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La prise d’acte du salarié en 2019. Par Judith Bouhana, Avocat.
Parution : vendredi 12 avril 2019
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A manier avec grande précaution, la prise d’acte est parfois un rempart ultime du salarié qui rompt son contrat de travail immédiatement et de manière unilatérale compte tenu des graves manquements de son employeur.
(Cet article actualise les deux précédents articles rédigés par l’auteur sur le même sujet en 2018 et en 2016.)

En marge des ruptures du contrat de travail prévues par le Code du travail (démission, rupture conventionnelle et licenciement) la prise d’acte constitue une rupture du contrat de travail immédiate et imposée par le salarié à son employeur.

Mais c’est également une décision privant le salarié de toutes indemnités chômages durant 121 jours sauf révision de sa situation par la Commission Paritaire Régionale de Pôle Emploi [1], et lui faisant prendre le risque d’avoir à indemniser son employeur de tout préavis non effectué.

Malgré les risques inhérents à la prise d’acte, celle-ci fait toujours l’objet d’un contentieux judiciaire qu’il est important pour le salarié de connaître pour entourer sa prise d’acte de toutes les précautions nécessaires.

Seuls les Juges saisis d’une demande du salarié pourront faire produire à la prise d’acte les effets d’un licenciement nul ou sans cause réelle ni sérieuse si la gravité des manquements de l’employeur est reconnue par les Juges ou à défaut d’une démission.

En 2019, le contentieux naissant sur la prise d’acte se cristallise essentiellement sur les modifications des fonctions et de la rémunération du salarié sans son accord.

4 arrêts retiennent l’attention.

1. La modification des fonctions du salarié entrainant une diminution de ses responsabilités justifie une prise d’acte aux torts de l’employeur (Cass. Soc. 9 janvier 2019 n°17-24455).

Dans cette décision, la Cour de Cassation confirme l’arrêt d’appel qui a fait produire les effets d’une démission à la prise d’acte d’un Chargé de missions qui contestait le retrait d’une de ses responsabilités ainsi qu’un coefficient erroné figurant sur son contrat de travail.

La démission est néanmoins retenue par la Cour de Cassation aux motifs que « La mention du coefficient 180 figurant sur le contrat de travail du salarié, qui percevait la rémunération contractuellement prévue, procédait d’une erreur matérielle de l’employeur, d’autre part que la modification des fonctions du salarié dans le cadre d’une réorganisation n’avait pas entraîné de diminution de ses responsabilités… ».

En conclusion, seul le salarié établissant une modification de ses fonctions avec une diminution de ses responsabilités pourra prendre acte légitimement de la rupture de son contrat de travail aux torts de son employeur.

Le salarié veillera au moment de sa prise d’acte de s’entourer de toutes les pièces justificatives de la diminution de ses responsabilités (courriels, courriers, notes, copies des tâches accomplies avant et après modification de ses fonctions,…).

2. Une modification à long terme des attributions du salarié (Cass. Soc. 6 mars 2019 n°17-18260).

Dans cette affaire, un Ingénieur Etude et Développement Expert E-Learning élu Délégué du personnel contestait une modification de ses responsabilités et fonctions concernant son activité d’Etude et Développement, rappelant qu’en sa qualité de salarié protégé, aucune modification ni changement de ses conditions de travail ne pouvait lui être opposée.

L’employeur répondait que ce changement d’attribution était temporaire et en lien avec des difficultés conjoncturelles.

Procédant à une analyse pragmatique de l’activité réellement exercée par le salarié, la Cour de Cassation confirme l’arrêt d’appel qui avait « constaté que le salarié n’avait jamais cessé d’exercé une activité de recherche développement, que ses responsabilités n’avaient pas été réduites et que la modification de ses attributions avait un caractère temporaire ».

Ce qui selon la Cour de Cassation confirmait "l’absence de manquement suffisamment grave pour empêcher la poursuite du contrat de travail".

Cette décision est à mettre en parallèle avec celle de la Chambre sociale du 20 septembre 2018 (n°16-26152) qui avait cassé l’arrêt d’appel d’un Gestionnaire de paie salarié protégé (Conseillers des salariés) dont la prise d’acte avait été requalifiée en démission alors que, selon les Juges suprêmes, le salarié justifiait d’un changement de ses conditions de travail non sur une courte période de 20 jours comme l’indiquait l’employeur mais à plus long terme avec des restrictions de ses attributions marquées :
« A compter du 1er janvier 2009, le salarié avait exercé les fonctions d’Administrateur… lors de son retour après sa mise en pied de nouvelles missions lui avaient été attribuées consistant principalement en la réalisation de notes sur la législation en matière de durée de travail et réalisation d’un cahier des charge pour la modification du système de paie, que son accès à… lui avait été retiré, ce dont elle aurait dû déduire l’existence de manquements suffisamment graves ».

Tout est donc une question de nuance et d’appréciation des restrictions apportées aux responsabilités du salarié, celles-ci devant être diminuées sur une période estimée suffisamment longue par les juges (dans l’arrêt précité plus de 20 jours) et suffisamment étendues pour caractériser un manquement grave empêchant poursuite du contrat de travail.

Avant de prendre acte, le salarié prendra très utilement conseil auprès d’un avocat de préférence spécialiste en droit du travail qui pourra évaluer au vu des décisions rendues si le manquement apparaît suffisamment grave.

3. La modification de la rémunération du salarié nécessite son accord express (Cass. Soc. 6 février 2019 n°17-28744).

Dans cet arrêt déjà évoqué dans un précédent article sur la prime d’objectifs [2], un attaché commercial avait pris acte de la rupture de son contrat de travail à défaut de règlement de sa prime d’objectifs.

L’employeur estimait que le salarié avait donné son accord par son absence de contestation du montant de ses commissions perçues, accord qu’il estimait également confirmé par le courrier envoyé par un collègue de travail à l’employeur mentionnant l’accord du salarié sur cette nouvelle commission.

Dans la ligne de sa jurisprudence exigeant un accord exprès du salarié pour toute modification de sa rémunération, la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel : « Qu’en statuant ainsi, sans caractériser l’accord exprès du salarié à cette modification de sa rémunération, la cour d’appel a violé les textes susvisés » (il s’agissait de la loyauté contractuelle inhérente à tout rapport entre contractant).

4. Enfin, un avis très récent de la Cour de Cassation apporte une précision essentielle en matière de prise d’acte. (Cassation chambre sociale avis n°15003 du 3 avril 2019 Pourvoi n°17-70001).

Le salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail n’a pas à justifier d’une mise en demeure préalable adressée à son employeur.

Les praticiens en droit civil connaissent les nouvelles dispositions de l’article 1226 du Code civil qui exigent préalablement à toute rupture d’un contrat de mettre en demeure le co-contractant de respecter telle obligation à laquelle il est soumis.

La question posée aux Juges Suprêmes était de savoir si cette nouvelle disposition du Code civil s’appliquait au salarié prenant acte de la rupture de son contrat de travail.

En toute logique, la Cour de Cassation a précisé que cette mise en demeure préalable « n’est pas applicable au salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail (car) les modes de ruptures du contrat de travail à l’initiative de l’employeur ou du salarié sont régis par des règles particulières et emportent des conséquences spécifiques de telle sorte que les dispositions de l’article 1226 du Code civil ne leur sont pas applicables ».

Cet avis est conforme à l’arrêt du 16 mai 2018 Chambre sociale (n°17-10510) déjà évoqué [3] , dans lequel un salarié n’avait travaillé que 5 jours aux nouvelles conditions imposées par son employeur, sans émettre de protestation sur la modification de sa qualification conventionnelle et avait selon l’employeur pris acte de la rupture de son contrat de travail sans lui laisser le temps de lui répondre.

La Cour de Cassation avait à cette occasion confirmé qu’en matière de prise d’acte le salarié n’a pas à mettre préalablement son employeur en demeure de respecter son contrat de travail.

Dès lors que des graves manquements justifient la rupture du contrat de travail, celle-ci peut être immédiatement dénoncée à l’employeur par un écrit sans mise en demeure préalable.

Cette voie de rupture à haut risque pour le salarié demeure parfois sa seule possibilité pour mettre fin à une situation subie, parfois toxique (harcèlement moral, atteinte à la santé physique et morale du salarié, privation de salaire etc).

Un avis éclairé d’un avocat de préférence spécialisé en droit du travail demeure essentiel pour permettre à cette prise d’acte de produire les effets d’un licenciement nul (pour harcèlement moral, pour violation d’une liberté publique, discrimination etc) ou sans cause réelle ni sérieuse et échapper à la requalification en démission.

Judith Bouhana Avocat spécialiste en droit du travail www.bouhana-avocats.com

[2En savoir plus avec cet article.

[3En savoir plus avec cet article.

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