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Affaire Costa Rica contre Nicaragua devant la Cour internationale de justice : à qui profite le droit de l’environnement ? Par Jeanne Bonacina Lhommet, Avocat.
Parution : mardi 27 mars 2018
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Le présent article s’appuie sur l’affaire Costa Rica contre Nicaragua dont a eu à juger la Cour internationale de justice qui questionne la place effective du dommage environnemental indemnisable en lui-même en droit international, en ce qu’il se veut objectif en son principe, mais se trouve totalement subjectivé en son indemnisation.
Dans ce contexte, il est possible de se questionner sur l’utilisation du dommage environnemental par les Etats comme outil d’indemnisation devant la Cour internationale de justice.

(Affaire Costa Rica contre Nicaragua, Cour internationale de justice, 16 décembre 2015 & 2 février 2018, rôle général n°150)

I. Contexte.

Le 16 décembre 2015 et le 2 février 2018, la Cour internationale de justice (CIJ) s’est prononcée dans l’affaire Costa Rica contre Nicaragua , affaire qui semble marquer une avancée en matière de droit international de l’environnement.

Instituée en 1945 par la Charte des Nations Unies, la CIJ est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Elle occupe un double rôle : d’une part en tant que juge international intervenant dans le règlement des litiges pouvant survenir entre des Etats qui la saisissent à cet effet et, d’autre part, en tant qu’organe consultatif amené à rendre des avis sur des questions juridiques qui lui sont soumises par des organes de l’ONU ou des institutions qui y sont habilitées.

Dans l’affaire Costa Rica contre Nicaragua, la CIJ était saisie d’un différend judiciaire territorial entre ces deux pays concernant une zone jouxtant la partie la plus orientale de leur frontière terrestre commune, la partie septentrionale d’Isla Portillos.

Le Costa Rica reprochait notamment à son voisin « l’incursion en territoire costa-ricien de l’armée nicaraguayenne, [de] l’occupation et [de] l’utilisation d’une partie de celui-ci », ainsi que de « graves dommages causés à ses forêts pluviales et zones humides protégées ».

Selon les observations liminaires de la CIJ « le 18 octobre 2010, le Nicaragua a entrepris le dragage du fleuve San Juan afin d’en améliorer la navigabilité. Il a également effectué des travaux dans la partie septentrionale d’Isla Portillos, creusant dans le territoire litigieux un chenal (ou « caño », ci-après dénommé le « caño de 2010 ») entre le fleuve San Juan et la lagune de Harbor Head. Le Nicaragua a également envoyé certaines formations militaires et d’autres agents dans cette même zone ». Puis, le Nicaragua a creusé deux nouveaux canaux, en 2013, appelés « canos 2013 ».

En somme, le Costa Rica reprochait au Nicaragua d’avoir porté atteinte à sa souveraineté nationale par l’envoi de troupes armées sur un territoire qu’elle considérait être son espace national et d’y avoir causé des dommages environnementaux, notamment à l’occasion du draguage de trois canaux.

Dans un premier temps, la CIJ devait donc déterminer si le territoire litigieux ressortait de la souveraineté du Costa Rica ou du Nicaragua : dans la première hypothèse, les agissements du Nicaragua constitueraient des manquements à ses obligations internationales.
Le cas échéant et dans un second temps, les dommages résultant de ces manquements pourraient donner lieu à indemnisation, le Costa Rica sollicitant à cet égard l’indemnisation de « dommages environnementaux ».

II. Etape préliminaire : les manquements du Nicaragua à ses obligations internationales.

La première question dont était saisie la CIJ relevait donc de la délimitation des frontières géographiques de ces deux pays.

Dans son arrêt du 16 décembre 2015, la Cour a considéré que le territoire sur lequel le Nicaragua avait creusé les canaux et installé des formations militaires dépendait de la souveraineté du Costa Rica et qu’en conséquence, les activités du premier pays emportaient « violation de la souveraineté territoriale » du second.

Le Nicaragua était dès lors tenu de réparer les dommages causés par ses activités illicites en vertu d’un principe de droit international selon lequel « la violation d’un engagement entraine l’obligation de réparer dans une forme adéquate » [1].

Il s’agit du principe de réparation intégrale des dommages causés, sous réserve de l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre le fait illicite et le préjudice subi par le demandeur.

Dans son arrêt du 16 décembre 2015, la Cour internationale de justice a reconnu les manquements du Nicaragua à ses obligations internationales et a décidé que les parties au litige disposaient d’un délai de 12 mois pour trouver un accord quant à l’indemnisation des dommages résultant desdits manquements.

Le Costa Rica et le Nicaragua n’ayant pas trouvé de terrain d’entente quant à l’indemnisation du premier par le second, la Cour internationale de justice s’est prononcée dans son second arrêt du 2 février 2018 sur la nature des dommages indemnisables et sur leur quantum.

III. Une demande d’indemnisation inédite auprès de la CIJ : le dommage de nature environnemental.

La CIJ devait donc répondre aux demandes indemnitaires du Costa Rica qui sollicitait de la Cour et à titre principal une indemnisation des dommages environnementaux causés par le comportement illicite du Nicaragua sur son territoire.

L’intérêt de cette affaire en matière environnementale réside donc, de prime abord, dans la nature du dommage présenté par le Costa Rica. En effet, il s’agit d’une demande inédite pour la CIJ qui n’avait jamais statué sur une demande d’indemnisation pour des dommages de nature environnementale.

Mais de manière sous-jacente, la volonté du Costa Rica de faire établir l’existence d’un dommage (qu’il soit d’ailleurs de nature environnementale ou d’une autre nature) implique celle d’être indemnisé pécuniairement.

Or cet arrêt révèle un paradoxe entre la reconnaissance par la CIJ du dommage environnemental pur, indemnisable en lui-même, et le recours à une méthode « d’évaluation » dudit dommage n’ayant pour finalité que l’indemnisation du pays qui s’en dit lésé.

Ce paradoxe illustré dans cet arrêt pose la question de la place effective du dommage environnemental indemnisable en lui-même en droit international en ce qu’il se veut objectif en son principe, mais se trouve totalement subjectivé en son indemnisation.

IV. D’un dommage environnemental reconnu par la CIJ et objectif en son principe… à sa subjectivisation à l’occasion de son indemnisation.

La Cour retient qu’il est « conforme aux principes du droit international régissant les conséquences de faits internationalement illicites, et notamment au principe de la réparation intégrale, de conclure que les dommages environnementaux ouvrent en eux-mêmes droit à indemnisation, en sus de dépenses engagées par l’Etat lésé en conséquence de tels dommages ».

Une fois établi le caractère indemnisable du dommage environnemental en lui-même, le débat dont était saisie la CIJ s’est porté sur la méthode « d’évaluation » desdits dommages environnementaux dans le cas d’espèce.

1. Des méthodes « d’évaluation » des dommages environnementaux.

Les méthodes « d’évaluation » proposées par les parties au litige et retenues partiellement par la CIJ reflètent la limite de la portée de cette décision dans le contexte de la reconnaissance internationale d’un dommage environnemental indemnisable per se.

Le Costa Rica demandait à la CIJ d’appliquer la « méthode des services écosystémiques », suivant les recommandations d’un rapport commandé auprès d’une ONG costaricaine. L’avantage d’une telle méthode, selon le Costa Rica, résiderait dans le fait qu’elle serait adaptée à la zone humide à laquelle le Nicaragua a porté atteinte, zone qui fait d’ailleurs l’objet d’une protection au titre de la Convention relative aux zones humides d’importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau, aussi couramment appelée Convention sur les zones humides ou encore Convention Ramsar [2].

La notion de services écosystémiques renvoie aux bénéfices tirés par les sociétés humaines du fonctionnement des écosystèmes. Ainsi, quatre grands types de services ont été dégagés de cette notion :
- Les services d’approvisionnement : ce sont les produits tangibles dont bénéficient les sociétés humaines tels que la nourriture, les combustibles, l’air… ;
- Les services de régulation : ce sont des services intangibles fournis par les écosystèmes dont le fonctionnement normal permet la régulation du climat, la prévention des inondations, ou encore la pollinisation… ;
- Les services socioculturels : ce sont des services intangibles et immatériels nés de la relation entre les sociétés humaines et la nature. On considère que la société humaine puise de sa relation avec la nature une inspiration artistique, spirituelle, renvoyant aux aspects esthétiques, visuels, spirituels et même à la notion d’aménité ;
- Les services de soutien : ce sont les services nécessaires au fonctionnement des autres services écosystémiques et assurant le bon fonctionnement de la biosphère (exemple : les grands cycles biogéochimiques).

En suivant cette méthode, le Costa Rica mettait en avant la dimension non commerciale d’un environnement en ce qu’il ne se compose pas uniquement d’éléments susceptibles de commercialisation. Il considère ainsi que l’indemnisation des dommages environnementaux doit prendre en compte d’une part la valeur pécuniaire de certains services offerts par l’environnement et d’autre part la « valeur d’usage indirect des biens et services procurés par l’environnement ».

Le Nicaragua proposait quant à lui la méthode du « coût de remplacement des systèmes écosystémiques » ou encore des « frais de remplacement ». Il s’agit du prix qui devrait être payé pour « financer la conservation d’une zone équivalente jusqu’à ce que les services fournis par la zone touchée soient rétablis ».

2. Sur la méthode « d’évaluation » retenue par la CIJ.

La CIJ a refusé de choisir entre l’une ou l’autre méthode et a décidé qu’elle « empruntera[it] cependant à l’une ou à l’autre chaque fois que leurs éléments offriront une base raisonnable d’évaluation ».

Pourtant, les méthodes « d’évaluation » des dommages environnementaux, telles que développées dans la présente affaire, amenuisent la reconnaissance d’un dommage environnemental per se, en ce que les parties et la CIJ appréhendent celui-ci de manière exclusivement anthropocentrée et à l’aune des « services écosystémiques » dont les sociétés humaines peuvent se trouver privées. En outre, que ces services aient une valeur commerciale ou non, la notion d’utilité directe ou indirecte de ces services pour les sociétés humaines est prédominante.

D’ailleurs, la CIJ précise « avant d’attribuer une valeur pécuniaire aux dommages occasionnés aux biens et services environnementaux par les activités illicites du Nicaragua, la Cour vérifiera l’existence et l’étendue des dommages en question, et recherchera s’il existe un lien de causalité direct et certain entre lesdits dommages et les activités nicaraguayennes. Elle établira ensuite le montant de l’indemnité due ».

Dans ce contexte et en premier lieu, il apparaît que les dommages qui feront l’objet d’une indemnisation sont les « dommages occasionnés aux biens et services environnementaux » suivant la conception des services écosystémiques.
Seuls les préjudices environnementaux impactant directement ou indirectement les sociétés humaines feront l’objet d’une prise en considération et d’une indemnisation.

En second lieu, la CIJ attribuera « une valeur pécuniaire aux dommages occasionnés aux biens et services environnementaux » et établira le « montant de l’indemnité due ».

Or, cette « évaluation » questionne sur l’approche même du dommage environnemental, qui ne peut être traité comme un simple dommage économique susceptible d’une « évaluation ».

D’ailleurs, d’un point de vue strictement étymologique, l’utilisation même du terme « évaluation » dans le cadre d’un dommage environnemental pur pose problème.
L’auteur Adam Smith proposait ainsi la définition suivante : « le mot valeur, il faut le remarquer, a deux sens différents et exprime quelquefois l’utilité de quelque objet particulier et quelquefois le pouvoir d’acquérir d’autres biens que confère la possession de cet objet. L’un peut être appelé valeur d’usage, l’autre valeur d’échange » [3].
Dans ce contexte, les notions de « valeur » et « d’évaluation » sont donc purement subjectives en ce qu’elles ne sont liées qu’à l’usage et à l’intérêt pour les sociétés humaines de services écosystémiques dont elles se trouvent privées conséquemment à un dommage environnemental.

3. Sur l’inadaptation de ces méthodes avec la nature même du dommage environnemental indemnisable per se.

La notion de dommage environnemental pur, indemnisable per se renvoie à une acception objective du dommage en ce qu’il constitue une atteinte à l’intégrité tangible ou intangible de l’environnement quelle que soit son éventuelle utilité pour les sociétés humaines.

Les juridictions ont pu reconnaître le dommage écologique pur, comme dans l’affaire Erika, lorsque la Cour d’appel de Paris, dont l’arrêt fut par la suite confirmé par la Cour de cassation, le définissait comme un « préjudice objectif, autonome, [qui] s’entend de toute atteinte non négligeable à l’environnement naturel, à savoir, notamment, à l’air, l’atmosphère, l’eau, les sols, les terres, les paysages, les sites naturels, la biodiversité et l’interaction entre ces éléments, qui est sans répercussions sur un intérêt humain particulier mais affecte un intérêt collectif légitime » [4].

Certains textes juridiques ont également tenté une incursion d’une approche objective dudit dommage, notamment la directive 2004/35/CE lorsqu’elle propose une définition du dommage environnemental en son article 2 [5] ou encore l’article 4 de la Charte de l’environnement selon lequel « Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi ».

Pourtant, force est de constater que l’approche anthropocentrée et utilitariste du dommage environnemental prédomine et qu’il serait souhaitable de mettre davantage à l’honneur et en pratique une appréhension objective.

V. Conclusion et ouverture.

Cette décision Costa Rica contre Nicaragua illustre donc parfaitement la timidité du droit et de ses techniciens : d’une part la reconnaissance d’un dommage environnemental indemnisable en lui-même, position inédite de la CIJ et particulièrement louable, et d’autre part une indemnisation conduite par des considérations utilitaristes et subjectives, mettant à mal l’appréhension concrète du dommage environnemental pur, tel qu’il est pourtant reconnu par la Cour, mais finalement, dans son seul principe.

L’évaluation pécuniaire des « dommages occasionnés aux biens et services environnementaux » réduit finalement le dommage environnemental à une acception purement subjective, eu égard au préjudice ainsi causé aux sociétés humaines. Plus encore, le dommage environnemental semble devenir un outil d’indemnisation pour les Etats.

Cette situation résulte peut-être de la structure même de la Cour internationale de justice qui ne peut être saisie que par des Etats qui acceptent de lui soumettre un différend et qui ne font valoir, à l’occasion du litige, que leurs intérêts étatiques respectifs.
L’intervention de la CIJ est ainsi réservée aux cas de litiges inter-étatiques, excluant l’intervention d’associations ou organisations dont l’objet serait la protection de l’environnement ainsi que la prévention et la réparation de dommages environnementaux en eux-mêmes.

Finalement, ce cas concret met en exergue un paradoxe théorique entre la reconnaissance de l’existence de dommages environnementaux indemnisables en eux-mêmes et une indemnisation réelle du seul préjudice subjectif subi par les Etats.

Au regard de ce cas d’espèce, ce paradoxe semble s’expliquer par le fonctionnement même de la Cour internationale de justice, interrogeant de manière plus globale sur la capacité de certaines institutions internationales à répondre à des problématiques dont la nécessité d’objectivisation semble incompatible avec la subjectivité de leurs acteurs.

Jeanne Bonacina Lhommet Avocat au Barreau de Paris

[1Usine de Chorzów, compétence, arrêt no 8, 1927.

[22 février 1971.

[3Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

[4Cour d’appel de Paris, 30 mars 2010, 08-02278 & Cour de cassation, Chambre criminelle, 25 septembre 2012, pourvoi n°10-82938.

[5Directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux.

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