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Numérique et droit du travail, un débat loin d’être terminé. Par Leïla Ackerman, Juriste d’entreprise.
Parution : jeudi 24 mai 2018
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Concurrence déloyale, fin du salariat, travail dissimulé. Entre les Cassandre annonçant le chaos économique et les technophiles fascinés par le « progrès » le débat autour des plateformes numériques pourrait durer des années. En attendant, une chose est sûre : en raison des décisions de justice de plus en plus fréquentes, les clients, salariés ou « collaborateurs » de ces nouvelles plateformes numériques sont loin d’être en sécurité.

Les exemples de plateformes numériques accusées d’ubériser leur secteur abondent. Airbnb, Deliveroo, Ornikar… et évidemment Uber, qui a donné son nom au phénomène qui menace de chambouler profondément l’économie mondiale.

Cette ubérisation, que certains disent imparable, inévitable, fatidique, n’est pas sans susciter de fortes oppositions. Notamment chez les acteurs « traditionnels », qui ne cessent de dénoncer une « massification du recours à l’auto-entrepreneuriat ». Une pratique qui permet aux acteurs en ligne de s’affranchir des contraintes organisationnelles et salariales auxquelles font face les acteurs historiques. Une situation qui pourrait changer.

Le site "LePermisLibre" contraint de fermer trois mois.

Afin « d’assurer la protection des salariés de l’entreprise, de garantir une juste concurrence et de maintenir une qualité suffisante de la formation des futurs usagers de la route », le préfet du Rhône a récemment décrété la fermeture administrative de la plateforme numérique spécialisée dans l’apprentissage de la conduite, "LePermisLibre", pour une durée de trois mois. Des contrôles menés par la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation et de l’emploi avaient en effet révélé « de nombreuses infractions au Code du travail », notamment sur le statut de 49 enseignants « qui auraient dû être déclarés comme salariés et non sous un autre statut, en l’occurrence celui d’auto-entrepreneur ».

Cette décision est une première et intervient dans un contexte pour le moins tendu : un conflit aigu et désormais ancien s’est en effet installé entre les écoles de conduite « traditionnelles » et les nouvelles plateformes numériques qui proposent le permis à prix cassé. Les acteurs traditionnels dénonçant une « concurrence déloyale » directement liée à l’« ubérisation sauvage » de leur profession.

Simples plateformes de mise en relation.

En avril 2017, les patrons d’auto-écoles traditionnelles sont descendus dans les rues de Paris, Lyon Marseille, Toulouse et Nantes afin de protester contre la dématérialisation de l’inscription au permis de conduire (qui jusqu’alors se faisait en préfecture). « C’est la porte ouverte aux plateformes digitales employant des moniteurs indépendants illégaux avec sa généralisation de travail dissimulé (non-paiement des charges sociales, TVA, etc.) », avait alors dénoncé l’Union Nationale Intersyndicale des Enseignants de la Conduite (UNIDEC).

La plupart de nouveaux acteurs, qui se présentent comme des auto-écoles en ligne, ne sont, pour les écoles traditionnelles, que de simples plateformes de mise en relation entre particuliers et moniteurs indépendants, ce qui leur permet d’échapper aux charges sociales et à la TVA.

Le cas d’Ornikar est criant de ce point de vue. « Un moniteur qui travaille chez Ornikar dispose de son outil de travail — sa voiture — et travaille à sa convenance. C’est-à-dire qu’il choisit où il veut enseigner, quand il le veut, et il a la possibilité de refuser un élève », explique Benjamin Gaignault, CEO de la startup.

Le jeune entrepreneur ne semble pas comprendre la colère que sa déclaration provoque au sein des auto-écoles. Ce fonctionnement prouve pourtant que les professionnels qui collaborent avec ces plateformes « ne sont pas des moniteurs, mais des loueurs de voitures double commande », se désespère Philippe Colombani, président de l’Union nationale des indépendants de la conduite (UNIC).

Illégalité.

Benjamin Gaignault est persuadé que les « attaques » des syndicats d’auto-écoles (Ornikar a subi 9 procès depuis son lancement), ne font que prouver que le potentiel de son entreprise « est énorme ».

Pour les auto-écoles traditionnelles, la situation est pourtant claire : dans une circulaire diffusée le 6 mai 2017 à l’attention des préfets, les ministères de l’Économie, du Travail et de l’Intérieur rappellent que tout exploitant d’école de conduite doit « disposer d’un pouvoir de contrôle et de direction à l’égard des enseignants attachés à son établissement ». Ce qui n’est pas le cas des plateformes de mise en relation comme Ornikar.

A contrario, l’auto-école en ligne, Auto-école.net arbore quant à elle un modèle hybride : l’école de conduite a recours à des moniteurs salariés. Une distinction qui amène M. Colombani à considérer l’école de conduite comme l’auto-école en ligne qui est « la plus dans les clous ».

Et de rajouter : « Nous n’avons pas peur de la concurrence à partir du moment où nous travaillons tous avec les mêmes règles ». Le récent rappel à l’ordre qu’a connu le site "Le Permis Libre" est-il annonceur d’un bouleversement pour les plateformes numériques ? Rien n’est moins sûr…

Leïla Ackerman Juriste d'entreprise.