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Les frontières juridiques du marché en droit de la concurrence. Par François Campagnola, Juriste.
Parution : lundi 16 septembre 2019
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Une grande partie de la mise en œuvre du droit de la concurrence est prédéterminée par les frontières juridiques du marché qui lui sont associées. En matière de position dominante, il en est ainsi parce que plus le marché est étroit et pour le risque de position dominante est avéré. Pour en rendre compte, les divers droits de la concurrence se sont dotés d’outils juridiques et économiques leur permettant de fixer au plus près des réalités ces frontières juridiques de marché.

Dans ce cadre, nous distinguerons dans une première partie les approches américaine et européenne en la matière avant de nous focaliser sur la manière dont la frontière juridique de marché est appréciée en droit européen.

I) Les éléments discriminants de la frontière juridique de marché.

Les droits américain et européen divergent largement par la consistance de leurs marchés intérieurs respectifs, dont l’un est assuré alors que l’autre est en voie de construction. Au-delà de cette différence majeure, les deux droits tendent à converger dans leur manière de traiter le domaine des frontières juridiques de marché. Il en est notamment ainsi à raison du rôle qu’y joue dans les deux cas le critère de substituabilité des produits entre eux.

1) L’économie des frontières juridiques de marché dans l’approche américaine.

Sous la pression des théories économiques, les autorités de la concurrence ont pour mission principale de sanctionner les abus de pouvoir de marché. Pour ce faire, elles cherchent tout d’abord à définir le périmètre du marché en question par des tests de pouvoir de marché. Dans ce cadre, le pouvoir de marché est évalué en parts de marchés sur un produit au-delà d’un seuil en pourcentage à partir duquel on peut parler de position dominante. Ainsi en va-t-il, par exemple, d’une position dominante correspondant à 30% ou 35% voire plus des parts de marché. Pris en tant que tel, le pouvoir de marché est défini comme étant la capacité pour une entreprise de pratiquer sans perte significative de clientèle pendant une durée significative des prix supérieurs au prix résultant du seul jeu de la concurrence calculé par référence au coût marginal.

Dans ce cadre, la délimitation des marchés concernés (relevant markets) constitue la première étape de toute analyse susceptible d’être menée en droit de la concurrence. A partir de là et à titre indicatif, tout comme en droit américain, la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) s’est engagée, dès ses premiers arrêts, dans un travail de détermination des limites géographiques des marchés susceptibles d’être pris en considération.

Dans une de ses communications, la Commission a alors précisé que le marché géographique comprend le territoire sur lequel les conditions de concurrences sont suffisamment homogènes pour qu’elles puissent être distinguées de celles des zones géographiques voisines. Pour l’ensemble des marchés géographique et de produits concernés, le principe européen est également que le marché recherché par l’autorité de la concurrence est le plus petit marché possible susceptible d’être monopolisé.

Aux Etats-Unis, dans l’affaire Brown-Kinney concernant une fusion horizontale, la Cour Suprême américaine a observé que le Congrès avait prescrit une approche pragmatique et factuelle de la définition du marché en cause à l’opposé d’une approche formelle. Il en ressort que le marché géographique choisi doit à la fois correspondre aux réalités commerciales du secteur et avoir une importance économique substantielle.

En l’espèce, la Cour a constaté que les chaussures pour hommes, pour femmes et pour enfants constituaient des marchés de produits distincts, car ces gammes de produits sont reconnues distinctes par le public, chaque ligne est fabriquée selon des plans distincts et chacun a des caractéristiques propres le rendant non substituable. Sur cette base, la Cour a formulé une norme pour identifier le marché de produits en cause en précisant que les limites extérieures d’un marché de produits sont déterminées par l’interchangeabilité raisonnable de l’utilisation ou par l’élasticité croisée de la demande entre le produit lui-même et ses substituts.

Toutefois, sur un marché large, il peut exister des sous-marchés constitutifs de marchés de produits. Les limites de ces sous-marchés peuvent alors être déterminées en examinant des indices pratiques qui en font une entité économique distincte : caractéristiques et utilisations spécifiques du produit, prix distincts, sensibilité particulière aux variations de prix voire existence de vendeurs spécialisés.

Sur le fond, deux options se sont successivement présentées aux autorités concurrentielles américaines pour déterminer le marché pertinent à partir des travaux de A. Marshall sur la formation du prix d’équilibre sur le marché. Partant de l’hypothèse que le prix d’équilibre de marché ne peut durablement s’établir à un niveau supérieur au coût de production minimum de l’entreprise représentative, il en tire que le marché est la zone dans laquelle les prix des mêmes biens tendent à s’égaliser. Il devrait donc en résulter que deux produits différents censés répondre à un même besoin et susceptible d’interchangeabilité appartiennent à un même marché par le lien de prix qui les caractérise lorsque l’augmentation du prix du produit A génère celle du produit B par processus naturel d’élimination de l’écart de prix.

De la même manière, le prix étant l’assise d’un pouvoir de marché, le marché pris en considération est fonction de l’existence d’un prix alternatif B pour un même genre de bien généré résultant de la chute des ventes du produit A suite à l’augmentation de son prix et autorisée par la faiblesse des coûts de transport. Pour cette doctrine, l’ensemble de ces éléments permet de fixer les limites externes d’un marché.

A partir de là, deux écoles tendent à s’affronter depuis le début des années 1980. Dans un cas, il est considéré, dans le prolongement de A. Marshall, que le prix de A est obligé par celui de B à revenir à sa position originale se situant juste au-dessus du prix courants. A l’opposé, il est considéré que le mouvement est davantage un mouvement à la hausse de B vers A. Les effets de ces deux options en vue de la validation ou non d’un projet de concentration ne sont donc pas les mêmes. Dans un cas, A et B sont associés dans un seul et même marché susceptible d’accueillir une concentration d’entreprise alors que, dans la seconde option, il y aura une condamnation de la concentration un temps envisagée. Il résulte également de l’ensemble des seuils de valeurs à déterminer qui permettent de trancher la question de l’appartenance ou non de deux produits à un même marché. Ces seuils de valeurs sont notamment déterminés à partir du calcul d’un coefficient de corrélation possible concernant leur substituabilité.

Par ailleurs, la définition des limites externe du marché prend en compte le critère américain selon lequel deux produits substituables ne peuvent appartenir à un seul marché que si leur relation notamment de prix s’avère symétrique. Il en est toutefois ainsi sous réserve que la relation prix des produits substituables ne soit pas simplement occasionnelle ou dictée par des facteurs d’influence externe comme le prix d’une matière première ou encore lorsque les mouvements de prix sont affectés d’une certaine inertie.

Enfin, faisant appel à l’économétrie, d’autres outils existent pour mesurer l’écart entre deux produits et en déterminer le caractère inclusif ou exclusif du marché considéré. Depuis ses Lignes directrices, l’autorité américaine de la concurrence prône à cet égard le calcul de fourchettes de hausse de prix entre produits ainsi que des pourcentages de variation pour en dégager des corrélations et des élasticités qui permettent d’affiner le calcul des limites de marchés au moyen d’une batterie de tests pertinents.

2) Les déterminants européens de la frontière juridique de marché.

Au sein de l’Union européenne, deux préoccupations préexistent à la mise en œuvre des règles de la concurrence. La première renvoie au caractère non-fédéral du système politico-juridique européen qui fait que le droit applicable est marqué par une certaine superposition des dispositifs et par le fait que l’illicéité des actes doit être susceptible d’affecter le commerce au sein de l’Union entre Etats membres.

De ce point de vue, les marchés géographiques de la fourniture d’accès aux réseaux fixes de télécommunication en Allemagne sont nationaux puisque le réseau des boucles locales s’étend essentiellement au territoire allemand. Au-delà, le marché devient totalement ou partiellement européen lorsque les conditions s’y prêtent. Ainsi, de manière partielle, l’arrêt United Brands a jugé qu’en raison même de la similitudes des conditions de concurrence, 6 Etats membres formaient un tout suffisamment homogène pour être considérés globalement, en ce qui concerne le marché de la banane dans l’Europe communautaire, quand bien même il y aurait des tarifications et des coûts de transport distincts. De la même manière, il existe aujourd’hui, en matière de téléphonie mobile, un marché paneuropéen de services proposés aux clients.

La seconde préoccupation européenne qui rejoint les préoccupations américaines est relative au rôle joué par la définition du marché pertinent pour mesurer une position dominante ou une entrave à la concurrence. Cette préoccupation est clairement mentionnée dans une jurisprudence du 6 juillet 2000 du Tribunal de première instance de l’Union européenne. La juridiction y considère, d’une part, que, pour ce qui est de l’application du futur article 102 du TFUE relatif aux comportements anticoncurrentiels, la définition adéquate du marché en cause est une condition nécessaire et préalable du jugement à porter au fond sur l’existence ou non d’un abus de position dominante ainsi qu’en matière de contrôle des concentrations. Ceci suppose donc que ce marché ait été préalablement délimité.

Dans ce cadre, comme en droit américain, l’élément discriminant fondamental en droit européen de la concurrence permettant de délimiter un marché est celui de la substituabilité ou de l’interchangeabilité des produits tant du côté de la demande que du côté de l’offre au sein d’un même marché parce qu’il en conditionne le caractère économiquement et juridiquement homogène. Le marché se déterminant par référence à l’offreur, le principe de substituabilité a, du point de vue de l’offre, fait l’objet de plusieurs décisions communautaires qui en précisent le sens.

Dans sa décision du 30 avril 2003, la Commission précise qu’il réside dans une réorientation de la production de biens sur un marché en liaison avec de faibles variations de prix et sans coût ni risque supplémentaires. Dans un arrêt du 30 mars 2000, Le Tribunal de première instance de l’Union illustre le cas en considérant que la production de verre de 4 mm est, du point de vue technique, virtuellement identique à la production de verre d’autres épaisseurs.

Par extension, en matière de concentration, le droit européen a dû se pencher sur l’application du principe au domaine de la concurrence potentielle. Il y associe alors étroitement le test de substituabilité et la notion de barrières à l’entrée qui constituent l’obstacle majeur à toute substituabilité de l’offre sur un même marché. Ces barrières peuvent être techniques lorsque, par exemple, en matière de services les métiers de nettoyage de locaux respectivement administratifs et industriels sont très spécifiques. Elles sont surtout financières dans le cas de l’industrie notamment de pointe lorsqu’en matière aéronautique la pénétration d’un marché nécessite des investissements et des coûts de développement souvent considérables.

Enfin, est appliqué au domaine le test du monopoleur hypothétique aujourd’hui largement utilisé par nombre d’autorités de la concurrence dont il ressort que, si la substitution suffit à ôter tout intérêt à une augmentation de prix en raison du recul des ventes qui en découlerait automatiquement au profit des produit de substitution, il peut y avoir présomption de substituabilité.

Du point de vue de la demande, l’arrêt United Brands du 14 février 1978 qui fait référence en la matière avait eu à déterminer si les bananes en question faisaient l’objet d’un marché propre comme l’avançait la Commission ou si elles étaient intégrables au marché des produits frais comme le soulignait le requérant. De même, la question fut posée concernant l’existence ou non de deux marchés distincts en matière de vente de sucre respectivement au commerce de détail et à l’industrie qui fut tranché par la négative.

Enfin, un arrêt de la CJCE du 5 octobre 1988 considéra qu’il n’y avait pas à distinguer en raison de leur interchangeabilité les marchés respectivement de location et d’achat du même matériel téléphonique. De son côté, la Commission fit valoir qu’il n’y avait pas lieu de segmenter le marché de la distribution de télévisions payantes selon leurs modes de diffusion hertzien, satellite ou câble.

Au-delà, le droit européen définit l’homogénéité du marché du point de vue de la demande et du consommateur sur la base d’une substituabilité à partir d’une variation légère mais durable des prix à la hausse de l’ordre de 5 à 10%. Quant à l’évaluation des barrières à l’entrée du marché du point de vue du consommateur, elle résulte de l’évaluation de la charge notamment financière qui incombe au consommateur pour passer d’un produit éventuellement substituable à l’autre.

S’ajoute à cet ensemble le critère d’objectivité des conditions de substitution qui renvoient aux caractéristiques mêmes des produits en question. La substituabilité y est appréciée in concreto à partir d’un faisceau d’indices. Ces indices sont tout d’abord les caractéristiques et les conditions homogènes d’utilisation du produit. L’articulation entre les éléments est en outre variable en ce que deux produits aux caractéristiques distinctes peuvent avoir un haut niveau de substituabilité comme dans le cas des médicaments génériques. A l’inverse, il y a une faible substituabilité des médicaments entre eux en raison de leurs propriétés pharmacologiques et compte-tenu du poids des contre-indications thérapeutiques existant en la matière. Ainsi en est-il également, à raison de leurs finalités, du gaz et du charbon malgré leur commune valeur calorifique.

Par extension, l’autorité française de la concurrence a combiné une batterie de critères comme la taille du magasin et la technique de vente pour distinguer 6 catégories de commerce alimentaire de détail. Ces indices renvoient tout d’abord à l’association entre prix moyen et coût de transport. Ce dernier indice est un puissant facteur de détermination de la substituabilité en ce que plus le coût de transport est élevé et plus le marché correspondant est étroit.

Quant au prix lui-même, il devient discriminant d’une absence de substituabilité lorsque le différentiel est trop important comme dans le cas des laits respectivement de consommation courante et pour bébé ou encore entre les télévisions en libre accès et à péage. A cet égard enfin, l’absence de modification du prix d’un produit face aux variations de prix des produits convergents peut également contribuer à prouver l’absence d’interchangeabilité.

Ainsi en est-il du point de vue du consommateur comme du mode de commercialisation. Dans le premier cas, on distingue effectivement le marché grand public et le marché professionnel. De ce point de vue toutefois, la tendance à surévaluer le rôle du consommateur peut conduire à la parcellisation du marché en segments plus ou moins autonomes comme c’est le cas en matière automobile. Dans le second cas, le marché des pneus neufs se distingue de celui des pneus de remplacement en raison des obligations de conseil et de livraison qui pèsent sur les premiers.

II) Les éléments constitutifs de la frontière juridique du marché en droit européen de la concurrence.

Dans sa manière d’appréhender le périmètre des marchés, le droit européen de la concurrence est davantage contraint que le droit américain par le cloisonnement notamment règlementaire des marchés des Etats constitutifs. En matière de délimitation des marchés de produits, les deux droits convergent néanmoins par la place donnée à la substituabilité comme variable d’ajustement juridique de la frontière de marché et que nous traiterons ici du point de vue européen.

1) Les dimensionnements géographique et par produits du marché en droit de la concurrence.

Au plan géographique, il existe une stratification des marchés géographiques allant du plus global au plus particulier pour les produits aux prix voire aux conditions de vente très proches. Il s’agit, d’une part, des marchés de grande amplitude à caractère mondial, régional et communautaire pour l’Union européenne ou sous-régional comme le Benelux ou les pays scandinaves. Il s’agit également des bassins linguistiques dans le cas des marchés d’approvisionnement du livre.

A l’échelon inférieur, les causes de segmentation nationale ou locale d’un marché peut être de nature climatique ou topographique ou encore tenir au besoin de proximité d’un service. L’étude du marché des amendements calcaires a ainsi fait émergé une région du Grand Sud-Ouest aux prix de 20 à 50% moins élevés que sur le reste du territoire national.

Par ailleurs, le caractère local d’un marché est souvent déterminé par le caractère pondéreux et non stockable des produits en lien avec le coût de transport ou l’importance que revêt la proximité du service. Il en résulte que, pour le ciment, la distance d’achalandage d’une carrière est de l’ordre des 40 km alors que pour l’entretien de véhicule et la réparation légère, elle est proche des 6 km en zone urbaine et des 12 km en zone rurale quant bien même le marché d’approvisionnement en pièces détachées du véhicule est, quant à lui, européen.

Par ailleurs, la prise en compte du territoire national comme périmètre géographique de marché s’appuie sur trois éléments discriminants principaux. Il s’agit tout d’abord du discriminant de la réglementation nationale concernant les produits ainsi que leur mode de gestion. Ainsi en est-il tout particulièrement des règles du droit de la consommation applicables ou de celles relatives aux régimes des entrées sur le marché. C’est souvent le cas en matière de produits d’alimentation.

De la même manière, la législation belge impose aux électriciens extérieurs un double agrément des autorités nationales et régionales pour accéder au marché belge de l’électricité. Rentrent également dans la catégorie des facteurs réglementaires d’exclusion du marché national les règles fiscales ou applicables au droit du travail et aux appels d’offres pour les marchés publics. Il s’agit ensuite du critère de préférence des consommateurs dont on mesure le caractère national du produit en fonction de l’importance du poids de la demande nationale pour le produit national et de la faiblesse des flux d’échanges le concernant avec les autres pays.

De ce point de vue, il y a une présomption de non substitution nationale concernant les biens alimentaires et nombre de biens de consommation courante. S’y ajoute enfin des facteurs discriminants d’ordre technique en cas de limitation de la circulation des produits au niveau local comme en matière de distribution du gaz du fait de l’absence d’interconnexion ou de l’essence hors réseau à raison de la distance de capacité d’alimentation par oléoduc.

Il y a enfin une délimitation des marchés nationaux par les prix lorsque les différentiels nationaux sont suffisamment notables et stables. Ici, il y a intégration des marchés nationaux lorsque le consommateur d’un marché national A peut s’approvisionner au même prix pour la même catégorie de produits que le fait le consommateur d’un marché national B. Il n’en est en revanche pas ainsi lorsque le même consommateur A ne peut bénéficier des mêmes prix offerts sur le marché B. Dans l’affaire Volvo/Scania, le différentiel de prix des véhicules à la vente au consommateur était ainsi de l’ordre des 20 à 30%.

Dans l’équation de corrélation des prix en question interviennent également le paramètre fondamental du coût du transport de la marchandise ainsi que celui des taux de marge et, dans une moindre mesure, du mode de gestion des stocks. Ceci étant, la limite de la méthode par les prix est qu’elle ne prend pas en compte les élasticités de l’offre des groupes de producteurs et de la demande résiduelle partielle. Pour compenser ce défaut, la Commission tend à y intégrer un indicateur de perte critique correspondant à la diminution des ventes lorsque l’augmentation de prix est de l’ordre de 5 à 10% sur un même marché national. La règle qui en ressort est que le marché géographique est limité à la région concernée lorsque les calculs montrent que l’effet de la baisse des ventes est inférieur à celui de la hausse des prix permettant au producteur d’augmenter sans substituabilité le volume de ses gains.

En matière de délimitation des marchés par produit, il s’agit de s’interroger de la même manière sur la licéité d’un projet de concentration ou de certaines stratégies d’entreprise. La prise en compte de la part de marché constitue donc une variable déterminante lorsqu’il s’agit de s’interroger sur l’importance d’un pouvoir de marché qu’une entreprise détient ou pourrait acquérir par concentration.

Dans ce cadre, nombre de désaccords sur ces questions entre les parties ainsi qu’avec les autorités de la concurrence porte sur la consistance des marchés à prendre en considération. En proposant des délimitations relativement larges et englobant plusieurs produits jugés de nature à répondre à une même demande, les parties peuvent ainsi espérer diluer la part de marché faisant l’objet d’un projet de concentration et donc la favoriser.

Du côté des autorités de régulation, la tendance est plutôt à découper des marchés étroits de sorte à mieux encadrer les activités d’entreprises susceptibles de porter atteinte au jeu d’une concurrence effective.

Enfin, quand bien même les outils d’analyse seraient les mêmes, il reste une différence selon qu’il s’agit d’une pratique anticoncurrentielle ou d’une opération de concentration. Il en est notamment ainsi parce que l’analyse d’une concentration revêt nécessairement un caractère prospectif alors que la pratique anti-concurrentielle s’évalue à partir d’un marché déjà existant. Dans le premier cas, la largeur du marché prise en considération peut favoriser une concentration aux effets anti-concurrentiels. Dans le même temps, une délimitation trop étroite du même marché peut conduire à des renonciations de projets de concentration porteurs d’efficience économique.

2) Les variables d’ajustement juridiques des frontières de marché.

Les marchés en question sont évolutifs en ce sens qu’ils prennent des contours différents selon les périodes et les moments qu’il convient également de mesurer. On peut distinguer à cet égard les marchés saisonniers des autres ou encore les marchés cycliques et à variations fortes et ceux qui ne le sont pas comme dans le domaine de l’énergie sur la base d’une distinction des consommations entre heures pleines et heures creuses.

De la même manière, dans le cadre de l’évaluation d’une substituabilité de l’offre, les parties engagées dans une affaire de contrôle de concentration ont parfois plaidé pour que soit prise en compte la concurrence de producteurs exclus des marchés précédemment délimités lorsque la substitution peut être rapide et substantielle. Les marchés peuvent également être géographiquement déterminés lorsqu’il est fait appel aux labels régionaux de qualité à caractère technique et aux signes de provenance ou encore lorsqu’une réglementation ou l’octroi de droits exclusifs compartimentent le marché.

Dans le premier cas et par extension, la question a pu se poser des distinctions entre marque nationale, sous-marque de distributeur et système de premier prix. Dans le second cas, les contraintes réglementaires même changeantes pèsent sur le système de la substituabilité. En matière de fourniture d’électricité et de gaz, existe ainsi une distinction du marché français entre clients non-éligibles relevant du monopole public et clients éligibles retenus pour analyser une opération de concentration. De la même manière, parce que le règlement européen prohibe certaines utilisations de la margarine, le principe de substituabilité du beurre et de la margarine n’a pas été retenu au sein de l’Union européenne. .

Aux plans technique et financier, des investigations approfondies doivent être menées par l’autorité de la concurrence pour déterminer la possibilité d’une intégration de l’entreprise au marché de produits en question, notamment lorsqu’il y a un doute sur l’impact possible d’une concentration à venir. Le principe de substituabilité de l’offre requiert tout d’abord des conditions qui déterminent la prise en compte ou non de la capacité de l’offre de substitution pour être retenue dans le périmètre du marché en question. Les investissements nécessaires ou encore les coûts de transaction permettant cette substituabilité de production de produits doivent ainsi ne pas être trop importants car ils conditionnent l’augmentation des coûts fixes. Il convient également que l’entreprise dispose du savoir-faire en interne ainsi que d’une capacité de production inemployée ou facilement reconvertible. S’y ajoute encore la question relative à la rentabilité de l’opération notamment lorsque le caractère de niche du marché implique des ventes en petites séries.

En matière de substituabilité, le marché des cartons d’aliments liquides de l’affaire KNP / BT / VRG du 14 février 1997 fut dissocié de celui des aliments solides. Par contre, dans une autre affaire, il y eut un doute sur une possible distinction de marché pour les produits secs et humides compte tenus du temps et des investissements nécessaires à la substitution de l’un à l’autre. De la même manière, le passage de la production de lait frais à celle de lait UHT impose d’importantes dépenses d’investissement qui font douter de leur caractère substituable. Dans l’affaire ABF / GBI du 23 septembre 2008, il fut considéré que si les différentes formes de levure sèche, liquide et comprimé étaient techniquement interchangeable en production, l’opération n’en requérait pas moins d’importants investissements notamment pour acquérir les équipements de séchage de la levure liquide et de filtrage et de conditionnement de la levure comprimée ainsi que des espaces de production importants générant des délais de 6 à 12 mois. S’y ajoute un problème de rentabilité dans la mesure où une augmentation de 5 à 10% du prix du produit en cause ne suffit pas à rendre attractif l’arrivée d’un nouveau produit de substitution sur le marché au point qu’il y soit pleinement associé.

Concernant la distinction entre les marchés de télévisions respectivement payantes et à accès libre, le jugement porté par l’autorité européenne fut à l’époque une insuffisance de substituabilité de l’offre permettant d’intégrer les deux marchés en raison du temps et du coût de l’opération. Il n’est toutefois pas impossible qu’il puisse en être ainsi avec les progrès de la numérisation et des technologies en question. Ceci étant, le marché de la télévision payante par le cable fut également jugé non substituable à celle par satellite en raison du coût de la substitution d’équipement pour le consommateur.

Par extension, la substituabilité des produits gazeux de mêmes propriétés chimiques ne fut pas reconnue parce que chacun d’entre eux était techniquement le mieux adapté à l’utilisation particulière qui en était faite. Dans le domaine des services, le domaine des marchés de vacances à la carte ou au forfait fut enfin jugés non substituable parce qu’une augmentation relativement faible du prix des vacances au forfait ne conduit pas à un transfert de clientèle suffisant au profit des vacances dites indépendantes ou à la carte.

François Campagnola Juriste