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Adoption de la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins, quel impact pour les artistes de la musique ? Par Johanna Bacouelle, Docteur en droit.
Parution : jeudi 1er août 2019
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La directive du 17 avril 2019 harmonise les législations sur le droit d’auteur et les droits voisins afin d’établir un marché unique numérique. Pour parvenir à cet objectif, le texte entend maintenir un niveau élevé de protection aux artistes (auteurs et interprètes). Comment ? C’est tout l’objet de cet article.

La directive redéfinit tout d’abord un cadre juridique plus équitable dans les rapports entre les titulaires de droits et les plateformes de partage (du type Youtube).
Jusque là, ces plateformes bénéficiaient d’une responsabilité limitée quant aux « contenus » diffusés par leurs utilisateurs. La conséquence de cela a été le développement d’un cadre défavorable aux artistes puisque les plateformes ont capté l’essentiel des profits générés par la diffusion de leur travail (« value gap »).

La directive entend donc mettre fin à cette situation inéquitable en revenant sur le statut des plateformes. Les titulaires de droits voient désormais leur position renforcée (I).

Par ailleurs, les contrats conclus par les artistes sont souvent déséquilibrés. Très peu d’artistes disposent d’une marge de négociation.
Cette question n’est pas nouvelle. Dans notre système juridique, les contrats des artistes sont déjà très encadrés : la loi Création et Patrimoine du 7 juillet 2016 a renforcé les droits des interprètes et le code des usages et bonnes pratiques de l’édition musicale complète les dispositions légales en ce qui concerne les auteurs.

La directive entend réguler plus largement les relations contractuelles en imposant des règles en matière de rémunération et de transparence (II).

I. Des droits plus efficaces face aux plateformes de partage.

A) Vers une responsabilité accrue des plateformes de partage (art. 17).

Les plateformes visées par le texte [1] sont les « fournisseurs de services de partage de contenus en ligne » (…) qui stockent et donnent au public l’accès à une quantité importante de contenus protégés par le droit d’auteur ou les droits voisins qui ont été mis en ligne par ses utilisateurs, qu’ils organisent et promeuvent à des fins lucratives (art. 2, §6). Il est désormais clairement admis que ces plateformes ont un rôle actif et réalisent un acte de communication au public pour les contenus diffusés par les utilisateurs.
Par conséquent, elles ne peuvent plus s’abriter derrière le régime de responsabilité limité prévu par la directive e-commerce pour les intermédiaires techniques [2]. Pour autant, les plateformes ne sont pas responsables du seul fait de la présence sur leurs sites de « contenus » non autorisés. Là encore, c’est un mécanisme de responsabilité spécifique (réclamé depuis longtemps) qui leur est applicable, à mi-chemin entre celui des hébergeurs et celui des éditeurs.

La directive prévoit deux possibilités. Premièrement, les plateformes devront obtenir des autorisations en passant des accords de licence [3] avec les titulaires de droits et en pratique avec les organismes de gestion collective (par ex : la SACEM, la SACD en ce qui concerne les œuvres musicales). Sans y être obligée, c’est déjà ce que faisait la plateforme Youtube en contractant avec les organismes de gestion collective (OGC) et les majors. Désormais cette obligation est généralisée et renforcée. La directive précise que ces accords couvrent les actes des utilisateurs à condition que ces derniers n’agissent pas à titre commercial ou que leurs activités ne génèrent pas de revenus significatifs. Si tel n’est pas le cas, l’utilisateur devra se rapprocher directement des titulaires de droits ou des OGC pour obtenir les autorisations nécessaires.

À défaut d’accord avec les titulaires de droits et en présence de contenus illicites, la plateforme [4] pourra démontrer qu’elle a accompli un certain nombre d’actions de nature à écarter sa responsabilité (art. 17, §4). Elle pourra démontrer qu’elle a fourni ses meilleurs efforts pour :
- obtenir une autorisation ;
- garantir l’indisponibilité des contenus protégés compte tenu des informations transmises par les titulaires de droits.

Comme auparavant, la plateforme devra rapidement retirer les contenus illicites dès réception d’une notification de la part des titulaires de droits (notice and take down) mais elle devra en plus empêcher qu’ils ne soient de nouveau mis en ligne (notice and stay down).
La procédure de notification et de retrait des contenus devrait gagner en efficacité puisque les titulaires de droits n’auront plus l’obligation de notifier la mise en ligne d’un contenu déjà signalé. Il appartiendra automatiquement à la plateforme d’en empêcher la mise à disposition.

Il est attendu une coopération entre les différentes parties prenantes puisque les plateformes devront faire preuve de transparence et fournir aux titulaires de droits, à leur demande, des informations sur le fonctionnement de leurs pratiques en ce qui concerne les efforts fournis pour empêcher que des contenus protégés ne soient présents sur leurs sites en l’absence d’autorisation et, en cas d’accords de licence conclus avec les titulaires de droits, des informations sur l’utilisation des contenus couverts par les accords. Parallèlement, les demandes des titulaires de droit, tel que le retrait d’un contenu, doivent être dument justifiées.

B) Limites.

Pour satisfaire à leurs obligations, les grosses plateformes devront concrètement déployer des technologies de reconnaissance des contenus [5] (ce que faisait déjà Youtube avec Content ID). Dans son dernier rapport d’activité, la HADOPI se considère compétente pour encadrer les accords conclus entre les ayants droit et les plateformes pour l’utilisation de ces technologies.

Toutefois, les nouvelles contraintes qui pèsent sur les plateformes ne doivent pas conduire à des abus. La directive réaffirme le principe selon lequel les plateformes ne sont pas tenues à une obligation générale de surveillance (art. 17, §8). Par conséquent, la procédure du « notice and stay down » désormais admise ne devrait en principe concerner que des mesures ciblées conformément à la jurisprudence de la CJUE (si tant est que cela soit possible vu la quantité d’œuvres diffusées ?).

Par ailleurs, les moyens que devront déployer les plateformes seront appréciés à l’aune du principe de proportionnalité.
Il sera pris en considération « a) le type, l’audience et la taille du service, ainsi que le type d’œuvres ou d’autres objets protégés téléversés par les utilisateurs du service ; et b) la disponibilité de moyens adaptés et efficaces et leur coût pour les fournisseurs de services » (art. 17, §5).

Enfin, les utilisateurs ne doivent évidemment pas être empêchés de bénéficier des exceptions légales (art. 17§7) [6].
Ces derniers sont libres de partager des contenus protégés notamment aux fins spécifiques de la parodie, de la citation, de la critique… La difficulté est que les outils existants ne permettent pas de distinguer les utilisations licites qui relèvent d’une exception légale et celles qui ne le sont pas. Il existe donc un risque que des contenus soient injustement bloqués ou retirés. Précisément, le texte prévoit un dispositif de traitement des plaintes et de recours rapide et efficace, à la disposition des utilisateurs en cas de litige portant sur le blocage de l’accès à des contenus protégés qu’ils ont téléversés ou sur leur retrait. Les décisions de blocage d’accès aux contenus téléversés ou de retrait de ces contenus font l’objet d’un contrôle par une personne physique. Des voies de recours extrajudiciaires sont également prévus pour le règlement des litiges (art. 17, §9).

II. Renforcement de la protection contractuelle des artistes.

A Le principe d’une juste rémunération.

1) Le principe d’une rémunération proportionnelle et appropriée (art. 18).

La directive pose « le principe d’une rémunération proportionnelle et appropriée » [7] dans le cadre d’un contrat de cession et de licence. Que faut-il entendre par « proportionnelle » ? À la lecture du considérant 73, il faut comprendre cela au sens d’une rémunération « proportionnée ». Il est en effet précisé que la rémunération peut être proportionnelle (c’est à dire calculée en fonction des revenus générés par l’exploitation de l’œuvre ou de l’interprétation) ou forfaitaire. Le principe d’une rémunération proportionnelle étant plus favorable pour les artistes, il est précisé que « le forfait devrait être l’exception ».

Proportionnée par rapport à quoi ? Il est précisé que la rémunération est proportionnée à la valeur économique réelle ou potentielle des droits, compte tenu de la contribution de l’artiste (comment l’évaluer ?) et de toutes les autres circonstances de l’espèce, telles que les pratiques de marché ou l’exploitation réelle de l’œuvre.

Par quels mécanismes ? Les États sont libres de définir les mécanismes à condition de respecter le principe de la liberté contractuelle et un juste équilibre des droits et des intérêts. Dans notre système juridique, le principe d’une rémunération proportionnelle est prévu uniquement pour les auteurs [8].
S’agissant des interprètes, seuls les artistes sous contrats d’exclusivité bénéficient en pratique d’une rémunération proportionnelle [9] sous réserve de certaines dispositions prévues par la convention collective de l’édition phonographique [10].

Considérant que les artistes-interprètes ne bénéficient pas d’une juste rémunération au titre des diffusions en ligne (notamment en streaming) [11], il est réclamé depuis longtemps par leurs représentants [12], la mise en place d’une gestion collective obligatoire des droits. À l’image du mécanisme de rémunération équitable qui couvre la diffusion de musique à la radio, TV et dans les lieux sonorisés, les artistes seraient rémunérés directement par les OGC et les sommes directement collectées auprès des plateformes numériques.

Toutefois, au fil des nombreuses études lancées par les pouvoirs publics sur le secteur de la musique [13], l’idée s’est toujours heurtée à l’opposition des organisations professionnelles des producteurs. La proposition refait surface. Il faut aussi que ce mécanisme s’articule avec le principe de liberté contractuelle et qu’il tienne compte d’un juste équilibre entre les intérêts et droits en présence.

2) Le mécanisme d’adaptation des rémunérations (art. 20).

Les artistes pourront demander la révision de la rémunération prévue et exiger une rémunération supplémentaire auprès des ayants droit et des sous-contractants lorsque celle-ci se révèle exagérément faible par rapport à l’ensemble des revenus tirés de l’exploitation [14]. Pour exercer ce droit, l’artiste doit avoir accès à un certain nombre d’informations. C’est pourquoi la directive pose en parallèle une obligation de transparence (art. 19) . Dans notre système, le Code de la propriété intellectuelle prévoit pour l’instant un mécanisme de révision des rémunérations au profit des seuls auteurs [15].

B Les autres garanties contractuelles.

1) Obligation de transparence (art. 19).

La directive prévoit que les artistes puissent avoir accès (au minimum une fois par an) à un certain nombre d’informations, notamment en ce qui concerne les modes d’exploitation des œuvres et prestations, l’ensemble des revenus générés et la rémunération due, à l’encontre des contractants directs ou des sous-contractants (bénéficiaires de sous-licence) [16].
Cette disposition ne s’applique pas aux relations entre les artistes et les OGC [17].

L’obligation de transparence prévue dans la directive comporte plusieurs limites qui peuvent nuire à son efficacité. Premièrement, l’obligation de transparence doit être « proportionnée ». Il est précisé que dans des cas dûment justifiés, lorsque la charge administrative résultant de l’obligation se révèle disproportionnée par rapport aux revenus générés par l’exploitation de l’œuvre, ou de l’interprétation, l’obligation est limitée aux types et au niveau d’information que l’on peut raisonnablement attendre dans ces cas. L’obligation pourra ne pas s’appliquer lorsque la contribution de l’auteur ou de l’artiste interprète n’est pas « significative » (qu’est ce qu’une contribution significative ?), à moins que l’auteur ou l’artiste interprète ne démontre qu’il a besoin de ces informations pour exercer ses droits pour obtenir une rémunération supplémentaire (au titre de l’article 20).

Plus favorable pour les artistes, le texte prévoit toutefois que l’objectif de transparence puisse être mis en œuvre par la voie de la négociation collective (art. 19, §5).
L’exigence de transparence est déjà prise en compte dans notre système juridique mais elle est limitée à certains types de contrats : par exemple dans les contrats conclus entre les artistes-interprètes et les producteurs phonographiques et lorsqu’une rémunération proportionnelle est prévue, le producteur doit rendre compte semestriellement du calcul de la rémunération due de façon explicite et transparente [18].

En droit d’auteur [19], il est également prévu que l’éditeur doive rendre compte au moins une fois par an du nombre d’exemplaires fabriqués et vendus ainsi que du montant des redevances dues ou versées à l’auteur. Cette obligation est renforcée par les règles prévues dans le code des usages et des bonnes pratiques de l’édition musicale du 4 octobre 2017. C’est une obligation importante qui peut donner lieu à la résiliation du contrat ou l’attribution de dommages et intérêts en cas de non-respect par l’éditeur.

2) Droit de révocation (art. 22).

L’artiste qui a cédé ses droits ou conclu une licence à titre exclusif peut révoquer le contrat en cas de non-exploitation de l’œuvre ou de l’interprétation [20].

Dans une certaine mesure, cela existe déjà dans notre système juridique au profit de l’auteur qui a conclu un contrat d’édition [21] et des artistes-interprètes qui ont conclu un contrat avec un producteur de phonogrammes. Dans ce deuxième cas, il est prévu qu’en cas de non-exploitation , le juge puisse prononcer toute mesure appropriée et donc la résiliation du contrat [22].

Ce dispositif n’est pas obligatoire pour les États membres. Aussi, il fait l’objet de plusieurs limitations. Il est prévu que ce mécanisme puisse être exclu notamment lorsque l’œuvre contient les contributions d’une pluralité d’auteurs ou d’interprètes ; ce qui est généralement le cas de l’œuvre musicale et qu’il ne pourrait s’appliquer qu’après un délai déterminé.
D’autres mécanismes pourraient être envisagés à la place, telle que la faculté laissée à l’artiste de mettre fin à l’exclusivité. Il est également prévu la possibilité que ce droit ne s’applique pas lorsque l’artiste peut remédier à l’absence d’exploitation (?).

Enfin, un accord collectif peut prévoir une dérogation à ce mécanisme.

3) Défense des droits et procédure extra-judiciaire de règlement des litiges (art. 21).

Les litiges relatifs à l’obligation de transparence et au mécanisme d’adaptation des contrats peuvent être soumis à une procédure alternative de règlement des litiges volontaire [23].
Il est précisé que les OGC doivent pouvoir y avoir recours à la demande des artistes qu’elles représentent. Dans notre système juridique, le médiateur de la musique instauré par la loi LCAP est déjà chargé d’une mission de conciliation dans les litiges qui peuvent notamment survenir entre les artistes et les producteurs de phonogrammes [24].

Après la loi Création et patrimoine du 7 juillet 2016, [25] la Directive constitue une avancée supplémentaire vers une meilleure protection des droits des artistes de la musique. Les objectifs sont clairs.

Reste à voir comment ils seront mis en œuvre, au plus tard le 7 juin 2021…

Johanna Bacouelle Docteur en droit Auteur "Les droits du musicien" (éd. La lettre du Musicien) Pour me suivre: instagram.com/johannabackwell

[1Directive n° 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, JOUE n° L 130/92.

[2Directive n° 2000/31/CE du 8 juin 2000 relative au commerce électronique, JOCE n° L. 178/01 (art. 14 et 15).

[3Cons. 69.

[4Un régime dérogatoire temporaire est mis en place pour les start-up afin de ne pas gêner leur développement en leur imposant des obligations trop lourdes (art. 17 6°).

[5Une mission conjointe d’étude sur le sujet a été confiée au CSPLA, la HADOPI et le CNC.

[6Cons. 66 et 70.

[7Cons. 73.

[8L. 131-4 du CPI.

[9Il est seulement posé à l’art. L 212-11 du CPI le principe d’une rémunération proportionnelle pour les exploitations « sous une forme non prévisible ou non prévue à la date de signature » du contrat.

[10L’art. 3.24.3 prévoit des rémunérations complémentaires proportionnelles pour certaines exploitations soumises à la gestion collective.

[11Pour l’instant, l’art. L. 212-14 du CPI prévoit que les modalités de rémunération relèvent du champ de la négociation collective.

[12Par ex la coalition Fair internet for Performers, dont la SPEDIDAM et l’ADAMI font partie, demande la reconnaissance pour les artistes-interprètes d’un droit inaliénable à rémunération géré collectivement pour les utilisations à la demande.

[13Par ex. à l’occasion des missions Zelnick en 2009, Lescure en 2009, Phéline en 2013, Schwartz en 2015.

[14Cons. 78.

[15L. 131-5 du CPI.

[16Cons. 74 à 77.

[17Les OGC sont déjà soumises à des obligations de transparence au titre de l’art. 18 de la directive 2014/26/UE du 26 février 2014 concernant la gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins et l’octroi de licences multiterritoriales de droits sur des œuvres musicales en vue de leur utilisation en ligne dans le marché intérieur, JOUE L 86/72.

[18L. 212-15 du CPI.

[19L. 132-13 du CPI. La loi LCAP a aussi renforcé la transparence dans les contrats de l’audiovisuel (L. 132-27, L. 132-28 du CPI) et des accords interprofessionnels étendus s’appliquent au secteur.

[20Cons. 80.

[21L. 132-17 du CPI.

[22L. 212-12, V. aussi L. 212-3-1 du CPI.

[23Cons. 79.

[24L. 214-6 du CPI.

[25Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, l’architecture et au patrimoine dite loi LCAP.