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La suspension de la prescription pénale en cas d’amnésie ? Par Marine Durillon, Avocat.
Parution : lundi 9 avril 2018
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Le droit d’être entendu par un juge est un droit fondamental ancré dans les principes et les valeurs de notre société, qui se doit d’être protégé par l’État.
Les victimes d’infractions, notamment sexuelles, doivent parfois concilier l’amnésie traumatique dont elles ont souffert et le besoin de justice qu’elles éprouvent, avec la prescription.

Il semblerait que le législateur s’empare enfin de la nécessité de prendre en compte l’amnésie dans le cadre de la prescription pénale.

1. La reconnaissance de l’amnésie traumatique

Les victimes d’infractions sexuelles souffrent terriblement de l’obsession qui devient la leur, de comprendre et d’avoir une réponse de la justice.

Le traumatisme est tel que le système cérébral lui-même a trouvé une parade lorsque la personne ne peut faire face à la violence des faits sans se détruire : l’amnésie traumatique.
Il s’agit d’un mécanisme cérébral par lequel le lien entre la mémoire et les émotions est déconnecté, le sujet perdant alors tout souvenir lié à l’infraction.

Pour autant, le cerveau n’efface pas ces souvenirs et la disjonction opérée n’est souvent que limitée dans le temps.
Très souvent, les victimes sont confrontées à une régénérescence des souvenirs, brutale et insurmontable.

En Israël, l’amnésie traumatique a été pleinement reconnue dans son aspect médical par la Cour Suprême de Justice et notamment par trois arrêts de 2010 à 2013.
(Cour Suprême Israélienne, Anonyme c/ État d’Israël, rendu le 20 oct. 2010
Cour Suprême Israélienne, Anonyme c/ État d’Israël rendu le 21 nov. 2011.
Cour Suprême Israélienne, Anonyme c/ État d’Israël, rendu le 19 sept. 2014
.)

Juridiquement, se pose la question de la prescription des faits lorsque les souvenirs sont réapparus plusieurs dizaines d’années suivant la survenance du fait traumatique.

2. L’impact de l’amnésie traumatique sur la prescription des faits

Le système pénal actuel enferme le droit à la justice dans le temps avec l’existence de la prescription.

Concernant les victimes d’infractions sexuelles sur mineurs, la prescription est de vingt ans à compter de la majorité.
In fine et à la lumière de la réforme de la prescription du 27 février 2017, le délai de prescription de droit commun est désormais le même que celui applicable aux infractions sexuelles sur mineurs : 20 ans.
Alors que se passe-t-il lorsque la régénérescence des souvenirs a lieu au-delà de ces vingt années ?

Il ressort de la jurisprudence que la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable ayant empêché l’exercice des poursuites.

Par un arrêt en date du 9 novembre 2014 dit « Cottrez », la Cour de cassation, en Assemblée Plénière, a estimé que la dissimulation de cadavres par l’auteur des faits constituait un obstacle insurmontable retardant le point de départ de la prescription à la découverte des corps.
(CCass, AP, 9 novembre 2014, n° 14-83739)

L’amnésie traumatique constitue elle aussi un obstacle de fait insurmontable, en ce sens que la victime ne peut en contrôler les effets, mais surtout que le défaut de tout souvenir lié aux faits rend impossible l’extériorisation et l’exercice des poursuites.
Pour autant la justice n’en démord pas : concernant l’amnésie traumatique, il est trop tard !
La Cour de cassation se refuse à reconnaitre l’amnésie traumatique comme un obstacle de fait insurmontable, cause de suspension de la prescription.
(CCass, Crim., 18 décembre 2013, n° 13-81129 ; CCass, Crim, 22 juin 2016, 15-81096)

3. Les solutions pour permettre aux victimes d’être entendues en justice

Si le juge est la bouche qui prononce les paroles de la loi, la seule solution reste de modifier la loi.

La loi du 27 février 2017 a introduit la cause de suspension de la prescription pénale dans le droit positif, aux termes de l’article 9-3 du Code de procédure pénale, y ajoutant l’exigence des critères de la force majeure.
Il est à prévoir que le juge soit encore plus réfractaire à qualifier l’amnésie traumatique d’obstacle insurmontable au vu des nouveaux critères exigés.

Deux mouvements parallèles sont menés en vue d’un même combat : permettre aux victimes d’amnésie traumatique d’arriver devant la juridiction pénale.

Le premier mouvement vise à un allongement du délai de prescription, au risque d’écarter les victimes d’amnésie trop longue.

Le second vise à l’intégration législative de l’amnésie traumatique comme cause de suspension de la prescription.
Le 27 mars 2018, un amendement proposé par le sénateur François-Noël Buffet a été adopté au Sénat, permettant qu’une expertise soit diligentée afin d’établir l’existence ou non d’un obstacle insurmontable.

Il reste à espérer que le pays des Droits de l’Homme consacre enfin un droit effectif à la justice aux victimes d’amnésie traumatique.

Marine DURILLON Avocat
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