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La compétence de la Cour pénale internationale concernant les crimes internationaux en Birmanie. Par Ali Bounjoua, Etudiant.
Parution : mardi 16 juillet 2019
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Les Rohingyas, formant un groupe ethnique de religion musulmane vivant dans le nord de l’État d’Arakan administré par la Birmanie, font l’objet, depuis 2016, de persécutions de la part des forces armées birmanes. Face à ces persécutions, une organisation armée se forma alors en octobre 2016 sous l’effigie de « l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan ».

En décembre 2016, l’Organisation internationale pour la migration a dénombré 30.000 Rohingyas qui quittèrent la Birmanie pour le Bangladesh afin de se réfugier, fuyant ainsi le massacre découlant de ce conflit ayant suscité l’indignation de la communauté internationale.

Aujourd’hui, selon un rapport des Nations unies, il est estimé pas moins de 700.000 Rohingyas qui furent soumis à un exil forcé vers la république populaire du Bangladesh. Ainsi, la Mission d’établissement des faits (MEF) de l’ONU sur la Birmanie, créée par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU en mars 2017 a déclaré que les généraux de Birmanie devaient être poursuivis pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre.

Face à l’inaction des juridictions pénales nationales birmanes, le procureur de la Cour pénale internationale s’est alors exprimé le 18 septembre 2018 sur l’ouverture d’un examen préliminaire concernant les Rohingyas. Par conséquent, se pose alors la question de savoir si et dans quelle mesure la Cour pénale internationale serait compétente pour connaitre de tels crimes internationaux commis par l’armée birmane à la lumière du droit international ?

Dans ce présent article nous nous limiterons à la question de la compétence de la Cour pénale internationale au vu des crimes internationaux qui seraient commis par les forces armées birmanes sans se pencher sur la question de la responsabilité internationale de la Birmanie.

Premièrement, il est nécessaire de souligner que la Cour pénale internationale est avant tout une organisation internationale fondée sur l’acte constitutif que représente son Statut qui est le Statut de Rome du 17 juillet 1998. De ce fait, la compétence de la Cour est soumise au principe de la relativité des traités en droit international. Néanmoins, tous les États ne sont pas membres de la Cour. La compétence de la Cour est règlementée par les articles 12 et 13 du Statut de Rome. Sur base de ces articles, l’on dénombre quatre possibilités de saisir la Cour pénale internationale :
- lorsque l’auteur du crime est de la nationalité d’un État partie au Statut ;
- lorsque le crime a été commis sur le territoire d’un État partie au Statut ;
- si le crime a été commis sur le territoire ou par les ressortissants d’un État qui a fait une déclaration reconnaissant la compétence de la Cour ;
- enfin, lorsque la situation a été déférée à la Cour par le Conseil de sécurité.

A cela nous devons rajouter la compétence ratione temporis telle que prévue à l’article 11 §1 qui implique que la Cour n’a pas compétence pour connaitre des crimes internationaux qui se seraient commis avant l’entrée en vigueur de son Statut, c’est-à-dire avant le 1er juillet 2002. Pour le surplus, l’article 11 §2 dispose que la compétence ratione temporis est déterminée au cas par cas en fonction de la date de ratification du Statut par l’État concerné.

Enfin, en vertu de l’article 17 §1 du Statut de Rome, la Cour doit veiller au principe de complémentarité qui lui impose de déclarer l’affaire irrecevable si :
- l’affaire fait l’objet d’une enquête ou de poursuites en cours de la part d’un l’État ayant compétence en l’espèce ;
- l’affaire a fait l’objet d’une enquête de la part d’un État ayant compétence et que l’État a décidé de ne pas poursuivre la personne concernée ;
- la personne concernée a déjà été jugée pour le comportement en cause (application du principe non bis in idem en droit pénal).

Ainsi le principe de complémentarité implique que la Cour pénale internationale pourra être compétente si et seulement si les États ne remplissent pas leur obligation de poursuivre les individus responsables des crimes internationaux.

De manière plus fondamentale, l’article 1er du Statut de Rome dispose « qu’il est créé une Cour pénale internationale en tant qu’institution permanente, qui peut exercer sa compétence à l’égard des personnes pour les crimes les plus graves ayant une portée internationale, au sens du présent Statut. Elle est complémentaire des juridictions pénales nationales. (…). ». Suite à cet article 1er du Statut, il est donc nécessaire d’identifier les personnes qui seraient auteures des crimes graves ayant une portée internationale au sens dudit Statut pour lesquelles la Cour pourra, le cas échéant, se déclarer compétente.

La Mission d’établissement des faits mandatée par le Conseil des droits de l’Homme (CDH) de l’ONU en mars 2017 pour examiner la situation des droits humains en Birmanie a remis un rapport dans le cadre de la 39e session ordinaire du CDH. Le rapport en question a mis en exergue sans équivoque l’extrême violence exercée par l’armée birmane (« la Tatmadaw ») à l’encontre de la minorité du peuple birman : les Rohingyas.

Le rapport démontre ainsi les attaques menées d’une certaine gravité par l’armée birmane massacrant des milliers de civils. Les forces armées, sur base du rapport d’enquête du CDH, seraient les auteurs de tortures, disparitions forcées, viols, destructions de villages, meurtres de masse et autres crimes. Toutes ces infractions commises sont, aux yeux du droit international, des crimes graves à portée internationale au sens de l’article 1er et de l’article 5 du Statut de Rome. Ainsi, comme l’a déclaré Monsieur Christopher Sidoti, membre de la Mission d’enquête internationale indépendante, « la mission a conclu que l’enquête et les poursuites pénales sont justifiées à l’encontre des principaux généraux de l’armée birmane pour les trois catégories de crimes de droit international : génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre ».

Cependant, les juridictions pénales nationales birmanes ne sont pas disposées à juger les généraux des forces armées birmanes qui seraient auteurs de ces infractions pénales internationales. En effet, le porte-parole du gouvernement birman Zaw Htay a déclaré que « nous n’avons pas autorisé la MEF (Mission d’établissement des faits de l’ONU) à entrer en Birmanie, c’est pourquoi nous n’acceptons aucune résolution du Conseil des droits de l’Homme » et a poursuivi en mettant en avant un projet de mise en place d’une « Commission d’enquête indépendante » par la Birmanie pour répondre aux « fausses allégations des agences de l’ONU » selon les propos tels que relatés par le Global New Light of Myanmar, le journal officiel de la région. Ainsi, le principe de complémentarité imposé par l’article 17 §1 du Statut de Rome semble être facilement vérifié dans le cas d’espèce.

Cependant s’agissant des autres conditions procédurales, telles que prévues par les articles 12 et 13 du Statut de Rome, pour que la Cour puisse se déclarer compétente, ne semblent pas rencontrées, du moins à première vue. En effet, la Birmanie n’étant pas partie au Statut de Rome, la Cour ne peut exercer sa compétence pour juger les personnes soupçonnées de crimes internationaux. Comme cité plus haut, il est nécessaire que les auteurs du crime, ici les membres des forces armées, aient la nationalité d’un État partie au Statut or la Birmanie n’est pas partie audit Statut. Il en est de même concernant la compétence se fondant sur le territoire de la commission de l’infraction puisque la Birmanie n’est pas partie au Statut de la Cour.

Cependant l’on pourrait imaginer que le Conseil de sécurité, en vertu de l’article 13 du Statut, défère l’affaire à la Cour. Mais pour des raisons politiques qui ne seront pas analysées dans cet article, il est fort probable que la Chine appose son droit de véto. De prima facie, il semblerait donc que la Cour pénale internationale soit incompétente pour connaitre des crimes commis par les généraux des forces armées birmanes.

Ce n’est donc pas sans surprise que nous pouvions lire sur le site de la Cour que le procureur de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda, a déposé le 6 septembre 2018 une demande sur base de l’article 19 alinéa 3 du Statut qui dispose que « le procureur peut demander à la Cour de se prononcer sur une question de compétence ou de recevabilité. Dans les procédures portant sur la compétence ou la recevabilité, ceux qui ont déféré une situation en application de l’article 13, ainsi que les victimes, peuvent également soumettre des observations à la Cour » sur la situation en Birmanie. En réponse à cette demande, la Chambre préliminaire I de la Cour a décidé, à la majorité de ses membres, que la Cour pouvait exercer sa compétence à l’égard du peuple Rohingyas de Birmanie.

Sur quelle base juridique les juges, siégeant à la Chambre préliminaire I, ont-ils pu justifier la compétence de la Cour ?

L’un des crimes reprochés aux généraux des forces armées birmanes est le crime contre l’humanité tel que défini à l’article 7 du Statut de la Cour. Cet article dispose « qu’aux fin du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systémique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque (…) ». L’un des actes incriminés en tant que crime contre l’humanité est la « déportation ou transfert forcé de la population » (article 7-d du Statut).

Selon H.-D. Bosly et C. De Valkeneer, on entend par « déportation ou transfert forcé de la population », le fait de déplacer des personnes, en les expulsant ou par d’autres moyens coercitifs, de la région où elles se trouvent légalement, sans motifs en droit international. Le terme « forcé » ne se limite pas à la force physique et peut comprendre un acte commis en usant à l’encontre des personnes visées de la menace de la force ou de la coercition, telle que celle causée par la menace de violences, contraintes, détentions, pressions psychologiques, abus de pouvoir ou bien à la faveur d’un climat coercitif [1]. Ainsi, même si les moyens coercitifs qui ont contraint les Rohingyas à fuir ont été employés sur le territoire de la Birmanie, les victimes en cause ont franchi une frontière (élément essentiel du crime de déportation) en entrant sur le territoire bangladais or l’État du Bangladesh, contrairement à l’État Birman, est bien partie au Statut de la Cour ayant ratifié ledit Statut le 23 mars 2010.

La Chambre a donc conclu, d’une part, que l’article 7 d du Statut énonçait deux crimes distincts, à savoir le transfert forcé et la déportation, et d’autre part, que la Cour pouvait, conformément à l’article 12-2-a du Statut, exercer sa compétence si l’un des éléments d’un crime visé à l’article 5 du Statut ou si une partie d’un tel crime étaient commis sur le territoire d’un État partie au Statut. C’est donc sur cette base juridique que la Cour a pu établir sa compétence pour connaître du crime contre l’humanité que constitue la déportation présumée contre les Rohingyas. Puisqu’un élément de ce crime (le passage d’une frontière) a eu lieu sur le territoire d’un État partie au Statut (le Bangladesh). De plus, la Chambre a en outre déclaré que la Cour pouvait exercer sa compétence à l’égard de tout autre crime visé à l’article 5 du Statut.

Suite à la décision de la Chambre préliminaire I, le procureur de la Cour pénale internationale a alors, le 4 juillet 2019, déposée une demande aux juges pour une autorisation d’ouvrir une enquête à propos de la situation au Bangladesh-Birmanie. L’enquête porterait sur les crimes contre l’humanité qui ont été commis sur les Rohingyas à savoir la déportation, d’autres actes inhumains et des actes de persécutions.

Pour se justifier, le procureur a clairement rappelé dans sa requête que certains éléments de ces crimes seraient survenus sur le territoire du Bangladesh (État parti au Statut de Rome).

La requête d’enquête fait donc suite à l’examen préliminaire qui fut mené le 18 septembre 2018 par le bureau du procureur de la Cour au terme duquel il a été conclu que les conditions juridiques requises par le Statut de Rome pour ouvrir une enquête étaient réunies. A l’issu de cet examen préliminaire sur lequel se fonde la requête d’ouverture d’une enquête, le procureur a estimé qu’il existait une base raisonnable permettant de conclure qu’au moins 700.000 Rohingyas avaient été déportés de la Birmanie vers le Bangladesh par des moyens coercitifs (article 7-d).

Dans sa déclaration, postée sur le site de la Cour, le procureur soulève que « étant donné que la Birmanie n’est pas partie au Statut de Rome mais que le Bangladesh l’est, il est important de garder à l’esprit que si les juges autorisent l’ouverture d’une enquête, celle-ci ne portera pas sur l’ensemble des crimes potentiellement commis en Birmanie. Mais elle se concentrera sur ceux commis en partie sur le territoire bangladais. Toutefois, une enquête sur la déportation signifie qu’il faudra regarder de plus près les violences qui n’auraient laissé d’autres choix aux Rohingyas que de fuir la Birmanie ».

En conclusion, on aurait pu penser, à première vue, que la Cour pénale internationale serait incompétente en l’espèce pour connaitre des crimes internationaux potentiellement commis par les généraux des forces armées birmanes. Néanmoins, de par une construction juridique ingénieuse sur le plan du droit pénal international basé sur les articles 12, 13, 15, 17 et 19 du Statut de Rome et en particulier sur la définition du crime de déportation à l’article 7-d dudit Statut, la Chambre préliminaire I a pu conclure à une compétence de la Cour à connaitre de la situation au Bangladesh-Birmanie.

Ali Bounjoua, chercheur doctorant au Centre de droit européen de l\\\'ULB

[1Bosly, H.-D., De Valkeneer, C., « Section 2.-Eléments constitutifs » in Les infractions - Volume 5, Bruxelles, 2e édition Larcier, 2012, p. 113-138.