaux symboliques.

Les termes du litige

L’Etat soutenait en substance que le « fragment à l’Aigle » avait été utilisé pour le pavement de la cathédrale de Chartres conformément à la tradition canonique qui interdit la sortie des pierres consacrées ; et n’avait pu en être extrait qu’après la nationalisation des biens du clergé par l’État.

Dans cette logique, le fragment qui provenait d’un immeuble appartenant au domaine public était resté dans ce domaine public lors de son excavation en raison de sa provenance mais également de sa valeur historique et culturelle ; et ce, sans qu’aucun acte administratif formel n’ait été nécessaire pour l’incorporer dans le domaine public.

Et cette appartenance du fragment au domaine public impliquait son inaliénabilité et son imprescriptibilité ; de sorte que l’antiquaire, dont la bonne foi n’était pas contestée, ne pouvait cependant se prévaloir des dispositions de l’article 2276 du Code civil.

De son côté, l’antiquaire soutenait que le fragment litigieux n’avait pu intégrer le domaine public mobilier de l’État que s’il avait été extrait après 1836.

A cet égard, l’antiquaire contestait l’interprétation de l’expert, selon lequel l’ensemble formé par le fragment à l’Aigle aurait été visé, dans le rapport établi par l’architecte Lassus, sous une autre mention, soit le bas-relief provenant d’un retable.

Selon lui, il était impossible que le fragment à l’Aigle soit sorti de la cathédrale postérieurement à 1836, en raison de la surveillance exercée à compter de cette date sur la cathédrale,

L’arrêt de la cour d’appel de Paris

Prenant acte de ce que les parties s’accordaient sur l’année 1836, comme date de l’apparition d’un intérêt pour les vestiges gothiques, à compter de laquelle l’extraction du fragment de la cathédrale, appartenant au domaine public de l’État, entraînait son intégration au domaine public mobilier, la cour d’appel en déduit que la question posée était de savoir si la présence du fragment dans la cathédrale était établie à une date postérieure à 1836.

Relevant par ailleurs que, selon l’expert, le fragment à l’Aigle avait fait l’objet « d’un seul et unique enfouissement, un second emploi étant exclu, et ce dans le sol de la cathédrale, où il y est resté un temps très long au regard de 1‘usure de l‘extrados, soit le côté lisse de la pierre » ; « que le fragment à l’Aigle correspond au bas-relief indiqué par Lassus comme étant probablement un retable, lors de son extraction en 1848, ou éventuellement après l’incendie de 1836 en cas de distraction frauduleuse après l’incendie de la cathédrale », la Cour en déduit que le fragment à l’Aigle, extrait en 1848 du sol de la cathédrale, avait intégré à cette date le domaine public mobilier ; et que l’action en revendication de l’État était dès lors bien fondée.

Observations en droit

L’arrêt de la cour d’appel de Paris est conforme à une jurisprudence désormais bien établie.

L’existence d’un domaine public mobilier n’est plus en effet contestée : la notion est désormais consacrée par le législateur notamment à l’article L.2112-1 du Code général de la propriété des personnes publiques créé par une ordonnance du 21 avril 2006.

Bien avant l’édiction du code général de la propriété des personnes publiques, la jurisprudence avait eu l’occasion de préciser que le domaine public mobilier comprend ceux des biens détenus par les personnes publiques qui « sortent de l’ordinaire » selon la formule du professeur René Chapus, i.e. ceux des biens qui présentent un caractère irremplaçable ou difficilement remplaçable (en dehors de ces hypothèses, les objets détenus par les personnes publiques appartiennent à leur domaine privé).

Les juridictions administratives ont même eu l’occasion de juger qu’un fragment de la colonne Vendôme était demeuré dans le domaine public nonobstant le fait qu’il ait été détaché du monument dont il était issu : le tribunal administratif de Paris puis la cour administrative de Paris (TA Paris, 9 avr. 2004, Mme Mercier : AJDA 2004. 1709, note Le Bot ; CAA Paris, 4 avr. 2006, Mme Mercier, no 04PA02037 : AJDA 2006. 1294 ; cf. Olivier Le Bot, « Les fragments de la colonne Vendôme font partie du domaine public mobilier », AJDA 2004, p. 1711) ont retenu à cet égard que la colonne Vendôme constituait une dépendance du domaine public avant sa démolition en 1871.

Au cas d’espèce, il est à noter que la Cour n’ait pas retenu l’année 1789 comme date d’entrée du fragment du jubé dans le domaine public mobilier.

Le 2 novembre 1789, l’Assemblée constituante a adopté, sur la proposition de Talleyrand, alors évêque d’Autun, un décret mettant à disposition de la Nation les biens du clergé de l’Église catholique.

A cette date cependant, les fragments résultant de la destruction du jubé ne faisaient pas l’objet d’un intérêt historique particulier : ainsi que l’a souligné l’expert commis par le tribunal de grande instance, les reliefs étaient considérés, pendant la période révolutionnaire et sous la Restauration, comme de simples matériaux de construction ; ce n’est qu’à compter de 1836, qu’une attention particulière a été portée aux vestiges du jubé de la cathédrale de Chartres, en raison de l’intérêt historique et artistique pour la période gothique. C’est donc seulement à cette date que le fragment a intégré le domaine public mobilier.

Cette motivation subtile appuyée sur les investigations minutieuses réalisées par l’expert judiciaire doit être approuvée.

On ne peut néanmoins se déprendre d’un trouble à la lecture d’une décision qui fait bon marché de la sécurité juridique légitimement attendue par les acteurs du marché de l’art.

Il est en particulier permis de s’interroger sur l’atteinte au droit des biens que cette décision réalise.

On rappellera à cet égard que l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales prévoit en effet que « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. » ; et que la jurisprudence de la Cour européenne protège, sur le fondement de l’article 1er du premier Protocole additionnel, les créances pour lesquelles il existait une « espérance légitime » (cf. CEDH 20 nov. 1995, Pressos compania naviera SA c/ Belgique, série A, n° 332) ; de sorte que peut être qualifié de bien, susceptible d’appropriation une simple créance ou une prestation sociale.

Ne pourrait-on pas, de ce point de vue, considérer que l’antiquaire détenteur de bonne foi du fragment du jubé était devenue titulaire d’une telle espérance légitime ?

L’atteinte au droit de propriété résultant de l’action en restitution de l’État est d’autant plus marquée que cette restitution ne donne en principe lieu à aucune contrepartie financière au profit du détenteur quand bien même celui-ci serait de bonne foi.

Jean-Baptiste Schroeder Cabinet Schroeder Boisseau Associés www.bs-avocats.com
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