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L’absence de présomption de solidarité entre les créanciers d’une garantie de passif. Par Alexandre Peron, Avocat.
Parution : mardi 19 février 2019
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Le tissu économique national donne lieu chaque année à des opérations d’acquisition de droits sociaux, dans le but de prendre le contrôle d’une société, ce qui en soit, est une opération complexe et risquée nécessitant dès lors la mise en place de mécanismes juridiques permettant de couvrir le risque.

Le premier point réside dans le passif de la société cible, car il peut y avoir une réelle différence entre ce qui est visible au jour de l’acquisition et le passif futur qui peut ne pas être connu au jour de la cession. Néanmoins ce passif futur sera bien à la charge du cessionnaire alors que l’origine résidera dans la gestion antérieure du cédant.

Ainsi, pour se prémunir des risques inhérents à ce type d’opération, le législateur a développé des garanties légales dans le cadre du droit commun de la vente, mais insuffisantes dans la majorité des cas ou inapplicables. Ainsi, les acteurs privés (les acquéreurs) ont développé des techniques contractuelles permettant de prévenir les risques d’informations erronées transmises au sujet du patrimoine de la société, pour garantir que les éléments composant le passif au jour de la cession soient exacts et que le cédant s’engage à prendre à sa charge tout élément de passif qui se révèlerait a posteriori, mais dont l’origine résiderait dans la gestion antérieure de la société par le cédant.

Ainsi la garantie de passif, mécanisme contractuel prisé des parties, viendra le plus souvent s’ajouter aux garanties légales puisque rien n’interdit l’acquéreur d’exercer contre le cédant les recours que lui reconnait la loi, dont ceux fondés sur les vices du consentement par exemple.

Dans ce cadre précis, le cédant vient garantir l’acquéreur que les comptes présentés sont sincères, mais également que le passif connu au jour de la cession ne devrait pas évoluer à la hausse, auquel cas il prendra à sa charge ces nouveaux éléments s’ils trouvent leur origine antérieurement à la cession.

Ce mécanisme est très apprécié car il offre au repreneur une véritable sécurité contractuelle quant à la situation financière de l’entreprise cédée, sans pour autant le priver de toute action en responsabilité extra-contractuelle.

La garantie doit être expressément prévue dans l’acte de cession ou dans un acte séparé. Dans le premier cas, cela permet d’échapper au formalisme prévu à l’article 1376 du Code civil. Les termes de la garantie doivent être sincères, clairs et dénués de toute ambiguïté, notamment parce que celle-ci ne se présume pas.

Si bon nombre de garanties sont bilatérales, elles peuvent néanmoins être multilatérales, et dans cette hypothèse existe-t-il une solidarité entre les créanciers et peut-on envisager une présomption de cette solidarité, alors même que la garantie de passif ne peut se présumer comme nous l’avons vu supra ?

La pratique révèle que la solidarité est envisageable sous différentes formes et que la question de sa présomption est sujette à discussion.

I. L’existence d’une solidarité entre créanciers ne peut se présumer en matière civile.

La notion de « solidarité » ou bien encore de « corréalité » se dresse à priori comme un véritable obstacle au principe de division des créances et des dettes.
La solidarité active (entre créanciers), qui nous intéresse particulièrement ici, consiste à permettre à n’importe lequel des créanciers de réclamer au débiteur la totalité de la créance, sans que le droit individuel de chacun des créanciers ne soit modifié, car chacun d’eux aura droit in fine à la part qui lui revient de droit.

Dans notre cas d’espèce, la chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu un arrêt le 26 septembre 2018 concernant une affaire où deux associés d’une SARL, qui exploitaient un cabinet de courtage en assurance, avaient cédé en 2004 leurs parts dans la société à trois acquéreurs. L’acte de cession comportait notamment une garantie de passif. En 2009, deux des acquéreurs décidaient de poursuivre les cédants en exécution de la garantie, et c’est seulement en 2015 que le troisième acquéreur (personne morale) était intervenu volontairement à l’instance afin de demander l’exécution de la garantie de passif à son profit. Toutefois, les cédants soutenaient que cette action était prescrite.

Si la Cour d’appel a considéré que l’action n’était pas prescrite dans la mesure où la solidarité en matière commerciale est présumée, et qu’ainsi la prescription avait été interrompue par l’action précédemment engagée par les autres acquéreurs, la Cour de cassation a cassé l’arrêt rendu.

En effet la Haute cour a considéré que la solidarité active ne se présumait pas en l’espèce et que les créanciers avaient agi classiquement en qualité de créanciers bénéficiaires de la garantie de passif.

La position de la Cour de cassation est venue placer les créanciers dans une situation complexe car d’une part, les effets de la solidarité active sont justement de permettre à ces derniers de se représenter mutuellement à l’égard du débiteur, en demandant notamment à celui-ci l’exécution d’une obligation.
D’autre part, tout acte qui interrompt ou suspend la prescription à l’égard d’un des créanciers solidaires profite aux autres créanciers, mais bien entendu, à condition que ceux-ci soient solidaires.

La Cour de cassation vise expressément l’ancien article 1197 du code civil en précisant que la solidarité active est bien applicable en l’espèce mais à condition que l’acte de garantie donne expressément le droit à chacun des créanciers de demander le paiement total de la créance et que le paiement libère le débiteur.

Là est toute la subtilité de la position de la Haute cour qui sans rejeter l’existence de la solidarité (disposition légale) vient l’encadrer en imposant une condition, condition qui était également d’origine légale puisque prévue à l’ancien article 1210 du code civil.

Depuis déjà de nombreuses années, nous assistons à ce phénomène consistant à faire du caractère express de la solidarité un élément central de sa validité en matière civile mais aussi en matière commerciale, et c’est justement ce point qui fait débat.

II. La remise en question de la présomption de solidarité entre les créanciers, en matière commerciale.

Dans l’affaire qui nous intéresse, il s’agissait d’une cession de contrôle d’une société commerciale, ainsi la cession était donc logiquement et comme cela est de jurisprudence constante, de nature commerciale à l’égard de l’acquéreur étant intervenu dans la procédure en 2015 (il s’agissait en effet d’une société commerciale), mais également à l’égard des autres acquéreurs qui en visant l’acquisition de parts d’une société commerciale étaient dès lors soumis à un régime commercial, bien qu’acquéreurs personnes physiques.

Suite à la réforme du droit des obligations et des contrats issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, la solution ne semblait pas avoir changé, car le nouvel article 1311 du code civil reprend les effets de la solidarité active décrits par l’ancien article 1197.
Toutefois l’exigence d’une stipulation écrite n’apparaît plus au même endroit, puisqu’elle est une disposition du nouvel article 1311 désormais.

Toutefois, une question importante se pose et ce, de manière de plus en plus récurrente. Effectivement, si l’article 1310 du code civil trouve à s’appliquer à la solidarité passive (entre débiteurs) également, comme l’ancien article 1202 du code civil en disposait, elle était néanmoins présumée en matière commerciale.

En effet, à l’exception du droit civil où la rigueur légale des mécanismes des actes de commerce a toujours été accrue, une règle coutumière voulait que la solidarité entre débiteurs ou créanciers soit présumée en matière commerciale, car elle offre plus de garantie.
Il s’agissait là d’une présomption simple qui pouvait être écartée par la convention des parties ou par les circonstances dans lesquelles l’acte avait été conclu.

Ainsi, dans l’arrêt qui nous occupe, et depuis la réforme du droit des contrats, le fait que la règle selon laquelle la solidarité ne se présume pas soit érigée en règle générale et surtout commune à la solidarité active et passive, peut-il être de nature à inciter les tribunaux à abandonner la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation ou a contrario à l’étendre à la solidarité entre créanciers ?

Cela est souhaitable mais incertain, c’est pourquoi la vigilance doit être de mise et encourager les parties, lorsqu’elles le souhaitent, à mentionner de manière expresse la solidarité entre les créanciers, et ce même si le contrat est de nature commerciale (qu’il s’agisse d’une garantie de passif ou de tout autre type de contrat par ailleurs).

Alexandre PERON Avocat