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Arrêt "Louboutin" de la Cour de justice de l’Union européenne du 12 juin 2018 : la semelle rouge sur une chaussure à talon est une marque valable. Par Dominique Summa, Avocat.
Parution : jeudi 30 août 2018
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L’Arrêt de la CJUE (Grande Chambre) du 12 juin 2018 où six pays membres et la Commission Européenne sont intervenus, consacre une action engagée depuis plusieurs années par le créateur français Christian Louboutin et la SAS Christian Louboutin pour faire reconnaître comme marque la semelle rouge de ses célèbres stilettos, mondialement connus- rendus célèbres entre autres par la série Sex and the City .

Cette décision s’inscrit dans les contentieux engagés en France et à l’étranger par Christian Louboutin et la SAS Christian Louboutin en contrefaçon des marques déposées par Christian Louboutin.

Il convient d’examiner l’histoire de la semelle rouge Louboutin (I), les procédures engagées en France et à l’étranger (II), l’arrêt du 12 juin 2018 de la CJUE (III) et la critique d’une situation monopolistique (IV).

I- L’histoire de la semelle rouge Louboutin.

Dans la biographie consacrée à Christian Louboutin, il est rappelé que Christian Louboutin, créateur de modèles de chaussures, est entré chez Charles Jourdan dans les années 1980 où il y a rencontré Roger Vivier, créateur déclaré des talons aiguilles, en 1954, en ayant incorporé une tige métallique dans le talon alors en bois de la chaussure à talon haut créée en Italie sous le nom de « styletto », poignard en italien. Les chaussures à talon haut existaient depuis plus longtemps : années 1930, 1880.

En 1991, Christian Louboutin a créé son salon de chaussures à Paris. Ses clientes prestigieuses, la Princesse Caroline de Monaco et d’autres célébrités ont fait le succès des hauts talons – notamment la série Sex and the City où l’héroïne a une collection de stylettos dont des Louboutins.

La sandale rouge fut une idée de Christian Louboutin. En 1993, pour égayer sa chaussure, il appliqua le vernis à ongle rouge de son assistant.

Outre les chaussures de femmes, Christian Louboutin a développé sa marque sur d’autres produits : chaussures hommes, maroquinerie, beauté : rouge à lèvres, vernis à ongles, parfums. La société vend aux USA (52%), en Europe, au Moyen Orient, en Russie, en Asie et au Japon.

II- Les dépôts de marques et les contentieux.

Christian Louboutin a enregistré un dessin de semelle rouge comme marque figurative en France et au Benelux et a engagé plusieurs actions en contrefaçon :

En France contre la société Zara France : Cour de cassation -Chambre commerciale -Audience publique du mercredi 30 mai 2012 -N° de pourvoi : 11-20724 -Non publié au bulletin : rejet.

La Cour de Cassation a rejeté le pourvoi formé par Christian Louboutin et la SAS Christian Louboutin contre l’Arrêt infirmatif de la Cour d’Appel de Paris du 22 juin 2011 qui avait annulé la marque figurative bidimensionnelle, déposée à l’INPI le 29 novembre 2000, sans aucune précision sur le dessin en forme de semelle rouge, couleur non précisée et d’une forme irrégulière. « Semelle de chaussure de couleur rouge » ; que la société Zara soutient à juste titre que « cette marque ne répond pas aux exigences, d’une part, de clarté et de précision, d’autre part, d’accessibilité, d’intelligibilité et d’objectivité requises tant par les règles et la jurisprudence communautaires que par les articles L. 711-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle ; ».
La Cour d’Appel a ajouté qu’une deuxième marque déposée avec la précision de la couleur référencée, Pantone 18-1663 ne changeait en rien le caractère de la marque redéposée qui restait non distinctive :
« attendu que l’arrêt retient que la semelle visée par la marque litigieuse ne peut se définir par une forme en deux dimensions apte à être représentée, comme en l’espèce, par une figure à plat, mais par une cambrure, une épaisseur ou d’autres éléments caractérisant une forme tridimensionnelle que seule une image en perspective est susceptible de rendre ; qu’il retient encore qu’il est impossible, à l’examen de la figure déposée, de déterminer si celle-ci représente la face extérieure ou la face intérieure de la semelle et qu’ à supposer la figure déposée identifiée comme celle d’une semelle, sa forme, dans la mesure où la partie supérieure, plus large, peut s’analyser comme correspondant à l’avant du pied et la zone inférieure, rétrécie, s’interpréter comme la base d’un talon haut, apparaît dès lors imposée par sa nature ou sa fonction ; qu’il relève que, s’agissant de la couleur rouge revendiquée, celle-ci n’est pas définie par une référence permettant de l’identifier avec précision, la figure censée représenter la semelle comportant elle-même plusieurs nuances de rouge, plus foncée à l’extrémité inférieure droite et en partie médiane, plus vive en partie supérieure gauche où elle présente, répartis sur le pourtour, six points ou taches nettement plus clairs ; qu’il relève encore que la renommée, dont la société Christian X... et M. X... se prévalent, s’attache au concept d’usage systématique d’une semelle rouge pour caractériser une gamme de chaussures, non à la marque litigieuse ; qu’en l’état de ces constatations et appréciations qui font ressortir que ni la forme ni la couleur de la semelle litigieuse ne faisaient l’objet d’une représentation graphique lui permettant d’être représentée visuellement et qu’aux termes d’une appréciation globale, le signe en cause était dépourvu de tout caractère distinctif, la cour d’appel, qui a répondu en les écartant aux conclusions prétendument délaissées, a légalement justifié sa décision ; que le moyen n’est pas fondé ; »

En Belgique : Louboutin c/ DR Adams Footwear BV : Cour d’Appel de Bruxelles 18 novembre 2014.

Par Arrêt infirmatif, la Cour d’Appel de Bruxelles a fait droit à la demande de Christian Louboutin au titre de la marque Benelux déposée le 28 décembre 2009 enregistrée
le 6 janvier 2010.

En Suisse : Christian Louboutin contre Eidgenössisches Institut für Geistiges Eigentum (IGE).

En 2011, l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle a refusé l’extension de la marque Louboutin, décision confirmée par la Cour suprême fédérale Suisse en février 2017.

Aux États-Unis - Christian Louboutin c/ Yves Saint-Laurent.
En 2011, la société Christian Louboutin a déposé une plainte pour contrefaçon contre Yves Saint-Laurent pour un modèle de chaussure entièrement rouge, escarpin à plateforme, ayant un talon épais, style années 1940. Il demandait un million de dollars
En défense, la société YSL avait indiqué que le Roi Louis XIV avait des semelles rouges.
En août 2011, le Juge américain a déclaré que « La loi ne devrait pas autoriser les restrictions qui entravent la créativité et étouffer la concurrence d’un concepteur, tout en accordant à un autre le monopole d’exclure un support ornemental ou fonctionnel nécessaire à une expression artistique plus libre et productive ».
Le Juge a autorisé les deux créateurs à utiliser le rouge : Louboutin conservait le droit exclusif d’utiliser la couleur rouge sur le bas de ses chaussures chaque fois que la partie extérieure de la chaussure est de couleur rouge, tandis que Yves Saint-Laurent pouvait continuer à vendre ses chaussures à semelles rouges tant que la chaussure entière était rouge.
Les deux modèles de chaussures étaient totalement différents, la chaussure à plateforme YSL n’ayant rien de commun avec une paire de stylettos Louboutin.

III- L’arrêt du 12 juin 2018 de la CJUE.

En 2012, Louboutin a engagé un procès, en contrefaçon de sa marque Benelux, contre Van Haren, pour interdire la vente du modèle à semelle rouge "5th Avenue by Halle Berry".
En 2015, Le Tribunal de district de La Haye, pour répondre à la demande en nullité de la marque soulevée par Van Haren, a demandé à la Cour de Justice de l’Union Européenne – CJUE- en question préjudicielle, si la couleur était considérée comme une forme nécessaire et non protégeable au sens de la réglementation européenne et de la Loi Benelux.

La question était : La notion de forme au sens de l’article 3 paragraphe1 sous e )iii de la directive 2008/95 est-elle limitée aux caractéristiques tridimensionnelles du produit, telles que les contours, la dimension et le volume (à exprimer en trois dimensions,) dudit produit ou cette disposition vise-t-elle également d’autres caractéristiques (non tridimensionnelles) du produit, telle que la couleur ?

Le 6 février 2018, l’Avocat Général, prit des conclusions complémentaires, confirmant les premières. Pour lui, la couleur rouge ne pouvait remplir la fonction essentielle de la marque même au regard de la notion de « marque de position » ajoutée par le règlement 2017/1431, notion indépendante de la forme du produit, et que la distinction entre la forme et les autres caractéristiques n’était pas pertinente dans ce contexte de motif de nullité.
Concluant : la notion d’une forme qui donne une valeur substantielle « au produit concerne exclusivement la valeur intrinsèque de la forme et ne permet pas de tenir compte de la réputation de la marque ou de son titulaire. »

Le 12 juin 2018, la Cour de Justice des Communautés Européennes : Après avoir entendu les avis des gouvernements allemands, français, hongrois, portugais, finlandais, du Royaume Uni, de la Commission Européenne, a déclaré qu’une couleur sans délimitation dans l’espace ne pouvait constituer une forme.
Et qu’un signe ne saurait être considéré comme étant exclusivement constitué par la forme lorsqu’en l’occurrence, l’objet principal de ce signe est une couleur précisée au moyen d’un code d’identification internationalement reconnu.
Un signe consistant en une couleur appliquée sur la semelle d’une chaussure à talon haut n’est pas constitué exclusivement par la forme au sens de l’article 3 paragraphe 1, sous e), iii de la directive 2008/95.
Cette décision européenne confirme la validité de la marque de Christian Louboutin et l’exclusivité de la semelle rouge sur des hauts talons.

IV- La critique d’une situation monopolistique.

Il est permis de critiquer cette décision à portée certes limitée à la couleur rouge référencée, Pantone 18-166 sur une semelle à talon haut. Mais, désormais, toute chaussure à talon haut -quelle hauteur ? - pourra être attaquée facilement par la SAS Christian Louboutin sur le fondement de la marque validée.
Cette situation dominante et monopolistique st contraire à la liberté de création et anticoncurrentielle.

Il convient d’observer le peu et même l’absence de toute créativité sur le concept :
- de l’escarpin à talon haut, le styletto italien, fabriqué en Italie, remis en vogue par Roger Vivier,
- de la semelle rouge, identifiée par une couleur non originale, étant elle-même le référencement. La semelle rouge existait bien avant les souliers Louboutin.

Le peu d’originalité et de travail s’est constaté par les deux dépôts successifs de la semelle rouge, le premier modèle faisant penser à des semelles plates de pantoufles, le second étant un dessin d’ordinateur, plus soigné mais sans aucune originalité.

La renommée des chaussures de luxe Christian Louboutin est due à une bonne communication et médiatisation par les clientes de ce dernier.
L’idée de la semelle vernis à ongle est une idée, un concept de fabrication comme l’a souligné la Cour de Cassation mais non une marque originale et distinctive, conférant un monopole.

Dominique Summa